Mai 2000. mise en ligne le 3 janvier 2001. topic : mutation du livre

"Prêter (un livre) n'est pas voler (son auteur)"

Les Petits Libres n°35, 10F, aux éditions mille et une nuits (Arthème Fayard). Au dos du bouquin : " Tout emprunt de livre en bibliothèque tue-t-il les ventes en librairie ? Chaque lecteur doit-il, de sa poche, acquitter un droit à l'auteur du livre ? Depuis un an, la polémique est vive et divise un secteur jusqu'alors solidaire dans la défense du livre. Face à Droit d'auteur (Stock, 2000) de Michel del Castillo, cinq auteurs prennent position contre la logique du prêt payant : réclamer l'instauration de ce système, n'est-ce pas entrer dans une logique contre la lecture ?" Extraits choisis ci-dessous : (je vous met l'intégrale en ligne si j'obtiens l'autorisation des auteurs et de l'éditeur... sinon je vous l'envoie discrètement par e-mail. Mais non, je rigole... :-)

 

"Sommaire :
Michel Onfray : Contre l'incendie des bibliothèques
Baptiste-Marrey : Le petit Castillo portatif
Jean-Marie Laclavetine : Picrochole et le prêt payant
Question de Henriette Zoughebi à Daniel Pennac
François Bon : Une bibliothèque, comment ça marche ?"

Michel Onfray, Contre l'incendie des bibliothèque
"[Page 11 ...] On ne peut demander à un éditeur, un diffuseur, un distributeur, un libraire de travailler à perte, de pratiquer son métier en philanthrope, en amoureux de la chose imprimée pour lequel seul prime le contenu. L'économie relève de lois en parfaite opposition avec celle de la culture : d'un côté la marchandise destinée à dégager le maximum de profits, de l'autre l'objet qui transmet du savoir, de l'intelligence, de la culture. [Page 17 ...] On dissimule mal que dans ce combat on cherche des arguments rationnels pour défendre et illustrer une cause passionnelle puisqu'elle engage ce qui semble le plus cher à la plupart, tous âges, toutes professions, toutes intelligences, toutes catégories sociales confondues : le portefeuille. [...]

[Page 22 ...] l'Unesco a fait paraître en 1972 un manifeste sur la bibliothèque publique dans lequel on peut lire précisément une déclaration pour la gratuité totale. [...] le service public suppose un accès facilité à la bibliothèque par la situation géographique, par des horaires à même de répondre aux besoins de la plupart, par une décentralisation permettant de diffuser les livres dans les lieux où l'usager est privé de mobilité : hospices, hôpitaux, prisons, mais aussi zones rurales, banlieues ou campagne reculées et habitées par des personnes incapable de se déplacer. Le service public, aux antipodes du prêt payant qui exclut un grand nombre d'individus et concentre la fréquentation du livre entre les mains de personnes déjà favorisées, obligerait idéalement à la gratuité intégrale et à l'ouverture le soir tard, sept jours sur sept. Le combat est moins dans la réalisation d'une société culturelle close sur elle-même, repliée sur la reproduction sociale, que dans l'avènement d'une civilisation du savoir intégré dans des flux, des circulations, des dynamismes, des mouvements et des logiques centrifuges. [...]

[Page 32 ...] On achète moins de livres parce qu'ils coûtent trop cher et ils sont trop coûteux parce que leurs prix engraissent des intermédiaires pour lesquels la culture compte pour zéro, triple zéro. Christian Jacq les fait vivre, pas Maurice Blanchot. Désigner l'emprunteur et les bibliothèques comme responsables de cette désaffection des librairies, c'est éviter de braquer le projecteur sur les faiseurs de marge obscènes, puis concentrer le rayon lumineux sur des victimes expiatoires, faibles, dépourvues de défenses, donc plus faciles à égorger.[...]

[Page 34 ...] Précisons : je n'ai jamais appelé à l'abolition des droits d'auteur autrement que comme horizon indépassable de l'écriture, de l'édition et des activités en rapport avec le livre. Je n'aurais pas la sottise d'en appeler à leur suppression pure et simple, notamment parce qu'ils représentent les quatre cinquièmes de mes revenus... En revanche, je suis parti en guerre, et je mène toujours le combat, contre l'idée du droit d'auteur comme point de mire, obsession de l'écriture - ou de la publication. Car penser ainsi, c'est se condamner à indexer sa production sur le maximum de revenus possibles, pensables et souhaitables. [...] L'abondance de ces livres marchandises tue le livre digne de ce nom, privé de place dans le circuit saturé par la circulation de ces produits dopés par le marché. [Page 37 ...] En réduisant le droit d'auteur à la prime ajoutée à un salaire qui, lui, procède d'un autre métier, l'écrivain construit sa liberté, se garantit de l'opportunisme et du cynisme et prévient sa plume du plus mauvais destin qu'on puisse lui réserver : la prostitution. [...]

[Page 39 ...] On écrit requis, sans pouvoir faire autrement, sur le mode de la vocation, du sacerdoce, de l'appel auquel on ne peut résister. Comme naguère les prêtres, les moines et les moniales, comme toujours les artistes, les poètes, l'écrivain relève de l'urgence existentielle qui ignore les formes du calendrier ou les petitesses bourgeoises, mesquines et fonctionnaires des comptables de leur temps. Écrire avec son argent, c'est se dispenser de le faire avec son sang. [page 41 ...] Le fantasme de l'auteur vivant de sa plume a perclus le monde de l'édition. [...] Pourtant rien n'est moins vrai. Ceux qui en vivent - une cinquantaine en France - publient des livres que personne ne voudrait signer mais dont tout le monde souhaiterait empocher les bénéfices...[...]"

Baptiste-Marrey : Le petit Castillo portatif
Réponse aux propos tenus par Michel del Castillo dans Droit d'auteur
"[Page 51] J'ai signé l'Éloge des bibliothèque comme "écrivain public bénévole"; de fait, je n'ai pas vu un sou d'à-valoir, heureux que ce texte dérangeant soit porté à la connaissance des lecteurs. J'ai donc failli aux règles du professionnalisme. [...] 97% des auteurs ont un autre métier. [...]

[Page 52] assimiler la lecture en bibliothèque à une contrefaçon, n'est-ce pas excessif, Monsieur Lindon ? Même Castillo en ressent quelques gêne. [...] Que l'on appartienne aux 288 (moins quelques désistements) auteurs favorables au prêt payant ou aux 327 favorables au prêt gratuit, il me semble que la manière dont une profession a été, à plusieurs reprises, traînée dans la boue sans que sa tutelle ait cru bon d'élever la voix - appelle réparation. [...]

[Page 57] Internet a beaucoup fonctionné au cours de ce conflit. Ce qui n'a pas été que positif. Les insanités de quelques-uns ont beaucoup encombré la Toile et ont eu un retentissement qu'elle ne méritaient pas : elles ont sérieusement desservi la cause des bibliothèques et de la lecture. [...] Je propose [...] un armistice et que chaque auteur négocie avec son éditeur, s'il souhaite ou non que ses livres soient prêtés librement en bibliothèque. En ferait foi un papillon en quatrième de couverture (qui ne serait pas plus hideux que le code-barres). [...] Nul ne doute que les jeunes auteurs trouveront là les moyens financiers de se consacrer pleinement à la littérature. [...]

Jean-Marie Laclavetine : Picrochole et le prêt payant
"[Page 63...] Étrangement, alors que ce secteur s'apprête à entrer dans une période de grands bouleversements, et que sur le front d'internet ou du prix unique européen, par exemple, des combats moins médiatisés mais autrement primordiaux sont déjà engagés, cette bruyante guerre picrocholine s'est cristallisée sur un aspect secondaire de la vie du livre, la fouace fatale du prêt payant. [...]

[Page 65...] La population restant attachée à la lecture publique, comme elle l'est à la sécurité sociale, il convenait de la prendre par les sentiments. Les éditeurs ne se battent pas pour de l'argent, a-t-on ainsi pu entendre, mais pour un principe sacré, celui du droit d'auteur. Au cours des nombreux débats publics auxquels j'ai participé, j'ai eu face à moi des gens qui s'offusquaient qu'on leur pose ces simples et triviales questions : "Combien ?" "Comment?" "Pour qui ?" Planant dans les sphères éthérées de la philosophie pure, ils brandissaient les droits de l'homme en culpabilisant les emprunteurs irresponsables qui condamne à la misère l'écrivain solitaire dans sa mansarde. 'Toute peine mérite salaire' [...]

[Page 70, Lettre à Jérôme Lindon...] Je précise que, pour ma part, je suis hostile aux inscriptions payantes dans les bibliothèques. Les sommes recueillies ne représentant que 3% du budget de fonctionnement des établissements (cf. Borzeix), j'en conclus que les collectivités qui ont décidé d'instaurer des frais d'inscription élevés le font dans un autre objectif : celui d'éloigner des bibliothèques une frange non désirable de la population. Ce n'est qu'une hypothèse, bien sûr... [...] Le droit essentiel de l'auteur, c'est celui d'être lu, et les bibliothèques jouent en ce sens un rôle indispensable, complémentaire de celui des librairies. [...] Le respect du droit d'auteur, dans votre projet, consiste en fait à rémunérer :

1) Les éditeurs, au premier rang desquels Vivendi (marchand de téléphones et de robinets) et Lagardère (marchand de canons), qui sont les deux piliers de la corporation.

2) La SOFIA, émanation de la SGDL, qui a démontré son intransigeance et son efficacité dans la défense des écrivains en bradant, avant même que les discussions avec le gouvernement aient commencé, 50% des droits d'auteurs au SNE. On comprend très bien pourquoi il était capital pour cette société d'emporter ce "marché" contre la SCAM, lorsqu'on lit dans les journaux les comptes-rendus d'audits effectués sur d'autres sociétés de gestion, qui captent jusqu'à un tiers des sommes collectées afin d'assurer leurs "frais de fonctionnement".

3) Les auteurs qui en ont le moins besoin, les plus vendus donc les plus empruntés, lesquels sont en général ceux qui contribuent le moins à la vitalité de la création littéraire. [...]"

Question de Henriette Zoughebi à Daniel Pennac
"[...] Dans mon esprit, la notion de "service public" est tout simplement cette conscience horizontale de l'existence de tous par chacun et de chacun par tous, et des droits élémentaires assortis à cette existence. Le droit à l'instruction en fait évidemment partie. À mes yeux, il comprend le libre accès à la lecture pour tous, à commencer par ceux qui n'ont pas les moyens de s'acheter des livres (livres qui, à mes yeux, ne sont pas des biens de consommation comme les autres). D'où la nécessité d'une bibliothèque gratuite. Quand à l'importance du service public dans la création littéraire contemporaine, permettez-moi d'éluder, toute aide publique est, évidemment, bienvenue, mais la création est affaire entre soi et soi. [...]"

François Bon : Une bibliothèque, comment ça marche ?
Site internet : www.remue.net
" Une bibliothèque, comment ça marche ? On pourra lire ce texte en se recréant l'illusion auditive d'une pièce de cinq francs qui tombe à chaque fois qu'on cite le titre d'un livre. Il s'agit de savoir si ces bâtiments, les gens qui y viennent et le travail qui s'y fait est une chance ou une tire-lire, un poumon ou un parcmètre, pour que vive et survive l'art d'écrire, le goût de lire. Dans la grande caverne de cette mutation où tous nous marchons en aveugle, pour ne pas se tromper de cible dans l'examen, ce texte est le récit d'une stricte observation continue, tous un samedi, d'une bibliothèque municipale, celle de Bobigny, Seine Saint-Denis. [...]"

 

Liens

Polémique du prêt payant en bibliothèque, le dossier du Monde

Allocution de Catherine Tasca, mardi 19 décembre 2000

Enquête sur le monde cruel de l'édition. Les jeux du cirque littéraire. Télérama 20 janvier 2001.

Contre le prêt payant en bibliothèque un dossier de www.remue.net

Polémique du prêt payant en bibliothèque, dossier du journal Le Monde

Dossier : Droit de prêt par l'Association des bibliothécaires français (ABF)

Lecteur public, mon ami par Jean-Marie Laclavetine et Danniel Pennac, dans Libération (autres articles)

La lecture n'a pas de prix du Centre de Promotion du livre de jeunesse-Seine-Saint-Denis

Pour ceux qui ont du temps à perdre, je vous propose un petit jeu : essayez de faire changer d'avis au moins une personne sur ce forum de libération : Ecrivains contre le prêt gratuit des livres

Lecture publique, lecture payante, résumé simplifié (dernières nouvelles de la galaxie Gutemberg)

La question du droit de prêt, par Georges-Olivier Châteaureynaud. Vivifiant, de lire les arguments de l'adversaire :-) Encore un petit jeu : demonter un par un tout ses arguments... Fastoche !

 

Extrait de Que Choisir, juin 2000
<< [...] Question : pourquoi le débat resurgit-il précisément aujourd'hui alors que la loi sur la propriété intellectuelle permettant aux écrivains de s'opposer aux prêts gratuits date de... 1957 ? En partie parce que ces derniers se sentent menacés par l'essor d'Internet : il faut tenir bon sur le principe du droit d'auteur, faute de quoi il sera impossible de contrôler la diffusion des oeuvres sur le web. Mais surtout parce que la lecture publique a connu dans les dernières décennies un essor considérable. [...] >>