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Par JEAN-PAUL MARÉCHAL Maître de conférences à l'université Rennes-II Haute-Br etagne, auteur de Le Rationnel et le Raisonnable. L'économie, l'emploi et l'environnement, Presses universitaires de Rennes, 1997. |
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L'APPAUVRISSEMENT de la biodiversité constitue l'un des aspects les plus préoccupants de la crise écologique mondiale. On estime qu'entre cinquante et trois cents espèces végétales et animales s'éteignent chaque jour (1), tandis que l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) affirme, dans sa « liste rouge » de 1997, que 11 % des oiseaux, 20 % des reptiles, 25 % des amphibiens, 25 % des mammifères et 34 % des poissons sont actuellement en danger à l'échelle mondiale (2). Si impressionnants qu'ils soient, de tels chiffres ne reflètent que très imparfaitement l'impact qualitatif de cette dégradation de l'écosystème terrestre sous l'effet de l'extension de la sphère productive. Car le concept de biodiversité est loin de se réduire à un simple indicateur quantitatif. Forgé par Walter G. Rosen en 1985, il s'applique à l'ensemble constitué par trois diversités : génétique (des gènes au sein d'une espèce), spécifique (des espèces) et écologique, ainsi qu'aux interactions existant entre ces trois diversités. Comme le souligne Robert Barbault (3), une telle notion déborde le champ des sciences naturelles, pour s'ouvrir sur celles de l'homme, qui se découvre alors prédateur, facteur de fragilisation de la biosphère et, du même coup, comptable de la richesse du monde vivant qui l'entoure. Or, au-delà de son appauvrissement en cours, l'écosystème doit faire face à la mise en oeuvre toujours plus massive d'un nouveau système techno- économique fondé sur le renforcement mutuel d'un marché désormais planétaire et libéré de toute entrave, et d'une grappe technologique au sein de laquelle interagissent l'informatique, la robotique, les télécommunications et les biotechnologies (4). Jeremy Rifkin, dans Le Siècle biotech (5), voit dans l'avènement des biotechnologies la seconde grande révolution industrielle de l'histoire, et analyse la mutation contemporaine comme l'émergence d'un puissant complexe scientifique, technologique et économique résultant de la convergence entre la révolution génétique et la révolution électronique. Une telle convergence précipiterait notre entrée dans une nouvelle ère : le « siècle des biotechnologies », caractérisé par une capacité inédite de façonner la nature et de créer une faune et une flore « bio-industrielles ». Les biotechnologies - cet « ensemble de techniques qui visent l'exploitation industrielle des micro-organismes, des cellules animales, végétales, et de leurs constituants (6) » - sont présentes de l'agroalimentaire à la santé et concernent un ensemble de branches productives allant de l'agriculture à la pharmacie, en passant par la chimie. Car, comme l'informatique, elles ne constituent pas un « secteur » ou une « branche », au sens économique du terme, mais un faisceau de techniques « fluides » (7), c'est-à-dire aptes à investir l'ensemble du système technique et à faire l'objet d'applications diversifiées dans de multiples domaines. La production de plantes et d'animaux transgéniques, tout comme celle de médicaments, de vaccins, de tests-diagnostics médicaux, etc. ne constituent qu'une faible esquisse de ce qui reste à venir. Une partie de la recherche se concentre désormais sur le pharming - néologisme désignant la fusion d'activités fermières et pharmaceutiques -, c'est-à-dire sur la transformation d'animaux domestiques en usines à produire des médicaments et des substances nutritives. Par ailleurs, le clonage et les manipulations génétiques permettront, d'ici peu, d'obtenir des animaux strictement standardisés, répondant à des normes bio-industrielles précises. Ces derniers seront conçus soit en vue de la consommation, soit comme producteurs d'organes destinés à la transplantation (8). Mais les biotechnologies trouvent également des applications là où on s'y attend a priori le moins : dans la décontamination de l'environnement, dans la fabrication de matières plastiques ou même dans l'extraction de minerais. Les profits attendus d'un tel déferlement d'innovations sont considérables. Ainsi, les bénéfices tirés du marché du génie génétique, que l'on estime compris dans une fourchette de 20 à 30 milliards de dollars, devraient atteindre 110 milliards en 2005. La même année, le marché américain des plantes transgéniques s'élèvera, selon la firme Monsanto, à 6 milliards de dollars (9). On n'est pas étonné, dans ces conditions, de voir des géants industriels tels que Monsanto, Novartis, Rhône-Poulenc, Pioneer- DuPont ou Lafarge-Coppée s'intéresser de près à ces nouveaux débouchés. La recomposition des firmes s'effectue au profit de la chimie, tandis que la concentration, tendance lourde de l'histoire du capitalisme, se manifeste avec une particulière vigueur et se réalise sous la houlette américaine. La recherche en biotechnologie agricole est contrôlée par quinze grandes firmes privées, dont treize sont américaines et deux seulement européennes. Les gènes apparaissent bien comme l'« or vert » du XXIe siècle, un or vert que les firmes du complexe génético-industriel s'emploient à contrôler, comme l'ont toujours fait les multinationales, en même temps que les ressources ou les activités nécessaires à leur développement. Sauf qu'il ne s'agit plus là d'avoir la haute main sur l'extraction de minerais ou le fonctionnement de circuits commerciaux, mais sur le patrimoine génétique lui-même. Ce qui peut apparaître comme une prétention folle est désormais réalisable avec l'extension du domaine de la brevetabilité au monde vivant. Ainsi, en 1980, la Cour suprême des Etats-Unis reconnut, pour la première fois, la validité d'un brevet protégeant une bactérie génétiquement modifiée. En 1987, le PTO (Patents and Trademark Office, équivalent américain de l'Institut national de la propriété industrielle en France) décréta que tous les organismes vivants multicellulaires, y compris les animaux, étaient potentiellement brevetables. Un an plus tard, le même PTO accordait un brevet sur un mammifère (une souris contenant un gène humain la prédisposant au cancer). Depuis, d'autres animaux ont été brevetés. Comme le résument Catherine Aubertin et Franck-Dominique Vivien, la généralisation du système des brevets - consacrée par les négociations finales de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), devenu, en 1995, Organisation mondiale du commerce (OMC) - fait que « ce qui peut être protégé n'est plus seulement l'organisme modifié ou le procédé qui a permis de l'obtenir, mais également l'information génétique qu'il contient et toutes les applications permises (10) ». Une telle situation crée une double ligne de fracture. La première oppose les multinationales du Nord aux pays du Sud. Les firmes du complexe génético-industriel arguent que la protection par brevets constitue un préalable indispensable à l'investissement dans la recherche-développement, tandis que les seconds - qui détiennent la plus grande partie de la diversité biologique de la planète - font valoir que la richesse variétale qui intéresse tant les firmes occidentales est souvent l'oeuvre de plusieurs siècles d'agriculture traditionnelle. Mais si le Nord et le Sud s'opposent sur l'appropriation des retombées de la révolution biotechnologique, ils sont cependant d'accord sur un point : le patrimoine génétique mondial est assimilable à une marchandise. Telle n'est pas la position d'un nombre croissant d'organisations non gouvernementales (ONG) et de certains Etats qui - et c'est là que passe la deuxième ligne de fracture - soutiennent que le patrimoine génétique doit demeurer (ou redevenir) patrimoine commun de l'humanité. Le seul texte international portant sur la biodiversité en tant que telle est la Convention internationale sur la diversité biologique signée en juin 1992 lors du Sommet de la Terre de Rio, et entrée en vigueur le 24 décembre de l'année suivante. Aux termes de son article premier, ses objectifs sont : « la conservation de la diversité biologique, l'utilisation durable de ses éléments et le partage juste et équitable des avantages découlant de l'exploitation des ressources génétiques, notamment grâce à un accès satisfaisant aux ressources génétiques et à un transfert approprié des techniques pertinentes, compte tenu de tous les droits sur ces ressources et aux techniques, et grâce à un financement adéquat ». Qui ne souscrirait à un programme en apparence aussi raisonnable ? Probablement tous ceux qui ne pousseront pas la curiosité jusqu'à lire l'article 3 qui stipule que « les Etats ont le droit souverain d'exploiter leurs propres ressources selon leur politique d'environnement », ou encore l'article 15, alinéa 1er, qui pose que « le pouvoir de déterminer l'accès aux ressources génétiques appartient aux gouvernements et est régi par la législation nationale ». Par ces dispositions, la convention de 1992 refuse clairement d'appliquer aux ressources génétiques le statut de patrimoine commun de l'humanité. Elle prévoit d'ailleurs, en son article 15, alinéa 7, un principe de compensation. Certes, à la suite des experts de GRAIN (Genetic Resources Action International) et de la Fondation Gaia, on peut voir, dans cette convention, un « engagement à valeur légale pour mettre fin à [la] destruction [de la biodiversité] et assurer la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique (11) ». Un engagement que lesdits experts opposent à l'Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Adpic, en anglais Trips) de l'OMC. Si l'analyse en question est particulièrement fouillée et mérite attention (12), elle semble davantage dessiner ce qui serait souhaitable que préfigurer ce qui sera effectivement décidé. Parfaitement conscients de l'existence d'une dérive mercantile possible, les rédacteurs du rapport de GRAIN et de la Fondation Gaia n'écartent d'ailleurs nullement l'éventualité que la convention de Rio ne dégénère « en une simple charte légale régulant le transfert des gènes du Sud vers le Nord par le biais de contrats d'accord mutuel (13) ». Autrement dit, qu'elle n'officialise la course à l'appropriation du vivant. Qui possède les brevets ?TOUT porte malheureusement à croire qu'il y a davantage emboîtement qu'antagonisme entre les Adpic de l'OMC et la convention de 1992 qui autorise, dans une certaine mesure, à ramener la biodiversité à une simple question de ressources génétiques dont il s'agit de tirer les bénéfices les plus élevés possible. Comme le soulignent Catherine Aubertin et Franck-Dominique Vivien, « en signant la convention, en obtenant de pouvoir monnayer leurs ressources, les pays du Sud reconnaissent, de fait, les droits de propriété intellectuelle sur le vivant définis par le Nord. (...) Le brevet est la condition des redevances. Les ressources génétiques sont ainsi rattachées au régime des autres matières premières et sont traitées comme des produits commerciaux (14) ». Afin de bien mesurer l'asymétrie en termes de rapports de forces dont est porteur le système des brevets, on rappellera que, selon l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), les particuliers et les firmes des pays industrialisés détenaient, au milieu des années 90 et tous domaines confondus, 95 % des brevets d'Afrique, pratiquement 85 % de ceux d'Amérique latine et 70 % de ceux d'Asie (15). Ainsi un patrimoine naturel et culturel façonné par des millions d'années d'évolution biologique et des millénaires de pratiques agriculturales est désormais soumis à l'appropriation privée, c'est-à-dire à un mode de gestion agressif à l'égard de la biosphère. La « liberté du commerce et de l'industrie », autrement dit l'extension du royaume de la marchandise, est, une fois de plus, en radicale opposition avec les exigences d'un développement durable. JEAN-PAUL MARÉCHAL. |
(1) Le nombre des espèces vivantes est estimé entre 5 et 50 millions. Pour le moment, seules 1,4 million d'espèces ont été recensées : 990 000 invertébrés, 45 000 vertébrés, 360 000 plantes et micro-organismes. Lire Alain Zecchini, « La nature en sursis », Le Monde diplomatique, octobre 1998. (2) Jean-Marc Lavieille, Droit international de l'environnement, Ellipses, Paris, 1998. (3) Robert Barbault, Biodiversité, Hachette, Paris, 1997. (4) Jacques Robin, Changer d'ère, Seuil, Paris, 1989. (5) Jeremy Rifkin, Le Siècle biotech. Le commerce des gènes dans le meilleur des mondes, La Découverte, Paris, 1998. (6) Pierre Douzou, Gilbert Durand, Philippe Kourilsky et Gérard Siclet, Les Biotechnologies, PUF, Paris, 1983. (7) Maurice Daumas, Histoire générale des techniques, PUF, vol. 4, PUF, Paris, 1979.. (8) Lire « Biotechnologies à l'usage des riches », Le Monde diplomatique, mars 1999. (9) Catherine Aubertin et Franck-Dominique Vivien, Les Enjeux de la biodiversité, Economica, Paris, 1998. (10) Ibid. (11) GRAIN et Fondation Gaia, « Commerce mondial et biodiversité en conflit », no 1, avril 1998. (GRAIN, Girona 25, 08010 Barcelone, Espagne ; The Gaia Fondation, 18 Well Walk, Hampstead, Londres NW3 1LD, Royaume-Uni). (12) La Convention sur la diversité biologique n'exclut, à l'exception, certes notable, du patrimoine commun de l'humanité, aucun mode d'appropriation privé, public ou collectif. (13) GRAIN et Fondation Gaia, op. cit. (14) Catherine Aubertin et Franck-Dominique Vivien, op. cit.
(15) OMPI, ensemble de données IP/STAT/1994/B, paru en novembre 1996.
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