LES
MAUVAIS COMBATS DU CONSEIL DE L'EUROPE Par
PHILIPPE UAÉUQ (Le Monde Diplomatique, Juin 2001) « RACISME,
pédophilie, terrorisme, contrefaçon » : étrange association
de mots, qui revient comme un refrain dès qu'il s'agit d'Internet. Pour
chacune de ces catégories de crimes et délits, les exemples, plus ou
moins dramatiques, ne manquent certes pas. Mais, au moment où le débat
mondial sur la propriété intellectuelle commence à prendre de l'ampleur,
que vient faire, au milieu de cet amalgame, la contrefaçon ? Et
pourquoi le Conseil de l'Europe, dans son projet de convention sur le
cybercrime, cherche-t-il à « criminaliser » les atteintes
à la propriété intellectuelle ?
A Washington, un important rapport officiel recense,
parmi « les menaces globales contre la sécurité des Etats-Unis »,
le terrorisme, le trafic de drogues, de femmes ou de réfugiés, les
transferts illicites de technologie, la fraude financière et... la contrefaçon (1).
Le Conseil de l'Europe, apparemment, partage cette analyse : élaboré
avec la participation de pays « observateurs » comme les Etats-Unis,
le Canada, le Japon et l'Afrique du Sud, son projet de convention sur
la cyber-criminalité (2) vient d'obtenir
le soutien de son Assemblée parlementaire. Si la convention est adoptée - il suffit, pour qu'elle
entre en vigueur, que cinq Etats ayant participé à son élaboration,
y compris au moins trois Etats membres du Conseil de l'Europe, expriment
leur consentement à être liés par elle -, elle deviendra le premier
instrument juridique multilatéral à traiter des problèmes liés aux activités
criminelles sur les réseaux globaux de communication. Une triple ambition inspire ce projet : harmoniser
les lois nationales et les incriminations dans le domaine de la cybercriminalité ;
donner aux autorités les moyens d'accéder aux données de connexion à
des fins d'enquête et de recherche de preuves (3) ;
développer des mécanismes de coopération juridique internationale et
d'entraide spécifique en matière pénale pour lutter contre le cybercrime. Le texte est inquiétant à plus d'un titre : il
contient, d'une part, des dispo sitions permettant un accès aux données
personnelles que de nombreux observateurs jugent « liberticides ».
Ainsi, le président du groupe de travail de la Commission européenne
chargé de la protection des données personnelles, M. Stefano Rodota,
juge que le projet entend « légalement limiter les droits et
libertés fondamentales (4) ».
La convention permet en effet aux « autorités compétentes »
de procéder à la « collecte en temps réel de données relatives
au trafic », et à l'« interception de données relatives
au contenu », en obligeant les fournisseurs de services Internet
à leur prêter assistance. Plus inquiétant, la convention stipule que, si un Etat
n'était pas en mesure d'autoriser sur son territoire de telles mesures
de collecte de données « en raison de son ordre juridique interne »
(à cause d'une loi... trop protectrice des libertés publiques),
alors cet Etat pourrait néanmoins laisser « assurer la collecte
ou l'enregistrement en temps réel des données » par des opérateurs
étrangers. Elle assure ainsi le nivellement par le bas. La convention porte, d'autre part, sur le piratage
et la contrefaçon. Intervenant, le 19 septembre 2000, devant le Parlement
européen, M. Kevin DiGregory, procureur général adjoint à la division
criminelle du département de la justice des Etats-Unis, insistait :
« Un individu armé d'un simple ordinateur et d'un modem peut
nuire aux gens, aux entreprises et aux gouvernements partout dans le
monde sans même sortir de sa maison. » Et d'énumérer :
« Du crime violent au terrorisme, en passant par le trafic de
drogue, la distribution de pornographie infantile, l'usurpation d'identité,
le vol de propriété intellectuelle et les attaques contre les cybermarchands (5). »
De quoi faire insidieusement passer l'idée que les trois derniers types
de délits sont eux aussi des « crimes » et qu'ils méritent
donc la même démarche de pénalisation et le même arsenal policier et
juridique que les premiers. Par le biais de cette « criminalisation »,
l'environnement juridique international en matière de propriété intellectuelle
va, une fois de plus (6), être modifié
dans un sens plus favorable encore aux ayants droit, aux dépens des
utilisateurs. Car, si la convention est adoptée, ce sont des peines
de prison qui attendront les « pirates », ainsi que tous ceux
qui en sont les « complices », ce qui peut faire beaucoup
de monde. Elle facilitera aussi l'extradition des contrevenants :
même en l'absence de traité d'extradition entre deux Etats, elle servira,
pour tous les crimes qui en relèvent, de base juridique. En l'état actuel du texte, on peut craindre qu'un lycéen
téléchargeant des fichiers musicaux en provenance d'un serveur placé
dans un autre pays soit extradé - à la demande d'un pays tiers !
- et mis en prison. Déjà, un Français résidant au Royaume-Uni vient-il
de passer quelques mois en prison pour avoir commercialement hébergé,
sur les serveurs de sa société américaine, des images pornographiques
licites en France comme aux Etats-Unis mais interdites au Royaume-Uni (7).
Une fois la convention adoptée, ce type de combinaisons juridiques se
multipliera comme dans un kaléidoscope.
POURQUOI le Conseil de l'Europe se saisit-il aujourd'hui
des questions de propriété intellectuelle ? Sur le plan international,
ce champ relève des compétences de l'Organisation mondiale de la propriété
intellectuelle (OMPI), et de l'Organisation mondiale du commerce (OMC)
pour les aspects de la propriété intellectuelle relatifs au commerce
(les Adpic). Mais, jusqu'à présent, ces organisations multilatérales
n'avaient pas « criminalisé » les atteintes à la propriété
intellectuelle, préférant se situer sur le terrain du droit civil et
du droit commercial. Après les controverses sur la brevetabilité des
logiciels informatiques, l'affaire des brevets sur les médicaments -
et l'abandon par 39 multinationales pharmaceutiques du procès que leurs
filiales avaient intenté à l'Etat sud-africain pour bloquer une loi
sur la production de médicaments antiviraux génériques - a marqué l'irruption,
dans un débat public alors confiné aux seuls émissaires des ayants droit,
d'associations représentant les usagers et la prise en compte de la
défense de l'intérêt public contre certains intérêts sectoriels. Hasardons une réponse : n'est-il pas plus facile
de faire passer ce genre de mesures dans le cadre du Conseil de l'Europe,
où certains intérêts spéciaux (éditeurs, groupes de communication) sont
particulièrement bien défendus, plutôt que dans le cadre de l'OMPI ou
même de l'OMC, relativement plus ouvertes aux intérêts des pays en développement,
parce que ceux-ci y sont majoritaires ? Autrement dit, quelques
pays développés ne tentent-ils pas de forcer la main au « reste
du monde », notoirement réticent à l'égard de l'évolution actuelle
de ce cadre juridique, pour faire adopter à l'emporte-pièce un projet
répondant à certains intérêts catégoriels, aux dépens d'une politique
d'accès aux informations et aux connaissances plus équitable ? Le rapport explicatif accompagnant le projet de convention
indique qu'une « approche commune » est nécessaire,
car « le caractère transfrontière des délits commis à l'aide
d'Internet est en conflit avec la territorialité des autorités nationales ».
Mais une telle « approche commune » est-elle possible
au stade actuel du débat international sur le cyber espace ? Quand
de nombreuses questions restent ouvertes en matière de régulation de
la concurrence, de liberté d'expression, de protection de la vie privée
et des données personnelles ? Sur la propriété intellectuelle, enjeu stratégique
pour une « société de la connaissance », le consensus mondial
est partiel ; sur certains points clés s'expriment de franches
divergences. Sur le « droit moral » reconnu aux auteurs, par
exemple : on sait que les conceptions anglo-saxonnes du copyright
(qui ont tendance à privilégier les intérêts économiques des producteurs)
ne convergent pas avec la position du droit français. Le Conseil en
prend acte, d'ailleurs, puisqu'il exclut (article 10) toute extension
éventuelle aux « droits moraux » tels que définis par la convention
de Berne ou le traité sur le copyright de l'OMPI. Plus spécifiquement,
c'est la nature même de « l'équilibre » entre les « propriétaires »
et les « utilisateurs » d'information qui fait problème. La
proposition du Conseil de l'Europe vient, dès lors, entraver le débat
et risque d'imposer prématurément une certaine vision, proche de celle
des lobbies industriels. L'absence de consensus fut également frappante lors
de la conférence diplomatique de l'OMPI de décembre 1996, au sujet d'un
projet de traité sur les bases de données. Ce dernier s'inspirait de
la position européenne accordant la propriété des bases de données à
celui qui... compile les données (et pas à ceux qui les produisent,
ce qui est particulièrement choquant lorsqu'il s'agit d'organismes publics).
Il fut tout simplement retiré, du fait de l'opposition de nombreux pays
en voie de développement, qui prirent conscience que, en favorisant
une marchandisation accrue de l'accès au savoir, il allait contre leurs
intérêts (8). La revendication de l'accès aux traitements par les
victimes sud-africaines du sida a subitement fait sortir la propriété
intellectuelle du domaine juridique, la faisant basculer sur le plan
politique et moral. L'OMC, ainsi que l'a reconnu avec franchise son
directeur général Mike Moore (9),
est aujourd'hui au centre de critiques à cause des accords sur les Adpic (10)
qu'elle administre. Ces accords relient fortement deux domaines jusqu'alors
conceptuellement et juridiquement séparés : le commerce international
et la propriété intellectuelle. Voulue par les Etats les plus puissants,
une stratégie de négociation en bloc permet de créer une configuration
globale « harmonisée », favorable au commerce, mais qui limite
du même coup les possibilités politiques et juridiques spécifiques des
pays les plus exposés. La mondialisation juridique impose sa loi d'airain :
il s'agit d'un tout, à prendre ou à laisser. « Vous voulez vendre
vos bananes sur le marché mondial ? Alors vous devez interdire
la fabrication de médicaments génériques. » C'est ce lien même entre commerce international et
propriété intellectuelle qu'il faudrait questionner, ou en tout cas
aménager lorsque se posent des problèmes d'ordre public, d'urgence humanitaire
et, plus généralement, lorsque se dressent des conflits entre les exigences
du développement et celles du « marché ». Le projet de convention
relève du même mécanisme totalisant : « Vous voulez accéder
à la toile mondiale ? Alors vous devez épouser une certaine philosophie
de la propriété intellectuelle. » Autre sujet de friction, la « copie privée »
et les exceptions légales au droit d'auteur. L'article 10 de la convention
veut criminaliser les atteintes à la propriété intellectuelle « à
l'échelle commerciale ». Mais cette expression prête à ambiguïté :
englobera-t-elle l'usage de logiciels de type Napster, Gnutella ou Napigator,
qui permettent le troc de fichiers d'ordinateur à ordinateur sans passer
par un serveur central ? Ces échanges, qui s'effectuent désormais
à grande échelle, relèvent techniquement de la copie privée, en principe
licite... Si ce troc est considéré comme relevant de « l'échelle
commerciale », n'est-ce pas la population tout entière qu'il va
falloir « criminaliser » ? Ces pratiques restent légales dans de nombreux pays ;
elles font l'objet, dans de vastes régions de la planète, d'un consensus.
Ne court-on pas le risque d'une fracture juridique à l'échelle mondiale ?
Si le but affiché de la Convention est d'« harmoniser », ses
effets ne risquent-ils pas d'être exactement inverses ? Ce dont
nous avons besoin, ce n'est pas d'un droit multilatéral-ghetto profitant
aux riches ; c'est d'un véritable droit mondial de la propriété
intellectuelle, qui soit conforme à « l'intérêt général de l'humanité »,
pour reprendre la belle expression de Kant.
PHILIPPE UAÉUQ. |
(1) « International Crime Threat Assessment », 15 décembre 2000, qu'on trouvera par exemple sur le site de la Federation of American Scientists. http://www.fas.org/irp/ threat/crime.htm (2) http://conventions.coe.int/treaty/ FR/cadreprojets.htm (3) Philippe Rivière, « Tous les Européens sur écoutes », Manière de voir, n° 56, mars-avril 2001. (4) Document adopté le 22 mars 2001 par le groupe de travail « protection des données » de la commission. (5) cf. http://www.cybercrime.gov/ EUremarks.htm (6) Philippe Quéau, « A qui appartiennent les connaissances ? », Le Monde diplomatique, janvier 2000. (7) Site Transfert.net, 3 mai 2001. (8) Cf. Philippe Quéau, « Offensive insidieuse contre le droit du public à l'information », Le Monde diplomatique, février 1997. (9) Mike Moore, « Yes, Drugs for the Poor - and Patents as Well », International Herald Tribune, Paris, 22 février 2001. (10) Signé en octobre 1994 durant le cycle de l'Uruguay Round, l'accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce (Adpic) vise à définir un cadre d'harmonisation des législations nationales sur les droits de propriété intellectuelle.
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