Cette page est une copie pour archive de http://www.monde-diplomatique.fr/2000/01/QUEAU/13278.html
LA NECESSAIRE DEFINITION D'UN BIEN PUBLIC MONDIAL Par PHILIPPE QUÉAU |
LOIN d'être une simple adaptation technique à la « société de l'information », l'évolution du droit de la propriété intellectuelle est un enjeu politique. Tirant argument de la « révolution multimédia », certains groupes d'intérêts se sont en effet mobilisés pour demander et obtenir une révision du droit de la propriété intellectuelle allant dans le sens de son renforcement au profit des détenteurs de droits. Ils ont obtenu une extension de la durée de protection des oeuvres, la création de nouveaux droits de propriété intellectuelle - comme le droit dit sui generis, qui protège l'activité, non inventive, de constitution de bases de données à partir d'éléments préexistants -, la limitation des exceptions légales - comme l'usage loyal des oeuvres protégées (fair use) -, la remise en question d'avantages acquis aux utilisateurs (cas des bibliothèques publiques), voire la possibilité de breveter des programmes informatiques. En 1985, toutes les données du programme public américain d'observation de la terre par satellite Landsat furent concédées à EOPSat, une filiale de General Motors et de General Electric. Résultat : le coût d'accès aux données fut multiplié par vingt. Les institutions universitaires ne pouvaient plus se procurer ces informations devenues hors de prix, qui avaient pourtant été obtenues grâce à un financement intégralement public. Leur exploitation favorisa prin cipalement de grandes compagnies pétrolières, ainsi directement subventionnées... Derrière cette évolution se profile un remodelage des rapports de force entre Etats (exportateurs ou importateurs nets de productions intellectuelles) et entre groupes sociaux aux intérêts divergents (actionnaires d'entreprises, enseignants, éducateurs, chercheurs scientifiques, utilisateurs). Une réflexion sur la notion d'« intérêt général » s'impose donc, pour éviter que les groupes dominants ne fassent basculer le droit de la propriété intellectuelle à leur seul profit. La plupart des innovations et des inventions s'appuient sur des idées qui font partie du bien commun de l'humanité. Il est donc anormal de réduire l'accès aux informations et aux connaissances constituant ce bien commun par l'effet d'un droit trop soucieux de protéger des intérêts particuliers. Garantir la protection d'un « domaine public » mondial de l'information et de la connaissance est un aspect important de la défense de l'intérêt général. Le marché tire d'ailleurs avantage des « biens publics mondiaux » actuellement disponibles, comme les connaissances appartenant au domaine public, ou les informations ou les recherches financées par des fonds publics. Mais il n'entre pas dans ses fonctions de contribuer directement à la promotion et à la défense de ce domaine public. Les organisations internationales, en revanche, seraient bien placées pour ce faire. La « révolution multimédia » a servi de détonateur et de prétexte pour lancer un cycle général de révision du droit de la propriété intellectuelle, qui commença en 1976 avec la révision de la loi sur le droit d'auteur (Copyright Act) aux Etats-Unis. Les directives européennes sur les bases de données (1) ou sur la protection des programmes informatiques (2), les deux traités de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) adoptés en 1996 (traité sur les interprétations et exé cutions et les phonogrammes et traité sur le droit d'auteur), le Digital Millennium Copyright Act (« loi sur le droit d'auteur pour le millénaire numérique ») ou le Sonny Bonno Copyright Term Extension Act (« extension de la durée du droit d'auteur ») adoptés en octobre 1998 aux Etats-Unis, l'accord sur les Adpic (3), etc., témoignent d'une forte boulimie juridique. Avant l'accord sur les Adpic, des pays comme la Chine, l'Egypte ou l'Inde accordaient et reconnaissaient des brevets sur les procédés pharmaceutiques, mais pas sur les produits finals. Cela a permis la fabrication locale de médicaments génériques avec une incidence considérable sur les coûts. Comme le soulignait le rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) de 1999, le prix des médicaments peut être jusqu'à treize fois plus élevé au Pakistan, qui accepte les brevets sur les produits, qu'en Inde. Le cas de l'Afrique du Sud, qui est sur le point d'autoriser la fabrication de médicaments contre le sida par des firmes pharmaceutiques nationales, bien que des brevets soient détenus par des compagnies américaines ou européennes, est exemplaire (lire, pages suivantes, l'article de Martine Bulard). Dans un monde où la science reste une prérogative de pays riches pendant que les pauvres continuent de mourir, nul doute que les raffinements de la propriété intellectuelle paraissent moins convaincants que les réalités sociales. Les entreprises transnationales et les institutions des pays riches brevettent tout ce qui est possible, du génome humain aux plantes subtropicales, commettant un véritable hold-up sur le bien commun de l'humanité. Consensus euro-américain
IL faut réfléchir collectivement à la défense et au financement des « biens publics mondiaux » sans l'existence desquels l'humanité se réduirait à une myriade d'intérêts catégoriels. Il est urgent de revitaliser, de renforcer et de protéger contre la voracité des intérêts particuliers la notion de « domaine public » au moment où les opérateurs privés cherchent à étendre leur domaine d'appropriation de l'information. Considérons par exemple la propriété des données brutes et des faits. Partout l'Etat se « désengage » et fait gérer de nombreuses bases de données publiques par des sous-traitants, qui récupèrent ainsi les droits d'exploitation de ces données. La Securities and Exchange Commission (SEC, « gendarme de la Bourse » américain) s'est ainsi vue contrainte de racheter ses propres données à une entreprise commerciale, qui en est désormais « propriétaire ». Le ministère de la justice américain avait cédé les droits de publication des lois fédérales à la société West Publishing. Une version commerciale de cette publication était dotée d'une numérotation des pages qui avait été utilisée pour des indexations de référence dans des procès ultérieurs : West Publishing put alors revendiquer un « droit de propriété intellectuelle » sur l'intégralité de la base de données des lois fédérales, du fait de cette prétendue « valeur ajoutée ». West Publishing essaya même, à la 104e session du Congrès américain, de faire insérer une clause spéciale dans le Paperwork Reduction Act (adopté en mai 1995) qui lui aurait permis d'assurer son monopole de facto sur la publication des lois fédérales. Cette dernière manoeuvre fut toutefois contrecarrée par l'envoi massif de lettres de protestations par une association de contribuables. En France, la société ORT exploite sur minitel et Internet les bases de données des registres de commerce (bilans des entreprises, incidents de paiement), dans le cadre d'une mission de service public concédée par l'Institut national de la propriété industrielle (INPI). Cette concession exclusive lui apporte un chiffre d'affaires annuel d'environ 280 millions de francs, et un bénéfice de quelque 8 millions de francs - l'Etat, qui fournit les données, est l'un de ses plus importants clients. Le 9 décembre 1999, le groupe Reuters confirmait qu'il allait acquérir l'ORT... Les informations contenues dans les bases de données publiques n'appartiennent-elles pas, de plein droit, au domaine public ? L'Etat ayant le monopole de la collecte de ces informations, il ne saurait s'en désintéresser sans préjudice pour le citoyen. De plus, ce type de transfert de propriété peut nuire au droit à l'information, l'accès aux données publiques pouvant être soumis à un paiement et à une autorisation privés, et arbitraires. Cette évolution est le fruit d'un consensus entre les Etats-Unis et l'Europe, masqué par le débat récurrent (et nécessaire) sur l'« exception culturelle ». La commissaire européenne à l'éducation et la culture Viviane Reding relatait ainsi sa rencontre avec M. Jack Valenti, président de la Motion Picture Association of America, qui représente les intérêts de Hollywood : « Les responsables américains (...) considèrent comme totalement dépassée notre excitation autour de la diversité culturelle. Leur préoccupation, c'est le piratage, la protection du droit d'auteur sur les nouveaux médias. Ils m'ont dit qu'ils n'attaqueraient pas nos quotas et nos aides publiques. Ce qu'ils veulent, c'est qu'on essaie de voir comment on peut faire face ensemble à ces nouveaux défis. Si on fait de l'aide à la production et à la diffusion, mais que ces oeuvres sont finalement volées grâce aux nouvelles technologies, c'est tout notre système qui sera caduc. Au lieu de nous battre [contre] les Américains, nous devons essayer de préserver ensemble nos diversités culturelles (4). » La manne des brevets
MAIS qui sont les « pirates », ces « voleurs » ? La réponse se trouve dans une récente note de la Commission européenne à propos des Adpic : « Il faut s'attendre, peut-on y lire, à une résistance de la part d'un certain nombre de pays en développement membres de l'Organisation mondiale du commerce. Ils considèrent que la protection fournie par la Convention internationale pour la protection des nouvelles variétés de plantes (5) bénéficie trop aux proprié taires de ces variétés et ne prend pas en compte les besoins des agriculteurs traditionnels. » (Voir le graphique ci-contre.) Cette même note conclut en évoquant un « problème stratégique » : « Les pays en développement vont résister à l'engagement de négociations substantielles sur la protection de la propriété intellectuelle. Ils pourraient même lancer un débat sur la relation entre les Adpic et d'autres aspects comme la concurrence, l'environnement, et son impact sur la santé et le bien-être. Il faut résister à une telle tentative pour préserver les intérêts de toutes les parties (6). » Quelle est la finalité de la protection de la propriété intellectuelle ? S'agit-il encore, comme l'exprime la doctrine sur laquelle elle est fondée, de protéger l'intérêt général en assurant la diffusion universelle des connaissances et des inventions, en échange d'un monopole d'exploitation consenti aux auteurs (pour une période limitée) ? La création d'un monopole sur l'exploitation des oeuvres jusqu'à quatre-vingt-quinze ans après la mort d'un auteur (comme dans le cas américain depuis le Sonny Bono Copyright Act) n'est pas en soi de nature à favoriser la création. Elle aurait plutôt tendance à inciter les éditeurs à vivre sur leur catalogue d'auteurs reconnus plutôt que d'encourager la recherche de nouveaux talents. Ce qui est en jeu, c'est de favoriser la création et d'éviter qu'elle ne se perde, et non pas seulement de protéger des ayants droit. Si la société concède à l'inventeur une certaine protection, c'est en échange de contreparties, conçues dans « l'intérêt supérieur de l'humanité » : faire que l'invention retombe à terme dans le domaine public, ou qu'elle soit précisément décrite et publiée, afin d'être appropriée par tous. Il est plus avantageux pour l'humanité de faire circuler librement les idées et les connaissances que de limiter cette circulation. Aristote affirme que l'homme est l'animal mimétique par excellence. Les Lumières reprirent cette idée, ainsi le philosophe français Etienne Bonnot de Condillac (1715-1780) : « Les hommes ne finissent par être si différents que parce qu'ils ont commencé par être copistes et qu'ils continuent de l'être ». Par ailleurs, une protection trop forte de la propriété intellectuelle ébranle la « libre concurrence », pilier du fonctionnement du marché. Le décret d'Allarde et Le Chapelier des 2 et 17 mars 1791 exprime le principe de la liberté du commerce et de l'industrie, et donc le principe de la liberté de faire concurrence. Il implique par définition la possibilité d'offrir sur le marché le même produit qu'autrui et donc la liberté de la copie. Deux tendances sont là en contradiction : la volonté de dérégulation et de « concurrence loyale », d'une part, et la montée en puissance des oligopoles et des monopoles, d'autre part. Enfin, les droits fondamentaux comme l'accès à l'information et la liberté d'expression doivent être pris en compte lorsqu'on étend la propriété intellectuelle à l'information. Aux Etats-Unis, la notion d'accès public à l'information remonte aux pères fondateurs et en particulier à Thomas Jefferson, promoteur du concept de « bibliothèque publique » et de la doctrine du fair use permettant l'usage éducatif et les citations à des fins universitaires de textes protégés (7). Bien que certains théoriciens libéraux, comme Friedrich Hayek, considèrent la « justice sociale » comme une « inepte incantation » , une « superstition quasi religieuse(8) », il est important de comprendre que les fondements mêmes d'un droit aussi important que celui de la propriété intellectuelle au sein de la société mondiale de l'information ne peuvent pas s'analyser sans une réflexion sur la « justice sociale », et même sur ce que l'on pourrait appeler la « justice sociale mondiale ». Fin 1997, l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) décidait de diminuer d'environ 15 % les redevances imposées aux entreprises désireuses de déposer des brevets industriels. La raison ? Le nombre croissant des demandes de dépôt, passées en à peine dix années de quelques milliers par an à plus de 50 000 en 1997. De ce fait, l'organisation dégageait des surplus financiers importants dont elle ne savait quoi faire. Le fait qu'une organisation internationale gagne trop d'argent est, à l'heure actuelle, rarissime. Et les idées ne manquent pas pour affecter à l'intérêt général de tels fonds, provenant continûment d'une des sources financières les plus profondes qui soient... Les brevets industriels, et plus généralement toutes les productions intellectuelles protégées par les lois sur la propriété intellectuelle, utilisent pour une bonne part un fonds commun d'informations, de savoirs et de connaissances appartenant de manière indivise à l'humanité tout entière. Il serait juste, dans une optique de « bien commun mondial » , d'utiliser les revenus obtenus par l'OMPI grâce au dépôt des brevets. Par exemple, pour encourager la création d'une bibliothèque publique mondiale virtuelle, uniquement constituée de textes appartenant au domaine public, et donc accessibles à tous gratuitement. Cela serait d'autant plus juste que, dans des organisations internationales comme l'OMPI, c'est la puissance publique combinée des pays membres qui est mise au service de la défense des intérêts privés des déposants. Le coût de l'infrastructure juridique et policière permettant le renforcement effectif de la propriété intellectuelle est, en effet, entièrement supporté par des fonds publics. Une partie des fonds collectés auprès des détenteurs de brevets pourrait aussi servir à financer des recherches négligées du fait de leur manque d'intérêt pour le « marché », comme le propose un récent rapport du PNUD (9). Ces sommes pourraient être allouées aux agences des Nations unies dont on sait qu'elles sont notoirement sous-financées. Ces agences pourraient alors d'autant mieux jouer le rôle de régulation de la recherche au niveau planétaire qu'on attend d'elles, rôle que le marché laissé à lui-même est bien incapable de remplir.
PHILIPPE QUÉAU. |
(1) Directive 96/9/CE du Parlement et du Conseil du 11 mars 1996 sur les bases de données. (2) Directive du Conseil 91/250 du 14 mai 1991 sur la protection légale des programmes informatiques. (3) Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, objet de l'annexe 1C de l'accord instituant l'Organisation mondiale du commerce - en anglais « TRIPs » . Notons en particulier que la Chine sera contrainte, si elle entre à l'OMC, d'accepter les termes de l'Adpic. (4) Entretien à Libération, 29 octobre 1999. (5) Convention internationale pour la protection des nouvelles variétés de plantes, adoptée en mars 1991, entrée en application en avril 1998. Voir http://www.upov.int/eng/convntns/1991/content.htm (6) Note du 24 février 1999, DG I, Commission européenne. (7) Lire « Offensive insidieuse contre le droit du public à l'information », Le Monde diplomatique, février 1997. (8) Friedrich A. Hayek, Droit, législation et liberté, tome 2, Le mirage de la justice sociale, PUF, Paris, 1982. (9) Inge Kaul, Isabelle Grunberg, Marc A. Stern (éd.), Global public Goods : International Cooperation in the 21st Century, PNUD-Oxford University Press, New York et Oxford, 1999. * Directeur de la division de l'information et de l'informatique de l'Unesco.
LE MONDE DIPLOMATIQUE
| JANVIER 2000 | Pages 6 et 7 TOUS DROITS RÉSERVÉS © 2000 Le Monde diplomatique.
|