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Biotechnologie et propriété intellectuelle

Doc. 8459

9 juillet 1999

Rapport

Commission de l'agriculture et du développement rural

Rapporteur : M. Wolfgang Wodarg, Allemagne, Groupe socialiste


Résumé

La recherche biotechnologique pose des problèmes en matière de protection de la propriété intellectuelle des innovations dans ce domaine qui vont au-delà des questions juridiques et éthiques de brevetabilité. Ces problèmes concernent la capacité des organismes vivants à se reproduire et les brevets sont susceptibles de mettre en péril la valeur des ressources génétiques et du savoir traditionnel. Les intérêts des agriculteurs et des pays en développement sont notamment en jeu.

Il faut trouver des solutions autres que les brevets pour garantir un système équilibré protégeant à la fois la propriété intellectuelle et la valeur irremplaçable du patrimoine commun de l'humanité. Les progrès de l'agriculture doivent bénéficier à un maximum de personnes. L'Assemblée préconise d'élaborer une procédure qui soit transparente pour tous les intéressés et elle s'engage en faveur d'un système de protection des innovations biotechnologiques apte à favoriser la perennité de l'alimentation à l'échelle mondiale.

I.Projet de recommandation [lien vers le texte adopté]

1.L'Assemblée rappelle sa Recommandation 1213 (1993) relative aux développements de la biotechnologie et aux conséquences pour l'agriculture.

2.Elle est consciente que le système de brevets, qui vise à protéger la propriété intellectuelle, fait partie intégrante de l'économie de marché et qu'il peut en conséquence constituer un moteur de l'innovation pour de nombreuses questions technologiques.

3.Des lignes directrices sur la législation en matière de brevets devraient contribuer à l'élaboration de critères pour la délivrance continue de brevets conformément aux progrès technologiques dans l'intérêt, d'une part, du demandeur et d'autre part de la population, que ce soit sur le plan de l'ordre public, de la moralité et des aspects généraux de l'économie.

4.Les organismes vivants sont capables de se reproduire même s'ils sont patentés et, étant donné cette caractéristique particulière, l'étendue d'un brevet est difficile à définir, ce qui rend pratiquement impossible la recherche d'un équilibre entre intérêt public et privé.

5.L'Assemblée croit nécessaire d'obliger les scientifiques, ainsi que les centres de recherche et de développement scientifique dans le domaine de la biotechnologie, à se conformer à la Convention sur la diversité biologique (Rio de Janeiro, 1992) en garantissant tant le principe du libre accès scientifique aux ressources génétiques mondiales que les intérêts des pays en développement dans le partage des avantages du progrès technologique.

6.Elle est toutefois consciente que de graves réserves s'opposent aussi, pour des raisons éthiques, à la brevetabilité d'organismes vivants.

7.Elle considère que la question de la brevetabilité d'organismes vivants peut aller à l'encontre des dispositions de traités internationaux comme la Convention sur la diversité biologique ou l'accord relatif aux droits de propriété liés aux échanges (Marrakech, 1994) de l'Organisation mondiale du commerce.

8.L'Assemblée constate que la Directive CEE/98/44 du 6 juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques (directive sur les brevets de la Communauté européenne) est contestée devant la Cour européenne de justice par les gouvernements des Pays-Bas et de l'Italie, et que la Norvège envisage de ne pas l'appliquer.

9.Elle considère que les monopoles accordés par les autorités responsables des brevets peuvent ruiner la valeur des ressources génétiques régionales et mondiales et les connaissances traditionnelles des pays qui donnent accès à ces ressources.

10.Elle estime que l'objectif de partager les avantages retirés de la valorisation des ressources génétiques dans cette perspective plus large n'implique pas nécessairement la détention d'un brevet, mais requiert un système équilibré pour la protection à la fois de la propriété intellectuelle et du "patrimoine commun de l'humanité".

11.Elle estime aussi que les multiples questions en suspens à propos de la brevetabilité et de l'étendue de la protection des brevets concernant des organismes vivants dans le secteur agro-alimentaire doivent être réglées rapidement, en tenant compte de tous les intérêts en jeu, et notamment ceux des agriculteurs et des pays en développement.

12.L'Assemblée considère en conséquence que ni les gènes, ni les cellules, ni les tissus, ni les organes d'origine végétale, animale, voire humaine ne doivent être considérés comme des inventions, ni faire l'objet de monopoles accordés par des brevets.

13.C'est pourquoi, elle recommande au Comité des Ministres, en collaboration avec l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture, l'Organisation mondiale du commerce et conformément à la Convention sur la diversité biologique (CDB) :

 

II.Exposé des motifs par M. Wodarg

1. Introduction

1.Les progrès de la biotechnologie et leurs répercussions sur l'agriculture ont fait l'objet de débats à l'Assemblée en 1986 puis en 1993 qui ont débouché sur l'adoption de la Recommandation 1213 (1993). Ce texte souligne les multiples possibilités offertes par la biotechnologie, mais met également en garde contre les risques et conséquences à long terme de ces applications sur l'agriculture dans son ensemble ainsi que sur le développement des zones rurales. Sur la question de la protection de la propriété intellectuelle dans le domaine de la recherche biotechnologique, l'Assemblée a invité à l'époque les gouvernements des Etats membres et l'Union européenne à "adopter une politique prudente s'agissant de la délivrance de brevets relatifs à des inventions et des applications biotechnologiques, de manière à prendre dûment en compte les considérations éthiques et les préoccupations touchant la sécurité de l'environnement".

2.En février 1995, la Commission européenne a présenté pour la première fois un projet de directive relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques. Cette proposition a certes été remaniée à l'issue d'une intense discussion et de critiques émanant du public, mais l'essentiel de son contenu a néanmoins été adopté dans sa version initiale par le Parlement européen en mai 1998 sous forme de directive (98/44/EC). Dans celle-ci, les plantes, animaux, cellules et gènes sont considérés pour la première fois comme brevetables.

3.Dès la présentation en 1995 d'une première proposition de directive relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques par la Commission européenne, certains membres de l'Assemblée parlementaire s'étaient penchés sur les questions liées à la protection de la propriété intellectuelle dans le domaine de la biotechnologie. A la suite de cela, le Conseil de l'Europe a effectué deux auditions, qui se sont déroulées respectivement en mai et en octobre 1995. En janvier 1996, les deux rapporteurs de l'époque, M. SCHEER, Allemagne, SOC, et M. SZAKAL, Hongrie, GDE, ont soumis un projet de "Mémoire introductif sur la brevetabilité des inventions biotechnologiques".

4.Le présent rapport s'appuie sur ce premier projet. Il a été possible grâce aux importants travaux préalables de MM. SCHEER et SZAKAL. Il tient également compte des avis d'experts demandés par les rapporteurs de l'époque.

5.De nombreuses évolutions qui sont directement ou indirectement en rapport avec l'objet du projet de recommandation du Conseil de l'Europe ont également dû être prises en compte. Du fait des développement de ces dernières années, la discussion sur l'étendue et les répercussions de la protection de la propriété intellectuelle dans le domaine de la recherche biotechnologique est devenue plus complexe et il n'est plus possible aujourd'hui de la limiter aux questions juridiques et éthiques de brevetabilité.

6.Dans l'intervalle, l'Office européen des brevets (OEB) a déclaré ne plus délivrer de brevets sur des plantes ou des animaux en faisant valoir que ceci serait contraire à la Convention sur la délivrance de brevets européens. Une décision de fond sera prise à ce sujet en 1999. La Convention sera alors éventuellement modifiée et adaptée à la nouvelle directive de l'Union européenne. Aux Etats-Unis aussi, un jugement sera rendu prochainement sur la brevetabilité des plantes. La Cour européenne de justice (CEJ) statuera vraisemblablement avant la fin 1999 sur le recours introduit par les Pays-Bas et l'Italie contre la directive européenne relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques (98/44/EC). La Norvège a exposé clairement les raisons pour lesquelles elle n'appliquera pas la directive européenne, notamment que celle-ci est incompatible avec l'objet et la finalité de la Convention sur la diversité biologique (CDB)(1) et que la transposition en droit national de la directive relative aux brevets constituerait un obstacle majeur à la capacité des pays à mettre en œuvre la convention au travers de mesures, activités et coopérations nationales et internationales. La Convention sur la diversité biologique (CDB) prévoit notamment que les pays d'origine de ces ressources naturelles doivent être associés de façon appropriée à leur exploitation. Une controverse est en cours à différents niveaux à propos de la mise en œuvre de ces dispositions. Même l'Organisation mondiale du commerce (OMC) a engagé en 1999 un débat sur les droits de protection commerciale et les brevets, portant essentiellement sur les brevets relatifs aux plantes et aux animaux.

7.Les critiques émises à l'égard du brevetage d'organismes vivants émanent principalement de pays du sud. La Banque mondiale et l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) ont elles aussi exprimé des réserves.

8.Enfin, la Conférence sur les questions éthiques soulevées par les applications biotechnologiques, organisée par le Conseil de l'Europe à Oviedo (Espagne) en mai 1999, a attiré l'attention sur un certain nombre de problèmes de fond liés à la protection de la propriété intellectuelle des innovations biotechnologiques. Ces problèmes vont des questions relatives aux droits de l'Homme jusqu'au flou persistant en matière d'application de procédés biotechnologiques dans le domaine de la médecine et de l'agriculture (hétérogreffes, fermes moléculaires et pharmaceutiques), en passant par le risque de voir se creuser le fossé entre les pays du sud et les nations industrialisées.

9.Compte tenu de cette évolution dynamique, il serait bon que le Conseil de l'Europe tienne compte de la complexité de cette thématique dans sa recommandation. C'est pourquoi le présent mémoire introductif a été intitulé "Biotechnologie et propriété intellectuelle".

2.Remarques générales sur la protection de la propriété intellectuelle au moyen de brevets

10.La délivrance d'un brevet est essentiellement conditionnée par les trois critères suivants : l'invention doit être nouvelle, impliquer un caractère inventif et être susceptible d'application industrielle. Le droit des brevets fait une distinction stricte entre découverte et invention. Pour qu'une innovation soit considérée comme une invention, elle doit impliquer "une étincelle de génie". Ce n'est qu'à cette condition qu'est délivré un brevet, qui peut porter aussi bien sur des produits que sur des procédés.

11.Le droit des brevets est destiné à garantir l'inventeur contre tout usage illicite de sa prestation intellectuelle, tout en protégeant les investissements importants en matière de recherche-développement et d'exploitation industrielle des produits de la recherche. Dans le même temps, la publication de l'innovation technique dans un fascicule de brevet, y compris son mode de production et sa destination, vise également à répondre au droit de la société d'être informée d'une manière aussi complète que possible de toutes les nouvelles inventions.

12.L'incidence des brevets sur la croissance économique, l'innovation, la recherche et le développement est complexe. D'une part, le fait que les titulaires de brevets obtiennent un droit d'exploitation exclusive sur leur invention a pour effet de stimuler les investissements. D'autre part, le brevet peut également avoir un usage "défensif", c'est-à-dire être utilisé pour freiner la concurrence et l'innovation du fait du monopole qu'il confère. Ainsi, il est possible de demander tout d'abord des "brevets de base" qui, complétés par des "brevets additionnels", peuvent protéger le champ d'action d'une entreprise et devenir de ce fait l'élément central d'une stratégie concurrentielle. Si un concurrent plus rapide a déjà déposé un brevet, il peut être coupé du développement ultérieur de son invention par des " réseaux de brevets ". L'Office européen des brevets évoque par exemple de tels cas dans son Rapport d'activité 1995.

13.Les brevets peuvent ainsi servir à constituer des systèmes mondiaux de contrôle économique qui n'ont plus grand chose à voir avec une économie de marché "libre". Les brevets sont utilisés pour s'assurer des marchés à l'exportation, entraver les échanges commerciaux, monopoliser de nouvelles technologies, s'assurer l'avantage dans les coopérations entre grandes entreprises ou encore de levier pour entraver le développement économique d'entreprises concurrentes. Certaines sociétés utilisent les brevets de façon systématique pour tenir les concurrents à distance. Enfin, les monopoles conférés par les brevets peuvent entraver le développement d'économies nationales entières, par exemple celles des pays en développement. Ce phénomène s'observe aussi dans le secteur agricole dans lequel les avancées biotechnologiques ont ouvert de nouvelles perspectives en matière de brevets.

14.De ce fait, le droit des brevets peut susciter l'effet inverse de celui escompté. Au lieu de stimuler la concurrence et l'esprit d'invention, il peut conduire à la fermeture de certains marchés et à la constitution de zones dépourvues de concurrence.

15.Au fil de l'évolution du droit des brevets, les inventeurs indépendants ont progressivement perdu leur importance au profit de grandes entreprises disposant d'importants capitaux qui, grâce à un réseau de brevets, ont réussi à faire évoluer leurs services de recherche-développement et leurs programmes de production vers des centres de développement technologique.

16.Cela dit, l'importance de la délivrance de brevets sur des produits ou des procédés qui reposent sur des prestations inventives ne doit pas être minimisée. En effet, de nombreuses inventions n'auraient peut-être jamais abouti en l'absence de droits d'exploitation exclusive.

17.Les organismes vivants capables de se reproduire soulèvent des problèmes difficiles voire insolubles concernant le champ d'application approprié des droits d'exploitation exclusive conférés par les brevets. Ce constat ne vaut pas pour les brevets en général. Pourtant, associé au problème inhérent aux brevets de l'établissement de la "prestation inventive" dans le cas d'organismes capables de se reproduire, il soulève la question de savoir si les brevets constituent le système idoine pour la protection de la propriété intellectuelle dans le domaine de la biotechnologie.

3.Innovations biotechnologiques et protection de la propriété intellectuelle au moyen de brevets

18.La capacité à se reproduire est une caractéristique des organismes brevetés dans le domaine de la biotechnologie. En conséquence, leur processus de production est totalement différent de celui employé dans toutes les autres technologies. De plus, la question de savoir en quoi consiste l'activité inventive, par exemple lors de l'isolation d'un gène ou de son insertion dans une cellule hôte, lorsque les techniques employées appartiennent à l'état de la science et de la recherche, a régulièrement été sujette à polémique.

19.Le Conseil de l'Europe a pris conscience du fait que la spécification des prestations biotechnologiques en tant qu'"inventions" limitait la discussion sur les systèmes de protection de la propriété intellectuelle à des questions touchant au droit des brevets. C'est pourquoi il est question plus généralement d'innovations biotechnologiques dans le présent document, l'objectif étant de tenir compte de l'importance particulière de la diversité des ressources génétiques pour l'humanité. Cette notion ne remet pas en question la valeur intrinsèque des plantes ni des animaux.

20.L'application du droit des brevets s'est avérée particulièrement difficile dans le secteur agricole. En effet, de nombreux agriculteurs et petits éleveurs ne disposent ni des connaissances nécessaires, ni des moyens techniques ou financiers leur permettant d'utiliser cet instrument juridique de façon appropriée. Par ailleurs, les brevets ne favorisant par nature que les innovations, la conservation de ce qui existe n'est pas valorisée économiquement. A terme, cette situation pourrait avoir des répercussions néfastes en particulier sur la sauvegarde de la diversité biologique, étant donné par exemple que le système des brevets ne prévoit pas pour les obtenteurs la clause d'exception traditionnellement inscrite dans le droit des obtentions végétales.

21.Dans l'intervalle, le caractère défensif du droit des brevets décrit ci-dessus est même passé au premier plan dans certains domaines de la biotechnologie. De ce fait, des brevets ayant des revendications très larges pourraient induire une situation hostile à l'innovation dans certains domaines de la médecine, de l'agriculture et des semences.

22.Les législateurs ont toujours estimé nécessaire de trouver un équilibre entre les intérêts des titulaires de brevets et ceux de la société, étant donné que les brevets peuvent avoir une incidence négative sur celle-ci. Dans certains domaines, les brevets ont même été interdits par principe. Ainsi, l'application de méthodes thérapeutiques et diagnostiques à l'homme n'est pas brevetable. La Convention sur la délivrance de brevets européens de 1977 exclut "les procédés essentiellement biologiques", "les variétés végétales et les races animales" ainsi que les "découvertes" du champ d'application des brevets. Elle dispose en outre que les inventions doivent respecter "les bonnes mœurs" et "l'ordre public". De telles dispositions existent aussi au niveau de l'OMS et de l'Accord de libre-échange nord-américain" (ALENA), qui ont repris ce libellé.

23.Nonobstant, des brevets sur des "variétés végétales" et des "races animales" ont été délivrés en Europe aussi jusqu'à l'interdiction de ces brevets par la Chambre de recours de l'OEB en 1995.

24.Même des gènes et des cellules du corps humain font l'objet de brevets. L'Office européen des brevets a reçu à ce jour plus de 2000 demandes portant sur des gènes humains, dont trois cents environ ont été approuvées. A l'échelle mondiale, il existe environ 1500 brevets sur des gènes humains. Sur les quelque 500 demandes de brevets sur des animaux, une douzaine environ a été approuvée. Plus de 1000 demandes de brevets européens portent sur des plantes et plus de cent ont déjà été délivrés.

25.Les brevets ne protègent pas uniquement des applications concrètes et abouties, mais aussi des applications potentielles. Ceci s'inscrit dans la pratique traditionnelle du droit des brevets, selon lequel même des applications qui ne sont pas encore (intégralement) connues peuvent être protégées. Le brevetage des gènes ouvre toutefois des perspectives entièrement nouvelles. En effet, la personne qui détient un brevet sur un gène peut ensuite contrôler toutes les applications possibles de ce gène. Ceci vaut pour les applications pharmaceutiques comme pour celles dans le domaine de la culture et de l'élevage.

26.Dans le domaine biotechnologique, les revendications de brevets portant sur des organismes capables de se reproduire peuvent couvrir les aspects suivants :

27.Le fait que les innovations biotechnologiques ouvrent ainsi la voie à des revendications très vastes n'est pas anodin pour le secteur agricole, et en particulier pour les pays en développement disposant d'importantes ressources animales et végétales.

4.Brevets sur les ressources génétiques _ Répercussions sur le secteur agricole et les pays en développement

28.Bien que la protection de la propriété intellectuelle dans le domaine de la biotechnologie, et en particulier du génie génétique, n'existe que depuis quelques années à peine suite à l'application du droit des brevets à ce secteur, elle a soulevé des difficultés sans précédent concernant l'équilibre entre les intérêts privés et publics.

29.La pondération particulièrement difficile entre d'une part les droits de protection justifiés sur les innovations et d'autre part le droit des peuples à accéder librement aux ressources génétiques en tant que patrimoine commun de l'humanité a eu une incidence particulièrement marquée dans le domaine de la culture. Il existe aujourd'hui des semences hybrides qui ont perdu leur capacité naturelle à se reproduire du fait de modifications génétiques. De ce fait, l'obtention de semences à partir de récoltes est non seulement juridiquement interdite, mais aussi biologiquement impossible. Le contrôle des marchés des semences dans les pays du sud est particulièrement intéressant du point de vue économique étant donné qu'en Inde, en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud les agriculteurs utilisent parfois jusqu'à 80% de leurs récoltes pour produire des semences. La Chine et le Brésil en particulier, mais aussi le Mexique, le Maroc, l'Inde et le Pakistan, sont considérés comme des marchés importants pour l'élargissement du commerce de semences.

30.Non seulement les plantes, mais aussi les animaux (par ex. les insectes et les microorganismes) font l'objet d'un inventaire et d'une évaluation systématiques en vue de l'obtention de brevets. Par ailleurs, une évolution similaire n'est pas exclue dans l'élevage et dans l'association entre industrie pharmaceutique et élevage (par ex. production de protéines intéressantes dans le lait d'animaux transgéniques), un secteur particulièrement prometteur du point de vue thérapeutique comme économique.

31.Par ailleurs, les connaissances sur l'exploitation de la diversité biologique, par ex. sur l'utilisation de plantes médicinales ou sur la culture de plantes utiles, pourraient également être touchées par ce phénomène.

32.Le cas le plus célèbre à cet égard est certainement celui du margousier « neem ». Le cas de cet arbre a été exposé de façon approfondie lors de la Conférence sur les questions éthiques soulevées par les applications de la biotechnologie, organisée en mai 1999 à Oviedo (Espagne) par le Conseil de l'Europe. Les substances contenues dans cet arbre peuvent être brevetées dès lors qu'elles ont été isolées par des moyens techniques. En revanche, il n'existe aucune forme de protection pour les modes traditionnels d'utilisation de cet arbre à des fins médicinales et pour lutter contre les parasites. Pourtant, le margousier joue depuis des siècles un rôle prépondérant en Inde au niveau de l'agriculture, de la santé publique, de la médecine, des cosmétiques, de la protection des animaux de compagnie et lors de cérémonies religieuses. Au niveau médical il est notamment utilisé pour les soins dentaires, les infections cutanées, la lutte contre les parasites et les inflammations oculaires ou auriculaires. En Inde, cet arbre est considéré comme "l'officine du village". Le margousier est également utilisé de diverses manières pour lutter contre les infestations parasitaires des plantes utiles. Plusieurs brevets ont été délivrés aux Etats-Unis et en Europe sur l'un de ses principaux composants, l'azadirachtine. Certains critiques attirent notamment l'attention sur le fait que l'utilisation de substances extraites du margousier ne peut en aucun cas être considérée comme une nouvelle invention. En Inde, des centaines de milliers d'agriculteurs ont manifesté dès 1993 contre de telles pratiques.

33.Le problème de fond est que seules les substances isolées ("inventées") dans un laboratoire peuvent être protégées par un brevet. En revanche, le savoir collectif accumulé par de nombreuses générations et les innovations qui s'y rattachent, par ex. pour l'utilisation de plantes médicinales, ne peuvent pas être brevetés. Les brevets ont donc pour conséquence de déplacer la valeur ajoutée des pays dans lesquels ces plantes étaient exploitées économiquement jusqu'ici vers les nations industrialisées. Les pays d'origine craignent en outre d'autres répercussions directes, l'achat de ces semences par l'industrie impliquant un risque de raréfaction et de renchérissement de ces semences pour leur usage traditionnel.

34.Si le brevetage de plantes de culture après modification génétique devenait la règle en matière de protection de la propriété intellectuelle des plantes de culture, ce ne serait qu'une question de temps avant que presque toutes les plantes de culture utilisées directement ou indirectement pour l'alimentation humaine ne soient soumises au droit des brevets. Le Comité des Organisations Professionnelles Agricoles de l'UE (COPA) et le Comité général de la Coopération Agricole de l'UE (COGECA) ont attiré l'attention sur ce fait ainsi que sur ses répercussions éventuelles, à savoir un blocage de la culture. Ces deux comités ont exigé que la clause d'exception pour les éleveurs et les obtenteurs soit également pleinement prise en compte dans la directive relative aux brevets : "Toutefois, ce cadre juridique européen doit être équilibré de façon à permettre à l'industrie d'être pleinement associée à cette évolution tout en assurant la survie d'un certain nombre d'entreprises d'élevage et d'obtentions végétales de taille moyenne dans des conditions concurrentielles. C'est pourquoi le COPA demande l'introduction du concept de "privilège des éleveurs et obtenteurs".

35.De vives critiques ont été formulées à l'égard de la directive européenne relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques lors de la conférence des Etats parties à la CDB à Bratislava en mai 1998. Elles portaient essentiellement sur le fait qu'à la suite des pressions exercées par l'industrie, l'obligation d'indiquer l'origine de la substance a été supprimée dans le texte.

36.Il existe aujourd'hui quelque 1500 entreprises de culture de semences de par le monde, dont 35 contrôlent 60% du marché. Sur la trentaine d'entreprises de culture de semences qui en 1990 œuvraient dans le domaine du génie génétique, il n'en restait que sept en 1997. Selon des experts, ce processus de concentration se poursuivra sur le marché des semences, de même que le fossé nord-sud continuera à se creuser. Environ 90% des brevets qui sont délivrés dans les pays du tiers monde sont détenus par des sociétés qui ont leur siège principal dans un pays industrialisé.

37.Des pays comme la Chine, l'Inde ou le Brésil ont récemment limité l'accès à leurs ressources génétiques (Time, 30 novembre 1998, p. 46). L'Inde a promulgué une législation spécifique en matière de biodiversité en se référant à la Convention sur la diversité biologique. Cette loi interdit l'exportation non autorisée de matériel biologique et stipule que l'obtention de droits de propriété intellectuelle est soumise à une autorisation préalable.

38.La Banque mondiale a même invité les pays en développement à mieux défendre leurs intérêts dans le cadre des négociations relatives aux aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (TRIPS) de l'OMC(2). En effet, l'extension de la protection conférée par les brevets risque entre autres de "renforcer la position des producteurs de savoir dans les négociations et de creuser le fossé en matière de connaissances" (Nature, volume 395, 8 octobre 1998). Certains hauts dirigeants de la Banque mondiale se sont engagés officiellement en faveur d'un "dialogue sérieux entre les secteurs privés et publics afin de garantir que les pauvres soient suffisamment pris en compte et que les questions de propriété ne se transforment pas en menace concrète. Les questions de propriété pourraient également creuser le fossé entre ceux qui détiennent l'information et les autres, avec le risque de voir émerger un "apartheid scientifique" au siècle prochain. Nous devons mettre un place un système qui tienne compte de l'intérêt mutuel de toutes les parties en jeu". (Newsweek, 24 août 1998, p. 52).

5.Conclusions

39.Les brevets, en tant que système parmi d'autres de protection de la propriété intellectuelle, font partie intégrante de l'économie de marché et peuvent, par conséquent, être un moteur de l'innovation dans de nombreux domaines technologiques. Les problèmes soulevés par l'application du droit des brevets aux innovations biotechnologiques s'expliquent par la capacité des organismes vivants à se reproduire même s'ils sont brevetés. Compte tenu de cette spécificité, il est difficile de définir l'étendue d'un brevet sur des organismes vivants, de sorte qu'il est presque impossible de trouver un juste équilibre entre les intérêts privés et publics.

40.Les monopoles accordés par les autorités compétentes en matière de brevets sont susceptibles de mettre en péril la valeur des ressources génétiques régionales et mondiales et du savoir traditionnel des pays qui donnent accès à leurs ressources biologiques. Les multiples questions en suspens à propos de la brevetabilité et de l'étendue de la protection conférée par des brevets sur des organismes vivants dans le secteur agroalimentaire doivent être réglées rapidement et en tenant compte de tous les intérêts en jeu, notamment ceux des agriculteurs et des pays en développement. Par ailleurs, la question du brevetage des organismes vivants pourrait entrer en conflit avec les dispositions de certains traités internationaux, tels la Convention sur la diversité biologique (CDB) ou l'accord de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) relatif aux aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (TRIPS).

41.L'objectif de faire partager les bénéfices de l'utilisation des ressources biologiques doit être discuté dans une perspective plus large. Si l'on veut tenir compte des différentes questions en suspens, il est clair qu'il faudra trouver des solutions autres que les brevets pour garantir un système équilibré protégeant à la fois la propriété intellectuelle et la valeur irremplaçable d'un "patrimoine commun de l'humanité".

42.S'agissant de l'exploitation des ressources naturelles, le Conseil de l'Europe préconise de ce fait d'élaborer une procédure qui soit transparente pour tous les intéressés. Il faut tenir compte des réserves éthiques ou religieuses formulées à l'égard de certains droits de protection ou formes d'exploitation. Toutes les mesures de valorisation de la diversité biologique devraient donner la priorité à la sauvegarde de la bio-diversité existante et des espaces naturels. De même, le droit des brevets ne doit par porter préjudice aux formes de savoir et procédés traditionnels qui ne sont pas brevetables (par ex. l'utilisation d'une plante médicinale qui pousse dans la forêt tropicale).

43.La FAO (l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture) a statué récemment que "les parties conviennent que la responsabilité de l'établissement de "droits des agriculteurs", dans la mesure où ils ont trait à des Ressources génétiques végétales utilisées dans l'alimentation et l'agriculture, incombe aux gouvernements nationaux. Selon ses besoins et ses priorités, chaque partie devrait, dans la mesure du possible et conformément à sa législation nationale, prendre des mesures destinées à protéger et à promouvoir les droits des agriculteurs, tels que :

(a)la protection du savoir traditionnel se rapportant aux ressources génétiques végétales utilisées dans l'alimentation et l'agriculture ;

(b)le droit de participer équitablement aux bénéfices résultant de l'utilisation de ressources génétiques végétales dans l'alimentation et l'agriculture ;

(c)le droit de prendre part au processus de décision national sur les questions relatives à la sauvegarde et à l'utilisation durable de ressources génétiques végétales dans l'alimentation et l'agriculture.

44.Rien dans cet article ne doit être interprété de façon à limiter en aucune manière les droits des agriculteurs à obtenir des semences dans leur propre exploitation, à utiliser, échanger et vendre ces semences ou du matériel de reproduction, selon le cas, et sous réserve de la législation nationale (FAO, Commission sur les Ressources génétiques pour l'alimentation et l'agriculture, Rapport du Groupe de contact, titre V _ Droits des agriculteurs, Article 15.2 et 15.3, avril 1999)."

45.La FAO entend ainsi contribuer à une meilleure information sur la diversité biologique et ses modes d'utilisation, tout en soutenant des projets en faveur de sa sauvegarde et de transferts technologiques, ainsi que des initiatives en matière de fabrication et de commercialisation de produits agricoles spécifiques. Il ne s'agit pas ici de défendre des droits individuels mais de garantir des systèmes mondiaux aptes à préserver et à promouvoir la biodiversité. Une telle démarche soutient les différents espaces culturels et économiques dans l'utilisation de leurs ressources locales traditionnelles et les protège contre les excès d'un néo-colonialisme biologique. Des dispositions dans ce sens devront également être retenues dans le cadre de l'actualisation de la Convention sur la diversité biologique (CDB).

46.Ces réflexions de la FAO pourraient également être une source d'inspiration pour les systèmes "sui generis" de protection de la propriété intellectuelle dans la biotechnologie, qui font actuellement l'objet de discussions à l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

47.Les progrès de l'agriculture doivent bénéficier à un maximum de personnes. Le Conseil de l'Europe s'engage en faveur d'un système de protection des innovations biotechnologiques apte à favoriser la pérennité de l'alimentation à l'échelle mondiale.


Commission chargée du rapport : commission de l'agriculture et du développement rural.

Implications budgétaires pour l'Assemblée : néant

Renvoi en commission : Doc. 7351 et renvoi n° 2020 du 25 septembre 1995.

Projet de recommandation adopté à l'unanimité le 24 juin 1999.

Membres de la commission : M. Behrendt (Président), MM. Seiler (Vice-président), Hadjidemetriou (Vice-président), Hornung (Vice-président), MM. Agius, Aliko, Anton, Aylward, Bojars, de Carolis (Remplaçant : Robol), Carvalho, Èiupaila, Eltz, Etherington, Mme Gatterer, MM. Ghesquière, Gremetz, Haraldsson, Janowski, Jung (Remplaçant : Goulet), Kharitonov, Kitov, Kofod-Svendsen, Korkeaoja, Lazarenko (Remplaçant : Kosakivsky), van der Linden, Mme Loule, Mme Mikaelsson, MM. Myrvoll, Pisanu, Prokes, Prusak, Regenwetter, Rupar, Sainz Garcia, Simon, Shugarov, Skopal, Steolea, Taylor John D., Yürür.

N.B. Les noms des membres présents à la réunion sont indiqués en italique.

Secrétaire de la commission : M. Sixto.


Note: 1 La Convention sur la diversité biologique (CDB) a été signée le 5 juin 1992 à Rio de Janeiro.

Note: 2 L'accord TRIPS a été signé le 15 avril 1994 à Marrakech.