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SEATTLE, LE TOURNANT
Comment l'OMC fut mise en échec

 

Par SUSAN GEORGE
Présidente de l'Observatoire de la mondialisation, vice-présidente de l'Association pour la taxation des transactions financières pour l'aide aux citoyens (Attac). Vient de publier The Lugano Report , Pluto Press, Londres, 1999.

(Le Monde Diplomatique, Janvier 2000)

LE succès du mouvement civique à Seattle ne constitue un mystère que pour ceux qui n'y ont pas contribué. Grâce surtout à Internet, des dizaines de milliers d'adversaires de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) s'étaient organisés sur le plan national et international, et sans exclusive, tout au long de 1999. A condition d'avoir accès à un ordinateur et de maîtriser à peu près l'anglais, n'importe qui pouvait être aux premières loges et participer à la montée vers Seattle.

Principal outil fédérateur : la liste de diffusion Stop WTO Round (« Stopper le cycle du Millénaire de l'OMC ») permettant d'être en contact avec le mouvement tout entier et, à partir de là, de se faire inscrire sur d'autres listes plus spécialisées. Citons, parmi les plus utiles, celle du Corporate European Observatory d'Amsterdam, imbattable sur les liens entre lobbies des firmes transnationales et négociateurs commerciaux américains ou européens ; celle du Third World Network et de son directeur Martin Khor, informée par le menu des positions des gouvernements du Sud et de tout ce qui se tramait à Genève. Plusieurs institutions publiaient régulièrement des bulletins d'information : le Centre international pour le commerce et le développement soutenable (ICSTD, Genève), l'Institute of Agriculture and Trade Policy (IATP, Institut des politiques du commerce et de l'agriculture, Minneapolis, Etats-Unis) et Focus on the Global South (Bangkok). De nombreux passionnés de divers pays, comme Bob Olson, camionneur canadien à la retraite, repéraient les informations pertinentes partout sur la Toile et les faisaient circuler.

Si l'on ajoute à cela, toujours sur Internet, des mises à jour fréquentes sur les mouvements nationaux anti-OMC dans les pays européens, l'Australie, le Canada, les Etats-Unis et l'Inde (un peu moins fréquentes en provenance d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie), on commence à mesurer l'ampleur de l'information disponible, complétée par le travail de milliers de militants, qui étaient aussi devenus autant d'experts : conférences, colloques et séminaires, brochures et articles, entretiens et conférences de presse.

Une armée sans hiérarchie

EN France, il faut relever à cet égard le travail accompli par l'Association pour la taxation des transactions financières pour l'aide aux citoyens (Attac) qui, lors de ses rencontres internationales de juin 1999 - comportant un fort volet sur l'OMC - avait réuni des délégations de quelque quatre-vingts pays (1) ; les activités variées de la Coordination pour le contrôle citoyen de l'OMC (CCC-OMC) rassemblant quatre-vingt-quinze organisations dont la Confédération paysanne, Droits devant !, la Fédération des finances CGT, la FSU, avec le soutien politique des Verts, de la Ligue communiste révolutionnnaire (LCR) et du Parti communiste.

Dans la division internationale du travail préalable à Seattle, les Amis de la Terre, à Londres, s'étaient chargés de centraliser les signatures de quelque mille cinq cents organisations de quatre-vingt-neuf pays appelant à un moratoire sur les négociations commerciales et à une évaluation complète du fonctionnement de l'OMC avec une pleine participation citoyenne. Depuis le printemps 1999, Mike Dolan, de Public Citizen, organisation fondée par Ralph Nader, était sur le terrain à Seattle, repérant et réservant les lieux qui seraient nécessaires pour abriter une pléthore de réunions. A San Francisco, l'International Forum on Globa lization mettait au point son teach-in - conférence-fleuve - du 26-27 novembre 1999, où des orateurs de tous les continents se succé dèrent devant un public de deux mille cinq cents personnes enthousiastes, entassées dans le Bennaroya Symphony Hall.

Pendant des mois, des milliers de personnes avaient participé à des séances d'entraînement à la protestation non-violente proposées par le collectif Direct Action Network. Dans les jours précédant la réunion de l'OMC, l'entrepôt DAN, au 420 East Denny Avenue, était devenu le PC d'une armée sans hiérarchie : des groupes s'étaient organisés pour prendre la responsabilité de l'un des treize secteurs du périmètre dans lequel était situé le centre de conférences, chacun comprenant des personnes acceptant de se faire arrêter. C'est ainsi que, par leur détermination, les équipes A à M, sur place depuis 7 heures du matin, ont réussi à empêcher la tenue de la séance d'ouverture.

Des artistes s'étaient mis très tôt au travail pour produire les grandes marionnettes et maquettes qui donnèrent une allure festive à un événement par ailleurs profondément politique. Les étudiants de dizaines d'universités, dont celle de l'Etat de Washington toute proche, très sensibilisés aux atteintes à l'environnement et à l'exploitation des travailleurs et des enfants du tiers-monde - par exemple au sein de la campagne Clean Clothes (« Vêtements propres ») qui combat les « usines à sueur » (sweat shops) du textile-habillement - revenaient en force sur la scène politique américaine.

Plus étonnante encore, dans le contexte de l'histoire récente des Etats-Unis, fut cette alliance dite « Sweeney-Greenie », du nom du président de la puissante centrale syndicale AFL-CIO, et des Verts (Greens). Depuis la guerre du Vietnam, les syndiqués et les défenseurs de l'environnement ne cessaient de s'affronter politiquement car, pour le mouvement ouvrier, écologie rimait avec gauchisme et pertes d'emplois. Une opposition commune à l'OMC permettait tout naturellement leur réconciliation. De même, les mouvements pacifistes et les défenseurs des droits de l'homme se sont inquiétés pour la première fois des conséquences néfastes de la mondialisation et se sont engagés dans le mouvement anti-OMC. Par ailleurs, Via Campesina, regroupant des mouvements paysans de soixante-cinq pays (dont la Confédération paysanne), s'était également donné rendez-vous à Seattle. De nombreuses délégations étrangères, dont celle de la France - la plus importante avec celle du Canada - complétaient cette « coalition du siècle ».

Bref, tout le monde était prêt, sauf les policiers, accoutrés comme des figurants d'un film futuriste, qui usèrent de moyens totalement disproportionnés à la situation. Des témoignages, souvent accompagnés de photos ou de vidéos, circulent actuellement et font état de provocations, de sévices et de collusion policière avec des éléments « anars », en fait de véritables hooligans.

Des quartiers et des immeubles entiers, des personnes âgées et des enfants, subirent des attaques au gaz de poivre et aux gaz non encore identifiés. Cinq cent quatre-vingt personnes furent arrêtées ; beaucoup d'entre elles maltraitées et gardées au secret pendant plus de quarante-huit heures, au mépris de la Constitution américaine.

Le cycle du millénaire mort-né

GRÂCE à l'intransigeance de Washington sur le dossier agricole et à la prétention européenne d'ajouter à l'ordre du jour un grand nombre de nouveaux sujets (investissement, politiques de la concurrence, environnement, marchés publics, etc.) ; grâce à la révolte des représentants du Sud indignés d'être tenus à l'écart des pourparlers ; grâce enfin au mouvement de protestation, le Cycle du millénaire est mort-né. L'OMC n'en demeure pas moins mandatée par les décisions de la conférence ministérielle de Marrakech de 1994 pour relancer à tout moment les discussions sur l'agriculture et les services, dont la santé, l'éducation, les « services environnementaux » et « culturels ». L'Accord sur la propriété intellectuelle (Trips), y compris le brevetage du vivant doit aussi être rouvert.

Dès le retour de Seattle, chacun y est allé de son couplet sur le thème « plus rien ne sera comme avant ». C'est vrai, ce fut un moment charnière, un socle fondateur sur lequel il faut immédiatement construire car les stratèges du néolibéralisme, blessés, humiliés et avides de revanche, ne perdront pas de temps pour regrouper leurs troupes. Autrement dit, si le mouvement populaire a gagné du temps et engrangé une belle victoire, il n'a pas encore obtenu le moratoire et l'évaluation de l'OMC qu'il exigeait. La Commission européenne a hâte de reprendre des négociations entre « gens compétents » pour lesquels le paradigme du libre-échange et du commerce über alles, au service des firmes transnationales, n'a pas bougé d'un centimètre. Ils se retrouveront autant que possible à l'abri des regards, et jamais plus ils n'offriront aux adversaires de la mondialisation sauvage une plate-forme médiatique comme celle de Seattle.

Une stratégie à base de vigilance, de maintien de la mobilisation et de la pression, assortie d'une offensive de contre-propositions, s'impose. Elle doit être pratiquée à l'égard des gouvernements, de la Commission, de l'OMC elle-même et des firmes transnationales avec l'objectif ultime de bâtir une véritable démocratie internationale. Il s'agit là d'une oeuvre collective et de longue haleine, qui naîtra de la dis cussion et de l'action, et qui ne saurait donc être aujourd'hui parfaitement planifiée. Croit-on qu'au matin du 15 juillet 1789 les citoyens disposaient d'une vision parfaite des étapes suivantes ?

Toutefois, quelques principes devraient pouvoir être rapidement dégagés. Ainsi, certains domaines ne doivent en aucun cas être objets de commerce, parmi lesquels la santé, l'éducation et la culture au sens large. Le cas du boeuf aux hormones illustre parfaitement le refus de l'OMC d'appliquer le principe de précaution. Aussi, demain, en cas de doutes sur l'innocuité d'un produit, la charge de la preuve doit incomber à celui qui veut l'exporter. Aucun organisme vivant ne doit être brevetable, et tout pays doit pouvoir fabriquer et distribuer librement sur son territoire les médicaments de base. La sécurité alimentaire des peuples, et donc l'intégrité des paysanneries, passe avant le commerce.

La jurisprudence de l'organe de règlement des différends de l'OMC doit être soumise au droit international reconnu : droits humains, accords multilatéraux sur l'environnement, conventions de base de l'Organisation internationale du travail (OIT). Il faut mettre fin au refus de l'OMC de pratiquer une discrimination en fonction des processus et méthodes de production (PMP), et donc pouvoir donner la préférence à un produit qui n'a pas été fabriqué par des enfants ou des quasi-esclaves.

Comment sortir de l'opposition stérile Nord-Sud au sujet des clauses sociales et environnementales ? Jaloux de leur seul avantage comparatif - les bas salaires et les méthodes de production polluantes, mais bon marché -, certains gouvernements du Sud voient dans l'adoption de telles normes des mesures de protectionnisme déguisé. Parmi les idées à creuser, ne pourrait-on imaginer un système récompensant les pays qui font le plus d'efforts dans les domaines du travail et de l'environnement, au lieu de les pénaliser comme c'est le cas aujourd'hui ? Personne ne prétend proposer partout des salaires identiques, ni mettre sur le même plan le Laos et le Luxembourg.

On connaît fort bien, grâce aux statistiques de la Banque mondiale et du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) le niveau de développement matériel et humain de chaque pays. Supposons que le Bureau international du travail (BIT), secrétariat permanent de l'OIT, et le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) classent les pays d'un même niveau de développement - y compris le plus avancés - selon leur plus ou moins grand respect pour le droit du travail et pour la nature. Les meilleurs, à chaque niveau, devraient bénéficier de préférences tarifaires, voire d'exemptions de droits de douane, les produits des autres étant imposés en fonction de leur classement. Un tel système permettrait de revoir la sacro-sainte clause de la nation la plus favorisée, qui ne favorise en fait que la « course vers le fond ».

Les chantres du libre-échange, de The Economist à M. Alain Madelin lancent généralement quatre accusations contre les opposants à l'OMC : 1) vous êtes ignorants ; 2) vous ne représentez personne ; 3) vous êtes contre les pauvres ; 4) vous ne voulez pas de règles, mais l'anarchie et la jungle. En fait, c'est justement parce qu'ils connaissent très bien le dossier que les ONG et mouvements de citoyens combattent l'OMC ; Seattle a démontré que le mouvement populaire représente beaucoup, beaucoup de monde ; il est touchant de voir les néolibéraux se pencher soudainement sur le sort des pauvres du Sud - que leurs gouvernements ne représentent pas forcément -, mais, à ce jour, on n'a recensé que très peu de personnes se réjouissant de travailler pour des salaires de misère et dans des conditions dégradantes, de ne pas pouvoir envoyer leurs enfants à l'école et de vivre dans un environnement dévasté ; enfin, le mouvement populaire veut absolument des règles, mais pas celles de l'OMC actuelle.

C'est pourquoi, comme le disent les militants anglophones, dans un raccourci admirable, il faut « fix it or nix it », réparer l'OMC ou l'abolir.

SUSAN GEORGE.

 

(1) Lire l'ouvrage collectif d'Attac, Contre la dictature des marchés, La Dispute/Syllepse/VO Editions, Paris, 1999, 158 pages, 35 F.

 

 

LE MONDE DIPLOMATIQUE | JANVIER 2000 | Pages 4 et 5
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