Copyleft :
une nouvelle forme de droit d’auteur
à l’époque de l’Open Source ?
PHILIPPE AMBLARD
Fruit de la mouvance libertaire de l'Internet, le
concept de copyleft trouve ses origines dans le monde du logiciel.
Les bases de ce « free software movement » ont
été jetées en 1984 par Richard Stallman avec son
projet GNU. Est ainsi né le premier système d’exploitation
dit « libre », car son utilisation, sa copie, sa
redistribution voire sa modification étaient laissées au libre
arbitre de son utilisateur. Réunissant une communauté d’internautes
de plus en plus importante, ce mouvement constitue désormais un
courant de pensée influent qui, en 1998, s’est fédéré
sous le nom d’ « Open Source »,
formule qui recouvre toutes les expériences d’accès
libre au code source des logiciels. À ce propos, il est important
de noter que le concept de copyleft insiste moins sur la liberté
de copie et de redistribution que sur le fait que la copie et la modification
du logiciel doivent toujours ensuite rester libres afin de former un
fonds commun où puiseront les créateurs de logiciels. Au-delà
du cas originel du logiciel, le copyleft s’est à
présent étendu à l’ensemble des contenus littéraires
ou audiovisuels en ligne sur l’Internet.
Cette évolution nous amène donc à nous interroger
sur l’évolution et l’avenir de la propriété
intellectuelle. Sommes-nous face à une nouvelle forme de droit
d’auteur ?
Pour répondre à cette question, il nous faut connaître
les véritables fondements du copyleft.
Quels sont-ils et sont-ils compatibles avec notre conception européenne
de la propriété littéraire et artistique (I) ?
Cette pensée issue de l’Open Source porte certes
en elle l’approche du copyright anglo-saxon centrée
plutôt sur la composante patrimoniale du droit d’auteur (A) ;
mais elle est néanmoins respectueuse des prérogatives morales
de l’auteur que nous jugeons essentielles (B).
C’est pourquoi la communauté scientifique, en tant que
lieu d’échanges des idées et de production cumulative
des savoirs, est particulièrement réceptive à ce nouveau
concept.
Les principes promus par le mouvement Open Source sont des
réponses aux nouveaux défis de la publication de la recherche
scientifique (II). La diffusion des travaux scientifiques obéit
en effet à des règles et usages qui ne sont pas toujours
en accord avec la conception plus individualiste du droit d’auteur (A).
Le choix de l’Open Source associé à la publication
en ligne apparaît alors comme un moyen de publier plus librement
les résultats de la recherche dans un contexte de partage du
savoir, comme nous le voyons dans le cas du projet HyperNietzsche (B).
I. FONDEMENTS ET PRINCIPES DU COPYLEFT
Une simple étude sémantique du terme copyleft
indique déjà une référence au copyright.
Il est possible de traduire ce jeu de mots, comme le veut un usage
déjà avéré, par « gauche d’auteur »
ou « permis de copie », en opposition à « droit
d’auteur » ou « droit de copie ».
On pourrait plus simplement traduire le terme de copyleft
par « permis d’auteur » car cette forme
de copyright implique que l’auteur choisit de donner
libre accès à son œuvre en posant des conditions de
redistribution qui ne permettent au redistributeur de n’apposer
aucune restriction additionnelle à l’acte de redistribuer
ou modifier son œuvre (à l’origine un logiciel). Le
copyleft est un concept général ; pour
protéger une œuvre, il faut écrire des licences de
redistribution.
Le concept de copyleft est donc marqué par un souci
général de garantir l’accès libre et effectif
de l’utilisateur à l’œuvre mais, dans la pratique,
recouvre plusieurs réalités particulières selon les
supports où il s’applique. C’est pourquoi, bien que
les fondements restent identiques dans ses diverses applications (A),
nous limiterons notre exposé sur les principes du copyleft
aux seules œuvres littéraires (B).
A / UNE APPROCHE DES FINALITÉS
HÉRITÉES DU COPYRIGHT AMÉRICAIN
Le copyleft et le copyright partagent la même
finalité mais divergent sur les moyens pour y parvenir. En matière
de propriété intellectuelle, aux États-Unis, le but
primordial de la création littéraire et artistique est la
promotion du savoir. Très clairement, la Cour suprême
a rendu des décisions marquantes en ce sens. La logique du copyright,
par le monopole légal mais temporaire qu’il instaure au
profit de l’auteur, consiste à encourager le travail intellectuel,
à inciter la création littéraire ou artistique. Mais
comme le rappelle la clause constitutionnelle américaine, cette
« récompense » de l’auteur n’est
que le moyen « de promouvoir le progrès du savoir ».
Cette conception économique du copyright américain,
où l’intérêt privé de l’auteur sert
en définitive l’accès du public au savoir, peut être
résumée par cet attendu d’un arrêt de 1984
de la Cour suprême :
« La portée limitée du monopole du titulaire
du copyright, ainsi que la durée constitutionnellement
limitée de ce même copyright, reflète l’équilibre
d’intérêts légitimes mais concurrents :
La création est encouragée et récompensée, mais
la motivation personnelle de l’auteur sert finalement la cause
du large accès du public aux arts littéraires, musicaux
ou autres. Le premier effet de notre loi sur le copyright
est de fixer une juste rétribution du travail créatif de
l’auteur. Mais l’ultime but est par cette incitation, de
stimuler la création artistique dans l’intérêt
général de tous. »
Cet attendu est représentatif de l’importance accordée
aux valeurs constitutionnelles américaines, dans un esprit largement
influencé par le siècle des Lumières.
De la même manière, les partisans du copyleft
citent l’un des fondateurs de la Constitution américaine,
Thomas Jefferson, pour mieux exposer leur idéal de liberté :
« Que les idées puissent se propager librement à
travers le monde, pour une instruction morale et mutuelle de l’homme,
et l’amélioration de sa condition, semble avoir été
étrangement et bénévolement édicté par la
nature... et comme dans l’air que nous respirons, où nous
nous déplaçons, impossible de confinement ou d’appropriation
exclusive. Les inventions aussi, par nature, ne peuvent être
sujettes à la propriété. »
La finalité du copyleft est également la promotion
du savoir et le progrès de la connaissance pour un public de
plus en plus large. Mais la logique en est inverse de celle du copyright.
Au lieu d’une réservation de l’œuvre au seul
profit de l’auteur, est proposée la création d’un
fonds commun mis en ligne, auquel chacun peut ajouter sa contribution,
mais duquel personne ne peut retrancher une contribution. Vu l’opportunité
de la vaste diffusion qu’offrent des réseaux tels qu’Internet,
les fondateurs du copyleft pensent en effet beaucoup plus
efficace de promouvoir la libre disponibilité des contenus mis
en ligne plutôt que de faire respecter leurs droits pécuniaires
privatifs. Se développant initialement dans le monde du logiciel,
le copyleft permet le libre accès au code source du
logiciel, sa libre redistribution et sa copie. L’utilisateur
peut également améliorer le logiciel ou l’adapter
à ses besoins spécifiques. Mais, conformément au programme
initial, toutes les modifications ou améliorations doivent être
versées dans le fonds commun des programmes libres. À toutes
ces étapes de diffusion ou de transformation, les utilisateurs
sont tenus de mentionner toujours le nom de l’auteur du logiciel
initial et de faire référence aux conditions d’utilisation
inspirées des principes du copyleft.
L’intérêt de tous est donc de contribuer à l’enrichissement
du fonds afin de disposer de programmes libres adaptés à
leurs besoins. Suivant ce même principe de libre accès au
savoir, au-delà des logiciels, des licences ont été
spécialement adaptées pour des contenus à caractère
littéraire ou artistique tels que l’Open Content,
toujours pour constituer ce fonds commun de connaissances.
B / UN CONCEPT RESPECTUEUX
DES PRÉROGATIVES MORALES DE L’AUTEUR
Il est certain que le droit d’auteur français est totalement
étranger aux finalités ultimes du copyleft. Toute
la philosophie du droit d’auteur français est sous-tendue
par l’inaliénabilité du lien entre l’auteur
et son œuvre, prolongement naturel de sa personnalité. L’œuvre
se confond presque avec son auteur. L’essentiel est de protéger
l’auteur.
Néanmoins, l’Open source, ou plus spécifiquement
l’Open Content, bien que ses fondements soient en contradiction
avec la conception française du droit d’auteur, respectent
les droits essentiels de l’auteur. D’un point de vue strictement
juridique, à certaines conditions, le copyleft peut
être compatible avec le droit d’auteur français.
Mais c’est une nouvelle logique où l’œuvre
passe avant l’auteur. Les règles du droit d’auteur,
avec le copyleft, sont utilisées pour s’assurer
de la libre diffusion de l’œuvre, et non pour assurer à
l’auteur une totale maîtrise sur son œuvre. En optant
pour le copyleft, l’auteur choisit de contribuer à
enrichir un fonds commun. Mais, conformément à la convention
internationale de Berne du 9 septembre 1886, ses prérogatives
morales ne doivent pas être oubliées, au contraire. Le copyleft
ne peut, en effet, être envisagé que comme un choix conscient
et maîtrisé par l’auteur. Comment ?
C’est à l’auteur de préciser les conditions
de la diffusion de son œuvre avec une licence d’utilisation.
Cette licence est l’occasion de réaffirmer aux futurs « utilisateurs »
le respect de la paternité et de l’intégrité
de l’œuvre. De même, l’auteur contrôle
toujours le moment de divulgation de son œuvre, mais surtout
les conditions de reproduction et de représentation. Sur ces
points, la licence copyleft s’attachera à rendre
la copie et la redistribution de l’œuvre libre, à
condition que les copies soient faites dans une finalité non
commerciale. En d’autres termes, l’œuvre copyleftée
doit rester libre et accessible et toujours mentionner le nom de son
auteur et la référence à la licence.
Enfin, la liberté contractuelle permet à l’auteur
de prévoir toute une variété de licences adaptées
à ses vœux ou besoins. C’est ainsi qu’il pourra
prévoir d’éventuelles modifications de son œuvre,
si celles-ci sont clairement identifiées, dans le respect de
la paternité de chacun. De même, le principe de libre diffusion
n’empêche pas l’auteur de prévoir le paiement
d’une redevance pour l’utilisation de son œuvre.
Mais après paiement de la redevance, dans le respect des principes
du copyleft, le licencié doit pouvoir librement copier
et redistribuer l’œuvre.
II. LE COPYLEFT
ET LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
L’essentiel pour les chercheurs est le progrès et la diffusion
des connaissances. Il est donc important d’avoir conscience
des particularités de l’édition scientifique (A)
pour mieux comprendre l’intérêt que présente
le concept de copyleft à leurs yeux (B).
A / PARTICULARITÉS DEiL’ÉDITION SCIENTIFIQUE
Dans l’édition scientifique, ce qui importe surtout pour
le chercheur est que ses pairs reconnaissent la valeur de ses travaux
et sa paternité intellectuelle sur ceux-ci. La publication est
donc rarement motivée par des intérêts économiques
mais par des incitants non monétaires tels que la renommée,
les titres de distinction, les prix... Pour quelles raisons ?
En fait, la publication scientifique est le principal critère
d’évaluation du chercheur. Les prérogatives patrimoniales
attachées au droit d’auteur n’ont donc que peu de
conséquences pratiques pour les chercheurs. De plus, les revues
ou les ouvrages à caractère scientifique touchent un
lectorat assez réduit. Sauf exception, face à un petit nombre
d’éditeurs scientifiques, il est parfois difficile pour
les chercheurs de faire éditer leurs travaux. C’est pourquoi,
dans l’édition scientifique, les chercheurs sont si peu
rémunérés, voire pas du tout pour leurs articles dans
les revues scientifiques renommées.
Par contre, la communauté scientifique attache beaucoup d’importance
à ce que la paternité et l’intégrité de
l’œuvre scientifique soient respectées car ce sont
sur ces droits moraux que repose la renommée d’un chercheur.
B / AVANTAGES DU COPYLEFT :
L’EXEMPLE DE L’HYPERNIETZSCHE
La diffusion en ligne a très tôt été perçue
par la communauté scientifique comme un moyen de toucher un public
beaucoup plus large que les revues scientifiques traditionnelles.
Les principes du copyleft ont donc souvent reçu un accueil
favorable de la part des chercheurs qui poursuivaient les mêmes
fins d’échange et de progrès des savoirs que le mouvement
Open source. Pourtant, les grandes revues scientifiques sont
encore préférées par les chercheurs car elles sont,
jusqu’à maintenant, les seuls lieux de validation, par
le système des « referees ». C'est pourquoi
les sites scientifiques n’ont pas encore supplanté les
revues, bien qu'ils soient de meilleurs vecteurs d’échange
d’idées.
Les projets tel que l'HyperNietzsche sont donc intéressants
car ils entendent associer les avantages de la diffusion sur Internet
avec la rigueur de la procédure d’évaluation par les
pairs et trouvent dans le copyleft un concept adapté
à leur fonctionnement.
L’HyperNietzsche est un site dédié à la recherche
philosophique sur Nietzsche, dont la particularité est constituée
par ses modalités de sélection des articles mis en ligne,
inspirées du système des « referees »
ou des comités de lecture. Au sein de l’association HyperNietzsche,
un comité scientifique réunissant des chercheurs reconnus
a pour mission de juger de la qualité scientifique des articles
proposés. Si l’article est accepté, celui-ci est alors
mis en ligne et son auteur fait alors partie de l’association.
La deuxième particularité du projet est le choix laissé
aux auteurs des contributions quant aux conditions de diffusion.
L’avantage du copyleft, associé à la publication
électronique, est de permettre une plus grande accessibilité
aux travaux sur Nietzsche. Les frais sont minimes ou nuls et les œuvres
numérisées sont facilement consultables à partir des
postes des utilisateurs intéressés. Les spécialistes
peuvent ainsi mieux échanger les résultats de leur travaux.
En outre, toutes les licences garantissent aux contributeurs le respect
de leur paternité et l’intégrité de leurs contributions.
De même le sérieux de la sélection des articles est
l’assurance d’une reconnaissance pour le chercheur de
la validité scientifique de ses travaux mis en ligne.
Lorsque, à l’instar de la recherche scientifique, la diffusion
du contenu intellectuel est plus importante que la protection de la
forme ou du support, le copyleft apparaît comme une
nouvelle approche de la propriété littéraire plus adaptée
aux exigences des chercheurs. À condition que la paternité
et l’intégrité de l’œuvre scientifique
ainsi que sa validité soient garanties, la recherche a tout à
gagner en adoptant ces principes de libre disposition et de mise en
commun des savoirs.
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