Dernière(s) balise(s) avant mutation
Pour que la Liberté soit une idée neuve en Europe

Par Frédéric Couchet, Benjamin Drieu et Aris Papathéodorou

La révolution du libre est en marche depuis près d'une quinzaine d'années et rien ne semble l'arrêter pour le moment. En partie grâce à «Linux», le libre suscite l'intérêt des médias, des décideurs et du grand public. Les manifestations autour de GNU/Linux et du libre se multiplient, certaines visant un public de professionnels (comme la Linux Expo), d'autres visant les développeurs (comme le Libre Software Meeting) ou encore le grand public (comme les Samedis du Libre).

Un point commun à la plupart de ces manifestations : elles sont techno-centriques et mettent principalement en avant les avantages techniques et de coût indéniables des solutions libres. L'aspect communautaire et l'esprit de société alternative sous-jacente à la philosophie du libre sont la plupart du temps passés sous silence comme on oublierait d'inviter la fée carabosse pour fêter la naissance du petit dernier.

Le mode de production du logiciel libre, basé sur une théorie non propriétaire de l'information, serait une jolie fable utopique si depuis près de 15 ans ce mode n'avait pas démontré de façon pratique qu'il est cohérent et fonctionnel. L'une des forces du logiciel libre est d'avoir bâti une théorie légale, via notamment la Licence Publique Générale de GNU, qui a permis la mobilisation d'une extraordinaire quantité d'énergie. Pour éviter que quiconque puisse accaparer les logiciels, Richard Stallman ressourça le droit d'auteur en popularisant un nouveau type de licence, dénommée «licence publique générale» (GPL), qui protège un logiciel contre tout verrouillage technique ou légal de son utilisation, de sa diffusion et de sa modification. Sous l'influence de cette licence, une production de logiciels considérable et variée se développe avec le dénominateur commun de la liberté. Les informations nécessaires étant disponibles, chacun peut adapter ou améliorer les logiciels à sa convenance et les redistribuer, gratuitement ou non, mais sans contrôle de la redistribution par des tiers.

Pourquoi existe-il des personnes qui font des logiciels libres ? La réponse la plus simple et sans doute la plus juste est fournie par Eben Moglen, le co-auteur de la GPL avec Stallman. Pour Moglen, c'est «juste une question humaine. Semblable à la raison pour laquelle Figaro chante, pour laquelle Mozart a écrit pour lui la musique qu'il chante, et pour laquelle nous construisons tous de nouveaux mots : parce que nous pouvons. L'Homo ludens rencontre l'Homo faber. La condition sociale de l'interconnexion globale que nous appelons l'Internet rend possible la créativité pour chacun d'entre nous dans des voies nouvelles, et que nous n'apercevions même pas en rêve. À moins que nous n'autorisions la " propriété " à interférer.»

La croissance du réseau et celle du logiciel libre sont bien entendu intimement liées. Les logiciels libres représentent l'architecture technique de l'Internet, et celui-ci a permis, par la mise en connexion de chacun avec tout le monde de modifier les règles du jeu, d'éliminer le vieux modèle de production centralisateur ploutocratique au profit d'une production coopérative. Cette production n'étant aliénée par personne, n'obéissant à d'autre règle que son adéquation avec le besoin de l'utilisateur, et non du marché, où la qualité ou la disponibilité d'un logiciel ne sont qu'un facteur de concurrence comme un autre.

Ainsi une bande de programmeurs mobilisés derrière une idée simple (et non pas derrière un homme ni un drapeau), utilisant la transformation sociale initiée par le réseau a pu produire parmi ce qui se fait de mieux dans le monde du logiciel, a pu bouleverser les cycles de développement classiques et a pu profiter de l'interconnexion globale des utilisateurs et des producteurs (souvent les mêmes personnes !) pour s'engager dans des voies innovantes souvent négligées.

Pour autant, ne vanter que les mérites techniques des logiciels libres en négligeant leur philosophie conduit à une impasse. L'enjeu réel du logiciel libre est avant tout social et politique. Si les logiciels libres suscitent aujourd'hui un intérêt technique à court terme, leur avantage technique n'est que la retombée, après quinze ans de combat, d'un modèle qui vaut surtout par ses effets à long terme. Ne voir que le court terme, c'est s'exposer continuellement à retomber dans les pièges du logiciel propriétaire, c'est ne pas apprendre. Le vrai moteur du Libre Logiciel est bien la Liberté, terme devant être pris dans le sens civique, politique : liberté d'expression, liberté d'association, liberté d'entreprise, liberté d'user à sa guise de l'information disponible et de la partager au bénéfice de chacun, donc de tous.

De plus en plus de personnes peuvent utiliser les logiciels libres pour leur côté pratique, mais cela n'accroît pas pour autant la communauté du logiciel libre et ne la pérennise pas. Le combat du logiciel libre doit perdurer tant que la notion de logiciel existera (ce qui, d'après Moglen, s'étend aussi au logiciel culturel). Or, qui peut garantir que les logiciels libres que nous utilisons actuellement seront toujours pertinents dans trente ans ou tout simplement l'année prochaine ? Nous ne braderons pas notre liberté pour de simples questions de commodité. Nous devons soutenir le logiciel libre pour ce qu'il est, même si le logiciel propriétaire devait s'avérer momentanément plus puissant ou plus efficace. Les questions de liberté et d'intérêt social sont au centre des préoccupations du monde du libre.

Le mouvement du logiciel libre, se référant à l'utilité sociale, s'oppose à l'appropriation individuelle de la production intellectuelle dans le logiciel.

Profitant actuellement du succès des nouvelles technologies de l'information et de la communication, des groupes d'intérêt se mobilisent pour renforcer la dérive vers l'appropriation intellectuelle, au détriment de l'intérêt général qui veut que les connaissances soient un bien public universel, et également au détriment des droits fondamentaux que sont la liberté d'accès à l'information et la liberté d'expression. Profitant des idées reçues et des fantasmes collectifs qui circulent sur les nouvelles technologies et sur les nouvelles interactions sociales, stigmatisant le partage et matérialisant l'immatériel, les lobbies de l'appropriation intellectuelle n'hésitent pas à détourner le droit d'auteur, principalement pour le plus grand profit de ceux qui deviennent justement inutiles à la production numérique. Et tant pis si le citoyen voit disparaître des droits qu'il lui semblerait naturel d'exercer dans la rue ou dans une société analogique ! C'est pourtant oublier un peu vite que la motivation originelle et officielle de la propriété intellectuelle était, et est toujours, de préserver l'intérêt de l'Humanité en reversant dans le domaine public une oeuvre qui survit ainsi à son créateur.

Finalement, le mouvement du logiciel libre prend racine dans un idéal qui postule la liberté absolue et le caractère universel du savoir et de l'information ; idéal qui n'est pas exclusif au logiciel.

Les atteintes régulières infligées à cet idéal ne sont pas l'exclusivité du logiciel et l'actualité brûlante de la brevetabilité du savoir ou du vivant en est un exemple frappant.

L'un des derniers outrages subis fût le renoncement de Munich, devant les pratiques de l'Office Européen des Brevets. Les renoncements de Munich «à peine constatés que le sommet de Nice se pointe à l'horizon... Par la modification de l'article 133 du traité d'Amsterdam, on vise à ramener «les services, les investissements et les droits de la propriété intellectuelle» dans le «champ d'application de la politique commerciale»  c'est-à-dire, en particulier, à exclure ces questions du domaine du vote à l'unanimité, pour leur appliquer un vote à la majorité qualifiée qui induira, automatiquement, des solutions ultra-libérales, c'est-à-dire anti-européennes.

L'opération «brevets sur les logiciels» s'intègre bien entendu dans une démarche globale visant à breveter (propriétariser) les savoirs, alors même que l'exemple du logiciel libre démontre a contrario que la propriétarisation du savoir conduit à un appauvrissement de la quantité et de la qualité des savoirs, de la diversité, et par voie de conséquence du progrès. Toutes les ressources intellectuelles sont sous la menace des volontés mortifères visant à appliquer les règles de l'OMC au secteur de la propriété intellectuelle.

Les actions de sensibilisation intenses menées par divers groupes, notamment l'Alliance EuroLinux, ont permis qu'un début de débat s'ouvre enfin dans le champ de la brevetabilité du logiciel, sans pour autant parvenir à remettre en cause les pratiques actuelles d'un organisme à but lucratif comme l'Office Européen des Brevets. Cet office n'a pas seulement la responsabilité de pratiques scandaleuses, et contraires à l'esprit de la loi, dans le domaine du brevet logiciel, mais également dans le domaine du vivant, des méthodes éducatives... Le logiciel est, sans doute, l'une des premières productions immatérielles visées par différents textes législatifs. L'explication est en simple : le logiciel est trop ésotérique pour le grand public. Celui-ci ne se sent pas concerné, et n'est donc pas prêt à se mobiliser. C'est pourquoi le logiciel a été la première cible, et les zélateurs du brevet logiciel ont dû sans doute être quelque peu surpris de la mise en place d'une opposition constructive sur le sujet, face à leurs projets préparés en catimini, opposition qui les a fait reculer. Pour le moment. Mais, pour combien de temps encore ? La simple mise en lumière de leurs pratiques, par l'utilisation de réseaux européens de militants du logiciel libre, a fait beaucoup pour cette reculade provisoire. Que voulez-vous, les propriétariens, sont comme les fouines : ils n'aiment pas la lumière du jour. Pour autant, tout ceci est-il suffisant ? Élargissons peut-être le débat au delà du cercle des informaticiens, au moins en ce qui concerne la problématique et les formes de résistances que nous devons utiliser. Le combat ne fait que commencer ! Les logiques politiques en oeuvre sont les mêmes dans tous les champs de la brevetabilité et, sans doute également, dans d'autres domaines comme la liberté d'expression.

À côté du modèle de développement Bazar mis en avant par certains développeurs du libre, existe un modèle d'organisation plus classique dans les organisations militantes du libre. Celles-ci sachant pertinemment que l'organisation structurée basée sur la volonté de quelques-uns peut emmener vers des horizons a priori inaccessibles.

A l'occasion de la première conférence Debian, Thierry Laronde disait très bien :

«La volonté de certains hommes est ce qui permet de lutter contre l'augmentation de l'entropie, l'évolution vers un état probable qui, forcément, est un déclin : les succès du logiciel libre étaient improbables, parce que le logiciel libre est une entreprise humaine. La réussite du Libre est improbable : elle ne sera jamais la conséquence d'un laisser-faire. Et vouloir cantonner, sous de fallacieux prétextes, les discussions sur le Libre aux seuls aspects techniques, en feignant de croire que ces débats philosophiques sont de vaines querelles politiciennes, c'est, au mieux, avoir la vue courte : car seuls les imbéciles peuvent croire qu'en refusant de militer pour leurs idées, ils empêcheront leurs adversaires de faire avancer les leurs, surtout quand ces adversaires n'ont pour vaincre qu'à jouer d'une formidable inertie...»

À l'heure de l'immatériel, apprenons à nous matérialiser ! Thierry Laronde faisait, à tous ceux voulant rester libres, un appel dans «la mort du logiciel libre» d'utiliser la zeligConf comme lieu de rencontre.

Nous aimerions renchérir sur cet appel, et l'étendre aux militants du logiciel libre. Utilisons la zeligConf comme espace de rencontres, de réflexions collectives sur les questions de l'activité militante du libre. D'autant plus que certains thèmes de la zeligConf concernent directement les problématiques auxquelles nous sommes confrontés; que de nombreux européens seront présents et que le débat est européen.

Internet doit être un instrument de rassemblement, permettant aux mouvements militants de s'organiser, de communiquer, d'échanger, de se faire entendre. Ceci ne doit pourtant pas faire oublier l'importance d'une action locale, décentralisant également le mouvement, se manifestant à des points stratégiques, maintenant une dynamique conviviale. Internet met à notre portée le rêve d'un bureau planétaire où chaque activiste (i.e. «personne qui s'active») peut mettre sa force de travail à portée de voix de l'ensemble de ses voisins, mais pour autant, l'action militante ne peut se concevoir sans l'accolade, sans la présence de l'autre.

La zeligConf se veut être une «rencontre entre ceux qui sont issus du monde politique, ceux qui viennent du logiciel libre, et ceux qui font de l'" hacktivisme ", le Net générant des formes d'action qui lui sont propres.»

Dans le passé des actions de l'APRIL, l'expérience montre que la richesse (et la force) d'une telle association a été justement la synthèse entre informaticiens et non techniciens, bouleversant certaines mentalités et certaines formes d'actions. L'expérience de l'opération «intimidations gourmandes» lors de l'arrivée d'Amazon France est symptomatique de cette fusion, ayant à la fois mobilisé de façon électronique et également matérielle, en battant le pavé pendant trois heures.

Poussons plus loin l'expérience et les réflexions, et profitons de la zeligConf pour apprendre chacun des expériences des autres.

L'Internet n'a pas de limite, notre énergie non plus. Devant les attaques des parangons de l'appropriation intellectuelle, devant les atteintes aux libertés fondamentales de l'individu et de l'Humanité toute entière, on pourrait considérer notre discours comme pessimiste. Mais comment considérer ces tentatives d'appropriation du bien commun autrement que comme les ultimes soubresauts spasmodiques d'une machine en perte de vitesse qui n'a pas pu s'adapter aux nouvelles règles du jeu, non pas par faute d'essayer mais pas vice fondamental de conception ? Nos adversaires ont beau porter à la fois costume et sourire arrogant, ils ne savent pas encore que la mutation est irrémédiablement engagée. Ils ont déjà perdu, mais il est encore trop tôt pour crier victoire. Rassemblons nous, partageons nos expériences, occupons les points électroniques stratégiques et qu'un cri joyeux, qui enfle et qui emportera tout sur son passage parte de la zeligConf.

«I sound my barbaric yawp over the roofs of the world» Walt Whitman, Song of Myself, Leaves of Grass («Je fais retentir mon cri sur les toits du monde»)

Paris, le 11/12/2000,
Frédéric Couchet (mad AT april.org), Aris Papathéodorou (aris AT samizdat.net), Benjamin Drieu (benj AT april.org).

Copyright (C) 2000 Frédéric Couchet, Aris Papathéodorou, Benjamin Drieu. Version originale du texte : http://www.april.org/. Les copies conformes et versions intégrales de cet article sont autorisées sur tout support pour peu que cette notice soit préservée.

Références:

Note des auteurs :

vous pouvez soutenir ce texte, qui est un appel, et le co-signer avec vos pieds, en venant à la zeligConf (notamment le dimanche 17/12 qui est plutôt réservé à ce rassemblement). Vous pouvez également le co-signer formellement par un mail à signe-zelig@april.org, en précisant votre fonction ou poste si nécessaire. Vous pouvez également envoyer vos commentaires aux auteurs (voir leurs adresses ci-dessus).