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Dissidents décidés

On voulait travailler à ce que les acteurs des mouvements sociaux s'approprient la communication comme une part intégrante de leurs luttes. Avec le postulat que le Net - un média d'un coût accessible - et le réseau permettent des libertés, des possibilités que l'on ne trouve pas ailleurs.

Qu'est ce que vous faites dans votre vie de militant ?

Je m'occupe du serveur et du web samizdat.net, qui est à la fois web et mailing liste. Un groupe qui travaille sur les nouvelles technologies. Ce n'est pas juste un web, c'est un projet plus global sur l'utilisation alternative du Net sous tous ses aspects.


Quel est votre objectif ?

Au départ on voulait travailler à ce que les acteurs des mouvements sociaux s'approprient la communication comme une part intégrante de leurs luttes. Avec le postulat que le Net - un média d'un coût accessible - et le réseau permettent des libertés, des possibilités que l'on ne trouve pas ailleurs. Ça justifie le choix du Net. Aujourd'hui, notre audience dépasse la population intéressée par les mouvements sociaux : nous traitons du logiciel libre (avec ses innovations, ses ouvertures pour les individus et leurs actions) ; nous nous adressons aussi à chacun des individus composant la multitude. C'est pour ça que nous organisons Zelig. Notre projet est de créer une connexion entre des sujets différents mais qui partagent une culture commune, que ce soient des hackers, des partisans du logiciel libre...


Vous sentez-vous visés, intentionnellement ou objectivement, par les tentatives de contrôle du Net ?

Tu te sens forcément inquiété par toute tentative d'introduire un contrôle quelconque des contenus, ça évoque le processus traditionnel de la censure, de la moralisation, les effets en sont déjà perceptibles (par exemple, avec Internet Explorer, on a une fonction de filtrage comprise dans le logiciel). Avec tous les côtés idiots et néfastes de ce genre de systèmes. On filtre le sexe, on ne plus aller sur des sites traitant de l'IVG, du Sida ou des femmes... et sans même que ça bannisse les sites porno ! Je ne veux pas tomber dans l'esprit de défaite de l'Internet, ni critiquer jusqu'à la paranoïa catastrophiste, car en réalité, la vraie question est : est ce qu'ils ont vraiment les moyens de censurer ? J'en doute, vu la complexité et la structure du réseau.


C'est de la paranoïa, ou le Net alternatif est vraiment en perte de terrain ?

C'est un effet de trompe-l'oeil : un certain nombre d'acteurs de l' Internet alternatif ont l'impression d'être noyés par les sites .com, mais le Net non marchand, solidaire, citoyen, est certainement beaucoup plus développé qu'il y a quelques années. Il y a certainement beaucoup plus de richesse aujourd'hui. Je ne serai pas inquiet tant qu'il y aura un bassin de créativité ! Ce qui serait inquiétant c'est que les gens perdent l'envie d'utiliser leur cervelle et se contentent de consommer du portail et du service commercial.


La menace qui a pesé sur les radios libres ne pèse donc pas sur le Net libre ?

Le Net ne finira pas comme les radios libres car l'espace et les possibilités qu'il offre sont infinis. Le Net repose sur du logiciel libre. C'est fondamental. Les utilisateurs peuvent s'approprier et réutiliser les outils, ça veut dire qu'ils ont à portée de main la possibilité de créer sur le Net avec peu de moyens. Alors qu'avec les radios et les médias traditionnels il est impossible d'atteindre des niveaux de diffusion intéressants si on ne fait pas des investissements lourds.

Regardons ce qui se passe avec Napster. Même si Napster perd son procès, il y a déjà des projets comme Gnutella, Scur ou Freenet, qui sont libres et qui élargissent le principe de la diffusion directe entre particuliers, simples utilisateurs du réseau. Napster ne m'est pas sympathique. C'est le principe d'échange de fichiers MP3 entre particuliers qui est intéressant. Leurs motivations ne sont pas importantes non plus. Ce qui est très important est que Napster a reposé la question de l'échange direct, qui est en fait la caractéristique principale du réseau. Avec Gnutella on passe à la possibilité d'échanger tout type de fichiers, pas seulement des fichiers musicaux. Avec Freenet, on commence à garantir la confidentialité de ces échanges.


Cela ne présente pas de risques ? Pour le militant que vous êtes, ce n'est pas gênant de voir diffuser du matériel néo-nazi sur des serveurs de partage de fichiers comme Hotline ?

Bien sûr, ça me gène totalement, mais ma réaction à ça est : 1) " les nazis, ça se combat dans la société réelle ". Il ne faut pas inverser le problème. S'il y a des messages nazis sur le Net, c'est que dans la société moderne il y a des individus qui se réclament des idéologies du racisme, de l'exclusion, de la haine... et donc : 2) Ce sont ces idées qu'il faut combattre, et non exploiter leur présence sur le réseau pour limiter la liberté d'expression de la très grande majorité des utilisateurs, qui ne sont pas des nazis. Personne n'aurait jamais l'idée d'ouvrir systématiquement le courrier de tout le monde sous prétexte qu'une poignée de nazillons s'en sert pour envoyer des colis piégés et échanger de la littérature odieuse...


Quels sont, selon vous, les mobiles des censeurs ?

Je pense qu'il y a des gens qui ne sont pas dupes et qui utilisent ce moyen par démagogie, parce qu'ils veulent prendre le contrôle des nouveaux médias ou ne pas perdre celui qu'ils détiennent sur les anciens.

Pour beaucoup, c'est une espèce de réaction de peur à l'égard d'instruments de communication qui garantissent une liberté effective de s'exprimer, comme on n'en avait jamais vu depuis la loi sur la liberté de la presse en 1781, depuis la lecture publique des gazettes dans les cafés et les clubs républicains. Parce que, bien sûr, personne n'a envie que ses enfants tombent sur des contenus dérangeants ou inopportuns sur le Net.


Alors, comment réagir ?

Je ne crois pas que la censure soit la bonne réponse. Ce qu'est la censure, on le sait avec les dictatures des pays de l'Est ou d'ailleurs. Pour un intégriste catholique, la simple image de deux hommes qui s'embrassent est de la pornographie, insupportable. Pour quelqu'un d'autre ça pourrait être juste la photo de papa et papa. Quelle est la définition objective, légale, de la pornographie ? où commence-t-elle et où finit-elle ? A qui va-t-on déléguer le contrôle ? Pour le dire avec Oreste Scalzone sur Powow [ITW ORESTE SCALZONE], "qui contrôle les contrôleurs ?" Il ne faut pas avoir la vue courte, et toujours revenir au principe de base : on ne peut pas isoler les utilisations crapuleuses du Net des réalités sociales qui les produisent. C'est sur ces dernières qu'il faut intervenir. Les arguments du camp adverse, je les connais par coeur.

Je vais vous donner un exemple précis : je suis beaucoup plus inquiet d'apprendre selon de récents sondages que près de la moitié des Français soupçonnent les juifs d'avoir " un rapport particulier " à l'argent - signe de la persistance de l'antisémitisme dans la société française - que de voir un message néo-nazi sur un forum.

La cause est une chose, l'effet en est une autre. Or il faut s'attaquer aux causes. Ça paraît évident, mais il faut apparemment insister.

Il y en a qui parlent de labellisation des sites, pour mieux s'y retrouver.

On retombe encore une fois sur la question : "qui contrôle les contrôleurs". Le site d'Act-Up Paris est-il pornographique sous prétexte qu'on y parle crûment de sexe et de Sida ?


Qu'est-ce que vous préconisez personnellement ?

Moi, je crois à la responsabilisation des auteurs et acteurs d'initiatives sur le Net. Je suis contre toute censure, mais sur les listes de diffusion gérées par Samizdat, on ne tolérera jamais l'expression d'un point de vue raciste. C'est dans les conditions de départ, dans notre charte. Nous ne construisons pas des espaces alternatifs pour héberger des gens que je considère comme nos ennemis. On revient à l'idée d'espace communautaire, où il n'y a pas de ligne prédéfinie mais un contrat social partagé. Qui exclut, il est vrai, les points de vue contre lesquels on se bat. C'est la règle que nous, on définit dans notre espace, et que nous n'entendons pas imposer au Net tout entier. Notre conception s'oppose à l'universalité abstraite qui sert à imposer son point de vue aux autres. Nous, on ne s'arroge pas le pouvoir de détenir la vérité absolue.


Avez-vous une vision sans langue de bois de ce qu'est le Net pour la famille ?

Oui, j'en ai une. J'ai une fille de onze ans que j'ai initiée au Net pour son plaisir, pour faire ses devoirs. Bien sûr, comme tout parent, je peux nourrir des inquiétudes à l'égard de tout ce sur quoi elle pourrait tomber par hasard sur le Net. Ce n'est pas une raison pour que j'exerce du flicage, ou contrôle, préventif ou après-coup. Je ne bride pas son ordinateur et je ne fouille pas dans son historique.


C'est la raison pour laquelle vous parliez de pornographie ?

J'ai à ce propos un anecdote à raconter. Quand elle était plus petite, il y avait sur la route de l'école un kiosque où j'achetais régulièrement mon journal. Ce kiosque exhibait, à hauteur d'enfant, une importante panoplie de revues pornographiques. Je me souviens encore des yeux écarquillés de stupeur de ma fille quand elle est tombée dessus. Ma réaction a été d'acheter le journal à un autre kiosque quand j'étais avec elle. Je n'avais surtout pas envie que ma fille découvre le sexe par le biais de cet étalage.

En tant que parents on a un rôle actif de prévention à jouer. Ce qui serait faux, ce serait de tirer de ce rôle actif de grands principes universels, comme par exemple l'interdiction pure et simple de la pornographie, le renvoi à une logique prohibitionniste et spéculative.

Je vous donne un autre exemple tout aussi explicite. Je vis dans un quartier où l'on deale de grandes quantités de crack. C'est évident, je " surveille " les moments où ma fille de onze ans sort seule, je n'ai pas envie qu'elle traîne. Alors on se demande : c'est quoi le rôle des parents, entre une démission assez fréquente et un autoritarisme répressif et castrateur ? On cherche tous la pierre philosophale, l'équilibre, l'éducation qui sera capable de mener les enfants à l'autonomie, à la capacité de se défendre eux-mêmes face aux agressions de la vie. Je conseille de relire le vieux livre de Jacques Rancière " Le maître ignorant ", qui illustre cette idée assez inconvenante, que le maître, parent ou enseignant, n'est pas là pour transmettre à l'enfant un savoir tout fait, mais pour l'aider à acquérir par lui même et pour lui même.


Le Net est-il une bonne baby-sitter ?

Le Net n'est pas plus une baby-sitter que la télé. Concrètement, je me suis davantage attaché à apprendre à ma fille comment chercher ce qu'elle veut qu'à lui dire "surtout, ne va pas là, et là, et encore moins là bas". Elle est encore petite, à chaque fois qu'elle se connecte, elle me demande la permission. Mais ce qui est surtout très bien est que tout se passe dans un climat de confiance. Avec moi et sa maman elle n'évolue pas dans un contexte de flicage.


Vous travaillez au projet Freenet. Pouvez-vous nous parler de cet objet mystérieux ?

Freenet est ouvertement un projet de réseau qui s'inscrit dans la plus pure tradition du Net, mais il est encore en phase de test. Il s'agit d'un réseau qui permettrait, par un système de client-serveur distribué, de mettre en circulation des documents numériques de tout type et de façon confidentielle, en protégeant l'anonymat de ceux qui les mettent en circulation.


Très beau, mais n'est-ce pas le fruit d'une culture un peu paranoïaque ?

Le slogan de Freenet est Recabler l'Internet (rewire internet ), et c'est clairement une réponse aux volontés de contrôle des contenus, dans le but limpide de donner au citoyen lambda le moyen de s'exprimer librement, sans s'exposer aux volontés de censure et de répression.


Vous n'avez pas peur que les gens qui choisiront d'utiliser Freenet fassent au contraire l'objet d'un contrôle policier accru, sous l'impulsion de la suspicion ?

C'est exactement comme pour la cryptographie. Vous pensez soit que seules les personnes ayant quelque chose à se reprocher l'utilisent, soit que c'est une liberté fondamentale des individus que leur correspondance ne soit pas lisible par n'emporte qui.

A propos de cryptographie et de contrôle du Grand Frère, vous avez des commentaires à faire sur l'emprise du système d'espionnage anglo-saxon Echelon, contre lequel il serait inutile de crypter ses mails avec PGP, puisque les Américains seraient quand même capables de les décrypter ?

C'est probablement vrai pour la version américaine de PGP, mais pas pour la version internationale, sous logiciel libre GNU private. Ce logiciel permet de choisir non seulement son niveau de protection, mais aussi l'algorithme d'encryptage. Et je ne crois pas que tous ces algorithmes soient trouvés. De toutes façons nous ne partons pas du principe que les algorithmes sont incassables, mais que l'utilité de les casser est minime par rapport au temps et à l'effort nécessaires pour y parvenir.


D'accord, mais à quoi sert toute cette culture de la confidentialité ?

Imaginez un contexte comme celui de l'Europe des années 20 et 30. Il y avait une assez large liberté d'expression. Le principe de la confidentialité n'est pas fait pour un statu quo démocratique. Il trouve en revanche toute sa valeur quand on ne sait pas de quoi demain sera fait, ce que l'avenir nous réserve.

Prenons l'exemple de la Chine. Ce pays est l'état qui a la plus grande volonté de filtrage et de censure. Quand on demande une mesure de restriction des libertés, même si elle paraît fondée dans un cas spécifique, il faut toujours garder à l'esprit sa portée globale, et surtout ce qu'elle comporte de risque dans un cadre plus général. Rappelons qu'il a fallu se battre durement dans les années 50 pour abattre la censure préalable de la presse. Le plus anciens se souviennent de l'Humanité et de Combat pendant la guerre d'Algérie, avec des carrés blancs à la place des articles censurés.


Comment envisagez-vous la sécurité de votre serveur ?

Sur le Net, la question de la sécurité de son site ne se résout pas toute seule, facilement, avec l'installation de son Windows. Elle se résout en utilisant des outils comme Open SSH pour sécuriser la relation entre l'administrateur et son serveur ou pour authentifier les connexions sur son serveur. D'où l'intérêt d'un logiciel libre qui propose effectivement à l'utilisateur ne plus se servir " en aveugle " de ses outils, mais lui permet, en accédant aux sources, de les personnaliser selon ses propres nécessités.


Aris Papatheodorou, Samizdat.net


Propos recueillis par Cesare Piccolo le 13 octobre 2000.

http://www.powow.net/fr/contenus/articles.cfm?op_contriblist=lecinterview&id=211&ctb_subrubric=1&myRubric=2&ctb_notevote=2