Génoplante ou la privatisation des laboratoires publics Par JEAN-LOUP MOTCHANE Le Monde Diplomatique, Septembre 1999
LE projet Génoplante est l'un des exemples les plus significatifs de la nouvelle orientation que M. Claude Allègre, ministre chargé de la recherche et de la technologie, entend donner à la science française : son pilotage par l'« aval », c'est-à-dire par l'industrie privée et à son seul bénéfice. Génoplante est un groupement d'intérêt scientifique (GIS) à vocation européenne, créé le 23 février 1999 au siège de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) ; son objectif est double : développer un nouveau champ d'investigation du vivant, la génomique (1), et permettre « le développement, la défense et la valorisation d'une forte propriété industrielle (2) ». Au côté de l'INRA, ce GIS, appelé dans un an à devenir groupement d'intérêt économique européen, comprend d'autres organismes publics - le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), l'Institut de recherche pour le développement (IRD, ex-Orstom) - , ainsi que de puissants partenaires privés : Biogemma, Rhône-Poulenc Santé végétale et animale et Bioplante. Biogemma, pour sa part, réunit les groupes semenciers Limagrain (premier groupe européen et quatrième groupe mondial), Pau Euralis, les filières agricoles Sofiprotéol et Unigrains, ainsi que Bioplante, dont font partie les semenciers Desprez et Serasem. L'identification des gènes et de leur fonction joue un rôle décisif dans la production végétale (rusticité, résistance aux maladies, aux herbicides, qualités diverses) et ouvre la voie à l'amélioration des espèces. C'est pourquoi la génomique appliquée au domaine végétal fait l'objet d'une mobilisation internationale de grande ampleur, comme en témoignent la Plant Genome Initiative aux Etats-Unis, les programmes Zygia et Gabi en Allemagne, ou encore le Rice Genome Research Program au Japon, qui poursuivent des objectifs analogues. Le budget prévisionnel de Génoplante s'élève à 1,4 milliard de francs sur cinq ans, dont 40 % environ proviendront des organismes publics de recherche partenaires, 30 % environ directement de l'Etat (ministère de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, et ministère de l'agriculture et de la pêche), et 30 % des entreprises privées, sous forme d'une augmentation de leur effort de recherche. Génoplante est administré par un comité stratégique de douze membres au plus. Présidé par le directeur général de l'INRA (qui fut, par ailleurs, membre du conseil d'administration de Rhône- Poulenc Agro-chimie de 1989 à 1994), ce comité comprend aussi, pour l'instant, le directeur général de Rhône-Poulenc Santé végétale et animale, et le président du groupe Limagrain. Il devrait, à terme, être constitué à parité par des représentants des organismes publics et des partenaires privés. Les décisions se prennent à la majorité qualifiée de 61 %, sauf en ce qui concerne les nouvelles admissions et les radiations, où elle est portée à 80 %. Génoplante se consacre à deux grandes séries de programmes : Génoplante-générique et Génoplante-espèce. Dans la première, où les organismes publics sont fortement impliqués, seront menées des études de base sur deux espèces traditionnelles prises comme modèles : l'arabidopsis et le riz. Dans la seconde, qui intéresse plus particulièrement les partenaires privés, seront conduites des recherches spécifiques sur le blé, le maïs et le colza. Au sein de l'INRA, cette entreprise suscite l'opposition du syndicat CGT des chercheurs (3) et, au-delà, fait l'objet de vives critiques dans la communauté scientifique. Ces critiques portent, d'une part, sur la subordination de la recherche publique aux intérêts des grandes firmes, et, d'autre part, sur une politique de développement de la propriété industrielle conduisant à la privatisation du vivant, au détriment des agriculteurs et des citoyens. L'Etat, qui fournit pourtant 70 % du budget de Génoplante, n'y dispose, au mieux, que de la moitié des voix. Un très beau cadeau pour les groupes privés, dont les efforts en matière de recherche ne sont pas démesurés - 8 % du chiffre d'affaires pour Rhône-Poulenc, contre 12 % pour la transnationale américaine Monsanto - et qui peuvent trouver dans ce partenariat une main-d'oeuvre gratuite de substitution en provenance des organismes publics leur permettant de réduire leurs propres effectifs. Ainsi, Rhône-Poulenc annonce des licenciements dans ses centres de recherche en France, tout en investissant en Californie dans le programme concurrent de Génoplante, Agritope. Les appels d'offres lancés par Génoplante auprès des laboratoires publics - et financés par eux - peuvent aboutir à trois issues. La première, le scénario rose - et le plus invraisemblable -, est que ces propositions correspondent aux programmes de travail qu'ils ont eux- mêmes préalablement définis. Dans cette hypothèse, leurs crédits sont maintenus. Deuxième issue : certains de ces laboratoires ne répondent pas aux appels d'offres, parce que ces derniers ne cadrent pas avec leurs orientations, mais alors les 40 % de financement de Génoplante provenant des organismes publics ne leur sont plus assurés et ils doivent revoir dramatiquement à la baisse leurs ambitions scientifiques. Dernière issue, la plus probable : menacés de disparition, et sous la pression des services de M. Allègre, ils se plient aux injonctions de Génoplante. Des agriculteurspris en otage
LES conditions de conflits scientifiques et déontologiques majeurs sont donc réunies. Ainsi, les directeurs d'unité de la commission 27 du CNRS, rassemblés le 21 octobre 1998, ont-ils souligné que « le programme de génomique végétale ne répondait pas aux besoins de la communauté scientifique française, à cause de ses orientations marchandes. Génoplante privilégie un aspect technologique, certes de pointe, mais déjà routinier, aux dépens de recherches pluridisciplinaires de base. Le redéploiement des laboratoires publics choisis par Génoplante vers l'objectif de protection industrielle les détournera de leurs objectifs de recherche, tandis que les laboratoires laissés pour compte verront leur budget laminé. Déjà, le groupe de recherche Arabidopsis, associant l'INRA et le CNRS, n'est plus financé. Il a pourtant mis au point une grande partie des outils financés par Génoplante (4) ». Mais ce sont les objectifs mêmes de Génoplante qui doivent être mis en cause. Bien que, en son sein, consigne ait été donnée d'éviter soigneusement d'employer l'expression « organismes génétiquement modifiés » (OGM), c'est bien de cela qu'il s'agit pour le principal de ses partenaires privés, Rhône-Poulenc, qui vient de fusionner avec l'allemand Hoechst pour fonder Aventis et devenir le leader mondial de ce que, par antiphrase, les transnationales appellent les « sciences de la vie (5) ». D'autant que la possibilité de breveter des espèces nouvelles pourrait être ouverte en Europe par la directive 98/44/CE sur « la protection juridique des inventions biotechnologiques », qui, si elle entrait en vigueur le 30 juillet 2000 (6), rendrait l'agriculteur européen, comme son collègue d'outre-Atlantique, prisonnier de la firme à laquelle il achète des semences brevetées (7). L'intérêt financier de breveter ces espèces nouvelles est considérable pour les groupes agrochimiques. Prenons un exemple : un agriculteur sème 0,5 quintal de blé (variété reproductible par l'agriculteur) par hectare, en utilisant pour cela des semences tirées de sa récolte précédente. Son rendement brut sera de 75 quintaux par hectare. Tout les deux ans, pour que son rendement ne diminue pas, il sera obligé de racheter ses semences. Elles lui coûteront 4 quintaux par hectare environ, si l'on prend le blé comme monnaie. Son rendement annuel moyen net sera de 73 quintaux par hectare. Prenons maintenant le même exemple avec le maïs, variété non reproductible par l'agriculteur. L'agriculteur devra semer chaque année 15 kg de maïs par hectare pour en récolter 75 quintaux. Mais, tous les ans, il devra racheter ses semences, et beaucoup plus cher : elles lui coûteront l'équivalent maïs de 15 quintaux. Son rendement net ne sera plus que de 60 quintaux à l'hectare. Dans ce second exemple, à prix égal pour le blé et le maïs, le semencier multiplie son chiffre d'affaires par dix. Emblématique de cette prise en otage de l'agriculteur par les semenciers, la firme Monsanto qui, sous peine d'amendes élevées, interdit aux agriculteurs qui achètent des semences d'OGM couverts par un brevet de conserver une partie de la récolte pour semer l'année suivante. Cette stérilisation juridique a été parachevée par la mise au point d'une stérilisation génétique : le brevet Terminator permettant de fabriquer une plante transgénique fournissant un grain stérile (8).
Sans doute la fabrication d'OGM ne fait-elle pas, du moins officiellement,
partie des objectifs de Génoplante. Mais rien n'interdira aux
partenaires privés de fabriquer des plantes transgéniques
grâce au savoir-faire acquis et aux brevets déposés
dans le cadre de ce projet. Quel autre intérêt les industries
semencières et agrochimiques auraient-elles à y participer,
quand on sait que leur objectif stratégique est justement d'obliger
l'agriculteur à acheter des espèces protégées
par des brevets, et en particulier des OGM ? On comprend aisément
l'extrême prudence verbale des promoteurs de Génoplante,
et en particulier - pour une fois - de M. Claude Allègre,
car ils savent l'opinion très hostile aux organismes génétiquement
modifiés.
JEAN-LOUP MOTCHANE. (1) La génomique vise à dresser le catalogue de tous les gènes d'un organisme, à comprendre leur régulation, leurs fonctions et leur interaction. (2) Actuellement, seuls les procédés sont brevetables en France, alors que les espèces nouvelles le sont aux Etats- Unis. C'est ainsi que la multinationale Monsanto détient, directement ou indirectement, 70 % des brevets dans le domaine végétal. (3) Lire la lettre ouverte de la CGT-INRA aux membres du conseil scientifique de l'INRA : « Génoplante : détournement légal de fonds publics au profit d'entreprises privées », 18 novembre 1998. Egalement le document de quatre chercheurs, Jean-Pierre Berlan, Jean-Louis Durand, Alain Roques et Pascal Tillard : « Génoplante : une erreur stratégique ». (4) « Génoplante : une erreur stratégique », op. cit. (5) Lire Le Monde, 18-19 juillet 1999. (6) Cette directive, adoptée en juillet 1998, rapprocherait la législation européenne de la législation américaine. Soutenue par la France, elle fait actuellement l'objet d'un recours en annulation devant la Cour de justice de Luxembourg. (7) Lire François Dufour, « Les savants fous de l'agroalimentaire », et Jean-Paul Maréchal, « Quand la biodiversité est assimilée à une marchandise », Le Monde diplomatique, juillet 1999. (8)
Lire Jean-Pierre Berlan et Richard C. Lewontin, « La menace
du complexe génético-industriel », Le Monde
diplomatique, décembre 1998.
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