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INTERNET COMME MACHINE DE GUERRE

20 octobre 2000
par Cathexie

« En attendant les flics, la cybernétique », pouvait-on lire sur les affiches de Nanterre, en 1968. Or l'internet, fils de ladite cybernétique, pourrait bien représenter au contraire une mutation sans précédent dans l'expression de l'esprit humain en général et dans la lutte contre ses policiers, douaniers et usuriers en particulier.

1. En suivant Guy Debord, on peut considérer l'âge de l'information et de la communication comme l'entrée de l'humanité dans l'ère du « spectaculaire intégré » — à la fois concentré dans son mode de production et diffus dans son mode de consommation —, c'est-à-dire la substitution du monde représenté au monde vécu. Le monde de plus en plus globalisé se fragmente en individus de plus en plus isolés face à des instruments de pouvoir de plus en plus perfectionnés dont la finalité est le conditionnement des esprits, l'assujettissement des corps, l'aliénation du temps libre ou serf, la destruction de la distance objective ou subjective. Cette vision n'est que partiellement exacte — la première preuve résidant dans le fait que vous êtes en train de lire ce texte — et, poussée dans sa logique extrême, elle aboutit à une vision gnostique (ou névrotique, comme l'on veut) d'un monde définitivement et irrémédiablement dominé par le Mal.

2. Il serait erronné de ne voir dans la morne réalité de l'Occident globalitaire que la seule extension de l'idéologie capitaliste aux marchandises nouvelles que sont hélas devenus l'information, les loisirs, les divertissements, la culture, etc. L'élément déterminant des quatre derniers siècles n'est pas le surgissement de l'Etat national-bourgeois ni l'établissement du marché mondial, mais l'ensemble des techniques qui ont permis l'émergence de ces phénomènes. La loi norme et décide, le capital circule et s'échange : seule la technoscience opère la transformation réelle du monde.

3. Que les mutations technologiques récentes se soient épanouies dans le cadre du système capitaliste ne relève pas d'un rapport de cause à effet, mais plutôt de synergie : l'un et l'autre se procurent les moyens de leur renforcement mutuel. A l'investissement risqué dans la recherche et le développement répond l'optimisation de la circulation du capital, l'amélioration des moyens de production et l'élargissement des offres de consommation. Du point de vue philosophique et historique, l'inscription marchande de la technoscience n'est pas la problématique essentielle : on peut très bien imaginer la technique sans marché, mais non l'inverse dans la mesure où le marché ne s'est développé qu'à proportion des innovations technologiques permettant la réalisation concrète de son principe d'équivalence universelle, lequel suppose l'abolition physique des contraintes de temps et d'espace. Au degré le plus élémentaire, la gestion biologique et psychologique d'un stock suffisant de producteurs et de consommateurs est la condition première de l'extension de l'échange.

4. Le fait majeur des cinq derniers siècles est le suivant : entre 1500 et 2000, l'humanité est passée de 500 millions d'individus regroupés en isolats politico-culturels à 6 milliards d'individus placés en interconnexion technologique permanente, 80 % de cette évolution quantitative et qualitative s'étant accomplis au cours du seul XXe siècle.

5. La propension de la technique à s'organiser en « système autonome » est un topique de la réflexion philosophique et sociologique, qui a notamment été popularisée par les travaux de Jacques Ellul. Rappelons sa définition du système : « Le système est un ensemble d'éléments en relation les uns avec les autres de telle façon que toute évolution de l'un provoque une évolution de l'ensemble et que toute modification de l'ensemble se répercute sur chaque élément […] Les éléments composant le système présentent une sorte d'aptitude préférentielle à se combiner entre eux plutôt qu'à entrer en combinaison avec des facteurs externes […] Les facteurs agissant modifient les autres éléments et l'action n'est pas répétitive, mais constamment innovatrice. Les inter-relations produisent une évolution […] Le système en tant que globalité peut entrer en relation avec d'autres systèmes, avec d'autres globalités ». La technique présente ainsi les cinq caractéristiques propres à un système dynamique ouvert : autonomie, unité, universalité, complexité et totalisation. Ces qualités se sont trouvées récemment optimisées par l'invention de l'informatique, dont l'objet est précisément de produire un langage formel permettant la mise en relation instantée de l'ensemble des éléments d'un système ou de plusieurs systèmes entre eux.

6. Selon la théorie des systèmes, les phénomènes émergents — c'est-à-dire les qualités nouvelles d'une totalité ne préexistant dans aucune de ses parties — surgissent lorsque sont franchis certains seuils de complexité. La conscience humaine, par exemple, proviendrait d'un accroissement du nombre de neurones et connexions synaptiques dans le cerveau d'une lignée de primates individualisée voici quelques 3 ou 4 millions d'années. L'avènement du cyberespace, pensé et organisé comme système, augmente la probabilité que l'humanité parvienne à de tels seuils de complexité, donc que des phénomènes émergents traversent la planète au XXIe siècle. A condition de maintenir la complexité, c'est-à-dire l'interconnectivité des agents individuels : ce que les Etats et les marchés ne désirent pas nécessairement, puisqu'une large partie de leur pouvoir procède de la fragmentation.

7. La dimension systémique de la technique a été souvent interprétée comme la « preuve » de son caractère potentiellement inhumain, cette crainte étant alimentée par l'archétype mythique, puis littéraire de la créature qui échappe à son créateur ou de l'innovation qui se retourne contre ses bénéficiaires : ravages du Golem, punition de Prométhée, boite de Pandore, damnation de Faust, folie de Frankenstein, déshumanisation du monde orwellien, domination des robots, etc.. Inversement, le système technicien alimente l'imaginaire utopique (cette fois progressiste et optimiste) de la régulation mécanique parfaite de l'univers, de la société et de l'individu : la cité du soleil de Campanella, le dieu-horloger de Leibniz, la mathesis universalis de Descartes, l'homme-machine de La Mettrie, le gouvernement des experts d'Auguste Comte, etc. L'internet n'échappe pas à ces interprétations naïves ou caricaturales : flicage de la planète pour les uns, démocratie du village mondial pour les autres . En vérité, l'internet sera — est déjà — l'un et l'autre à la fois, c'est-à-dire un territoire de lutte où s'entrechoqueront des valeurs nées à l'âge des scribes.

8. Le caractère systémique de la technique découle de la nature de l'esprit humain qui la conçoit : dès lors que, dans l'évolution de notre espèce, le langage a permis la transformation de la mémoire et de l'expérience individuelles en mémoire et expérience collectives, dès lors que l'écriture a dissocié de la tradition orale la transmission des savoirs et la théorisation des expériences, la technique ne pouvait se développer que de manière cumulative, tendant vers l'amélioration de ce pour quoi elle est destinée (efficacité, opérativité). Dès le paléolithique, on constate par exemple que les nouvelles techniques de taille de silex se répandent rapidement à tous les groupes humains, supplantant des habitudes plus anciennes, mais plus rudimentaires, donc moins efficaces. Toutefois, bien qu'elle soit orientée vers des finalités pratiques bien précises en tant qu'expression de notre rationalité instrumentale, la technique n'évolue pas pour autant de manière strictement « progressiste ». Nous avons plutôt affaire à un buissonnement complexe comparable à l'évolution du vivant, certains rameaux se développant prodigieusement quand d'autres stoppent momentanément ou définitivement leur croissance. L'innovation de l'internet consiste dans l'accumulation et l'interconnexion tendancielle de tous les éléments accumulés dans les mémoires humaines et stockés dans les mémoires artificielles. Mais ces mémoires mortes ne seront que des alignements binaires de signes sans les consciences vives appelées à les féconder.

9. L'internet sera soumis aux lois d'évolution : variation-stabilisation (physique) ou mutation-sélection (biologie). Ce qui sera sélectionné ne sera pas le meilleur, ni le pire : cela sera le mieux adapté au nouvel environnement biocybernétique.

10. A titre métaphorique, on pourrait dire que le rapport de l'homme à la technique est comparable au rapport de l'homme au langage : nous sommes physiologiquement et génétiquement prédisposés à l'utilisation du langage articulé, nous héritons d'une langue particulière que nous n'avons pas choisie mais qui conforme notre manière de pensée, nous en ignorons certains mots et syntagmes, nous en redécouvrons d'autres, nous en inventons même qui se répandront peut-être ou bien seront à leur tour oubliés, nous pouvons changer de langue sans pouvoir changer le mode d'organisation du langage humain. Dira-t-on pour autant que l'homme est « prisonnier » du langage, « aliéné » par l'autonomie de ce mode d'expression, « impuissant » devant son évolution, « soumis » à son implacable logique systémique ? L'homme n'a jamais eu la possibilité de « choisir » son système technicien : par définition, nous héritons toujours de l'ensemble des techniques qui nous ont été transmises. En revanche, à chaque génération, un individu ou une communauté est libre de refuser cet héritage ou d'y exercer un droit d'inventaire.

11. La colonisation du « monde vécu » par la rationalité instrumentale (Marcuse, Habermas) n'obéit donc pas à une fatalité, mais répond plutôt à une facilité : pour la grande majorité des Occidentaux, il est ainsi plus pratique d'avoir un téléphone que de n'en pas disposer, plus rassurant d'user des antibiotiques que de laisser son corps se défendre tout seul, plus efficace de prendre un calmant que de se livrer à un exercice de relaxation, plus désirable de parcourir le monde que de rester enfermé chez soi, etc. A partir d'un certain seuil de contreproductivité, la somme de ces comportements individuels aboutit presque toujours à des nuisances collectives, qui produisent en retour une modification des comportements individuels. Que nous jugions de tels comportements souvent médiocres — toujours plus de jouissances faciles, de confort tiède, de liberté égoïste, d'agitation vaine — n'est plus un problème technologique, mais axiologique : le tort en incombe à une idéologie dominante qui se sastifait d'une masse d'individus égaux dans la nullité d'une vie privée de substance. L'internet n'a pas ici vocation à supplanter d'autres modes d'éducation : le cyberespace n'est pas un lieu de formation des individus, mais un lieu d'échange des individus déjà formés par une culture une religion ou une idéologie particulière, des expériences personnelles ou collectives, des situations subies ou construites, etc.

12. Si Debord n'a pas entièrement tort, si le pouvoir traverse désormais notre corps comme notre esprit, l'internet pourrait bien représenter la plus gigantesque machine de guerre jamais levée contre le spectaculaire intégré. Son autotransformation en plurivers de pensées et de désirs dressés contre la normalisation tiède du globe dépend de toi et de moi.