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Internet, nouvelle utopie humaniste ?

 

Bernard Lang et Pierre Weis
Directeurs de Recherche à l' INRIA
Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique

Véronique Viguié Donzeau-Gouge
Professeur au CNAM
Conservatoire National des Arts et Métiers

26 septembre 1997

Une version légèrement révisée de cet article est parue dans la section Horizons-Débats en page 21 du journal Le Monde du mercredi 1er octobre 1997.

 

Le récent article de Robert Redeker dans le Monde [1] est essentiel, au plein sens du terme, car il insiste sur ce qui doit être l'essence de la formation scolaire, mais aussi au sens vulgaire car il importe de préserver cette essence de l'école contre la pression croissante des dérives utilitaires. Il est d'ailleurs remarquable que ce texte a interpellé nombre d'entre nous, malheureusement en soulevant chez beaucoup la même inquiétude: ce discours ne risque-t-il pas de se disqualifier aux yeux de bien des lecteurs en ignorant trop d'aspects du terrain, des acteurs et des enjeux, et en masquant l'essentiel derrière une vision erronée du contexte [2].

L'essentiel, Robert Redeker le dit mieux que nous ne saurions le faire, c'est la formation de l'homme et du citoyen. Cette formation inclut certes les humanités. Mais pourquoi en exclure les sciences, et même les arts, comme il semble le faire, au moins par omission, donnant par là-même un parfum corporatiste à la défense d'une école humaniste et républicaine ? Le siècle des lumières, qui a préparé la République, n'avait pas un tel dédain pour la science et la technologie, qui autant que les humanités forment l'homme dans sa connaissance et sa maîtrise de lui-même et du monde.

Oui, l'école doit être un lieu de formation de l'individu, pour lui-même, et de régénération de l'Humanité et de la République. Et non, ce ne doit pas être un lieu où l'on moule de futurs consommateurs et les rouages d'un système de production de plus en plus inhumain, et non-humain. Mais cela n'exclut nullement, bien au contraire, que l'on y parle du monde dans lequel les nouveaux hommes seront appelés à vivre, et dans lequel ils devront se retrouver et exercer leur citoyenneté, et d'en parler dans toutes ses dimensions, humaines, techniques ou autres.

L'informatique et, surtout, l'Internet changent le monde et les rapports humains, comme en son temps l'imprimerie qui, elle aussi, a préparé la démocratie par la diffusion des idées. Ce fut rapidement compris des pouvoirs de l'époque qui ont toujours cherché à contrôler l'imprimerie, comme les pouvoirs actuels cherchent maintenant, pour les mêmes raisons, à prendre le contrôle de l'Internet. Ce changement ne peut pas ne pas avoir d'effet sur l'école et sur la formation du citoyen, même s'il est souhaitable de ne pas précipiter les choses, et de séparer avec circonspection l'essentiel de l'accessoire.

Ce qui importe, ce sont les concepts et les dimensions nouvelles de l'espace, du temps, du savoir et de la communication.

L'informatique est tout à la fois une science, une technologie et un ensemble d'outils. Les disciplines plus anciennes distinguent sans problème ces trois composantes, et nul ne confond la thermodynamique, la technologie des moteurs à explosion et le mode d'emploi d'un véhicule automobile. L'école se doit d'enseigner la science, de l'illustrer et de la situer par la technologie, et de la concrétiser par l'exemple d'outils ou de réalisations. Dans sa pratique actuelle, l'introduction de l'informatique à l'école, et malheureusement souvent à l'université, est critiquable parce qu'elle entretient la confusion entre ces trois composantes. Elle se limite souvent à présenter quelques outils, éphémères et donc accessoires, en les faisant passer pour de la technologie, et en ignorant complètement la science, pourtant riche et originale.

Une telle inversion des valeurs et des priorités, peut-être justifiable dans quelques filières professionnelles, est contraire aux principes de pérennité et d'universalité qui doivent régir la formation des hommes. Faut-il enseigner l'informatique à l'école ? Oui, car c'est une nouvelle dimension scientifique de notre monde. Mais il n'est pas pour cela nécessaire de participer à la course à la puissance matérielle et au logiciel dernier cri qui en demande toujours plus. De toutes façons, ce logiciel sera obsolète avant peu. Bien au contraire, il faut illustrer cet enseignement avec les logiciels les plus à même de mettre en évidence les principes fondamentaux de l'informatique et de concrétiser les concepts, dont certains relèvent aussi de la philosophie, comme par exemple le rôle et la nature du langage. Ces logiciels ne sont pas nécessairement ceux du monde professionnel. L'enseignement de la physique commence par le levier et le plan incliné, et il procède en isolant les phénomènes pour mieux les percevoir. Mais quelle perception peut-on avoir des principes de l'informatique quand ils sont masqués derrière le clinquant magique des interfaces modernes ?

Cette course à la puissance, souvent inutile, est voulue effectivement par Microsoft et consorts, qui, en contrôlant la disponibilité des logiciels, interdisent à quiconque les pauses technologiques. Elle est néfaste à la formation, pour laquelle ces pauses sont indispensables. Elle est également inégalitaire, car l'école ne dispose ni du temps ni des ressources nécessaires pour participer à cette course, qui ne profite, au mieux, qu'à ceux qui sont assez riches pour le faire par leurs propres moyens. Mais contrairement à ce que prétend prouver une emprise totalitaire sur le marché et, curieusement, sur les média, Microsoft n'est pas la seule solution, ni la meilleure, ni la moins chère. La communauté internationale des informaticiens développe depuis longtemps des logiciels, dits libres, qui sont gratuits, de grande qualité, à la disposition de tous, et certainement beaucoup mieux adaptés aux objectifs, aux besoins et aux ressources de l'école. Ces logiciels sont largement préférés par les chercheurs, qui les utilisent couramment dans les contextes les plus divers, et jusque dans la navette spatiale.

On peut d'ailleurs, de façon plus générale, s'étonner de ce que l'administration, et en particulier l'Éducation Nationale, préfère acheter (et imposer à ses partenaires) des logiciels américains, plutôt que d'utiliser des logiciels d'origine largement européenne, gratuits et de meilleure qualité, qui préserveraient notre indépendance technologique et seraient plus susceptibles de créer des emplois, et qui possèdent déjà, sans publicité, une communauté d'environ 5 millions d'utilisateurs, dont nombre de sociétés industrielles et commerciales. Cette dérive mercantile vers l'ouest n'est-elle pas le pendant anti-républicain - car l'État y perd de son indépendance - de la dérive utilitariste de l'enseignement ?

Ces ressources libres, non commerciales, mises à la disposition de tous, sont un pur produit de l'Internet et d'une tradition universitaire utopiste qui veut que, au-delà des droits d'auteurs et autres brevets qui encombrent de plus en plus l'Université, les biens immatériels, les produits de l'esprit, soient la propriété indivisible de l'humanité.

Car, par tradition, l'Internet n'est pas, ou fort peu, ce lieu de consommation passive, de lien social minimum, que l'on prétend, et que l'on nous imposera si nous, citoyens, n'apprenons à nous en défendre.

L'Internet est avant tout un lieu de rencontre, de discussion, de confrontation, d'entraide, de collaboration, de culture, de citoyenneté et de tolérance. C'est au travers de l'Internet que des milliers de volontaires de tous les pays, dont la plupart ne se rencontreront jamais qu'en esprit, collaborent bénévolement pour réunir, pour le bénéfice de tous, des ressources de toutes natures. Ils conçoivent des logiciels, nous l'avons dit, souvent meilleurs que ce dont l'industrie est capable (et cela s'explique par la nature nécessairement sociale du processus de création). Mais ils élaborent aussi des ressources éducatives, des manuels, des bibliothèques littéraires libres, des collections iconographiques, et bien d'autres. Tout cela gratuitement, alors qu'ailleurs on veut rendre payantes les bibliothèques de prêt. Et pourquoi bouderait-on son plaisir parce que le poème de Musset, ou la citation de Jefferson, que l'on a reçu dans sa boîte à lettres, est sous forme numérisée ?

L'Internet est un lieu de connaissance et de culture, certes encore en gestation. C'est aussi un lieu d'éducation citoyenne, parce que la masse de l'humanité et sa diversité y sont plus directement perceptibles, parce que les interactions sociales ou asociales y sont plus manifestes, parce que la liberté d'expression y est plus grande, plus effective, mais aussi plus responsable, et surtout parce que la règle démocratique y est une tradition dans la plupart de ses structures.

Alors, l'Internet a-t-il sa place à l'école ? À l'évidence, la réponse est oui. Ce n'est pas un outil informatique ou une télévision, mais un lieu de vie et d'expression dont l'apprentissage vrai relève d'un cours d'instruction civique. C'est aussi une immense bibliothèque, et un musée universel dont il faut apprendre à utiliser les ressources, comme on apprend à utiliser celles des CDI de nos collèges, mais auxquels on peut également apprendre à apporter sa contribution.

Il est cependant tout aussi vrai que l'Internet n'a aucune raison d'occuper une place excessive dans l'enceinte de l'école, dont un rôle indispensable n'est que d'en permettre l'apprentissage. Au delà de cet apprentissage, la vie sociale, l'exercice de la citoyenneté, la lecture des livres, ou la visite des musées, même électroniques, sont des démarches personnelles.

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[1] "L'école doit-elle fabriquer des internautes ou instituer des citoyens ?", Robert Redeker, Le Monde, 12 septembre 1997, page 14.

[2] La réponse de M. Bernard Maître du 20 septembre, parue après la rédaction de ce texte, n'a fait que confirmer cette crainte.

Septembre 1997, Libre reproduction © Copyright Bernard Lang, Véronique Viguié Donzeau-gouge, Pierre Weis - Licence LLDD v1 - http://pauillac.inria.fr/~lang/licence/v1/lldd.html