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"Les néo-libéraux pensent qu'Internet est un marché où l'information peut s'acheter et se vendre. L'ironie, c'est que rien de tout cela n'arrive. "

Le Monde, 19 mars 2001

Richard Barbrook qui enseigne à l'Université de Westminster entrevoit le développement d'une sphère technologique fondée sur une économie du don.

Vous êtes associé à l'idée de cybercommunisme. Certains y voient les prémices d'une économie fondée sur le don, qui serait amenée à s'étendre à d'autres domaines. De quoi s'agit-il ?

L'idée du cybercommunisme ? C'est une blague. Un de mes amis enseigne à la Fordham University de New York. Fordham est une université jésuite. Il organisait une conférence sur l'héritage de Marshall Mc Luhan. Celui-ci aimait jongler avec des termes comme "village global". Peu importe s'ils ne sont pas vrais à 100 %, ils poussent les gens à réfléchir. Il y a deux ans, quand la bulle spéculative d'Internet a commencé à se développer, elle était perçue comme la perfection du capitalisme. Nous avons pris le contre-pied et l'avons présentée comme la perfection du communisme.

Lors de cette conférence sur McLuhan, l'idée était de prendre la parole et de dire que la seule forme de communisme parfait a été inventée par les Américains, avec Internet. Il y a du vrai dans cette affirmation. Car le fondement d'Internet, c'est l'économie du don, telle que la pratiquent les universitaires. Non parce qu'ils sont nécessairement gentils ou sympathiques, mais parce que c'est un moyen pratique de travailler et de diffuser ses recherches. Ensuite, Internet a suivi son développement. La notion de cybercommunisme rencontre un certain succès, surtout depuis que les Américains l'ont reprise sous la forme de dot communism, ou communisme.com. Il est plutôt cocasse de remarquer l'effet de feed-back de l'idéologie de la droite libérale américaine, qui croit aux lois du marché et dont les pratiques sont inverses.

Vous développez une théorie autour de ce que vous appelez l'économie du don. Pourquoi ne marche-t-elle que dans les pays développés ?
Elle ne peut se développer que dans les secteurs les plus développés des économies les plus développées. Parce qu'elle suppose l'existence d'un réseau de télécommunication, la disponibilité d'ordinateurs, la capacité et le temps pour utiliser ces différentes machines. Néanmoins, un Russe m'a écrit pour me dire que la Russie était le pays de l'économie du don : personne ne paie pour acheter des logiciels. C'est aussi vrai en Occident.

Les néo-libéraux pensent qu'Internet est un marché où l'information peut s'acheter et se vendre. L'ironie, c'est que rien de tout cela n'arrive sur Internet. Bien sûr qu'on peut utiliser l'Internet pour gagner de l'argent, mais sûrement pas en achetant et en vendant de l'information. Sur Internet, l'information est donnée, et les gens veulent donner leur information : il suffit de regarder les listes de diffusions, le nombre de JPEG, de MP3, de mails qu'on reçoit par jour.

Quels rapports établissez-vous entre la liberté de parole, la censure et l'économie du don ?
Le point de vue classique, celui des libéraux, est qu'il faut s'opposer à la censure politique. Traditionnellement, pour assurer la liberté d'expression, les médias acceptent une certaine forme de censure économique, avec des notions comme les copyrights. Aujourd'hui, on observe que la censure économique essaie de transformer le public en consommateurs passifs. Elle devient une barrière à la liberté d'expression, pas seulement en s'en prenant à des phénomènes comme le MP3. L'industrie essaie d'empêcher le développement d'une économie de pair à pair, d'empêcher chacun de disposer des moyens de transmettre des informations avec les tentatives de créer une taxe sur les disques dur des ordinateurs, par exemple. L'objectif est de créer une communication à sens unique.

Vous vous opposez au projet de directive européenne sur les droits de reproduction. Par quoi faut-il les remplacer ?
Les sites Web des grands journaux proposent tous cette fonctionnalité qui permet d'envoyer l'article que vous avez lu à un ami. C'est pour cela que cette directive est une foutaise. Sur Internet, l'intérêt, c'est justement de permettre à tout un chacun de copier l'information dont vous disposez et que vous mettez à disposition. Ce qui ne veut pas dire que les copyrights doivent disparaître. Ils ont un intérêt pour l'usage commercial de l'information. Mais considérer que le MP3 est du piratage est un non-sens. Ces fichiers sont mis à disposition par les internautes, gratuitement. Le piratage en termes de musique, c'est quand vous achetez des albums contenants des bootlegs (morceaux inédits) ou des copies d'albums existants qui sont destinées à la revente. Là, le copyright s'applique, pas lorsqu'on vous donne ces fichiers.

Dans cette économie du don qu'est le MP3, il y a un élément aussi important que l'argent : c'est la notion de respect – dans le sens du mot jamaïcain du terme –, de reconnaissance. Quand vous êtes universitaire et que vous faites un emprunt, vous citez vos sources. Il faut en être fier : vous prenez l'information de quelqu'un et vous la citez, parce que vous avez trouvé qu'elle vous apportait quelque chose.

La notion de copyrights devrait être davantage centrée sur cette notion de respect que sur la notion d'argent. La musique et les DJ sont un bon exemple de ce qui se passe dans le domaine du texte, de la vidéo, du recyclage permanent.

 

Propos recueillis par Pierre Bouvier