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L'ACCORD VIVENDI-UNIVERSAL
Un prédateur à l'ère d'Internet

 

Par DAN SCHILLER
Professeur à l'université de Californie, San Diego, auteur de Digital Capitalism, MITPress, Cambridge, 1999

Le Monde Diplomatique, Janvier 2001

INTERVENANT après l'absoption de Time Warner par America Online (AOL), la fusion qui vient d'avoir lieu entre Vivendi, Canal + et l'entreprise américaine Universal accuse la tendance aux concentrations industrielles dans le secteur des médias. Et affiche la volonté de ces grands groupes de contrôler à la fois les programmes et leurs moyens de diffusion, actuels ou éventuels. Mais, dans le cas de Vivendi, la puissance nouvelle que cette entreprise - bien introduite, en France, dans les milieux politiques et artistiques - croit avoir acquise à l'échelle internationale risque également de la transformer en cheval de Troie de la remise en cause d'une « exception culturelle » française jugée caduque.

 

Le 5 décembre 2000, sept mille actionnaires célébraient au Louvre une union royale née de la « nouvelle économie » : la fusion de Vivendi avec Seagram et Canal+. Pour un prix total de 60 milliards de dollars, une entreprise de traitement de l'eau et des déchets se transformait en une gigantesque centrale mondiale de production multimédia. Vivendi contrôlait déjà Canal+, la plus grande société de télévision payante d'Europe, Cegetel, le deuxième fournisseur de télécommunications français, et Havas, un conglomérat diversifié et leader du marché européen de l'édition scolaire. Après avoir déboursé plus de cent millions de dollars de commissions bancaires et juridiques, Vivendi acquiert les parts du capital de Canal+ qu'elle ne possédait pas. Elle s'empare également de Seagram, société canadienne de production de boissons alcoolisées, qui détient elle-même deux médias américains importants : Universal Films et Universal Music, le plus gros producteur de musique au monde. Ce gigantesque parc médiatique sera-t-il le nouveau champion national français enfanté par l'actuel tourbillon de l'industrie de la culture ?

L'industrie des médias se transforme autour d'une nouvelle génération de produits et de services liés à Internet. C'est, en tout cas, le pari que fait le secteur. De gigantesques conglomérats sont mis sur pied afin de prendre le contrôle d'une programmation variée et des systèmes de distribution qui vont avec. C'est là que les questions commencent. Quelle sera la meilleure plate-forme permettant de diffuser ces contenus : télévision par câble, diffusion par satellite, ou fils téléphoniques ? Et quels seront les récepteurs les mieux adaptés : décodeur numérique, ordinateur, téléphone de troisième génération, etc. ? Et quelle sera la place d'Internet dans tout cela ?

On reste encore au stade des paris. Les entreprises les plus importantes cherchent à équilibrer leurs risques en formant des partenariats leur permettant de pouvoir, le cas échéant, proposer des systèmes de distribution différents - voire concurrents à l'heure actuelle. Ainsi la fusion entre America Online (AOL) et Time Warner, annoncée en janvier 2000 - et approuvée le 14 décembre 2000 par l'instance de régulation américaine - aboutira à une concentration de pouvoir entre les mains d'une seule entreprise, ce qui affectera la génération de services Internet à venir (1).

Les grands conglomérats médiatiques espèrent en effet arroser en permanence les consommateurs de publicité grâce à un réseau « intelligent » capable de les localiser où qu'ils se trouvent. Cela permettrait de les diriger vers le restaurant le plus proche, la boutique, etc., pour une somme susceptible d'être payée par les commerçants affiliés au système. Les industriels n'ont toutefois pas encore résolu le gros problème que leur pose Internet : la plupart des informations diffusées sur la Toile sont gratuites. Mais ils ont à l'esprit le succès de DoCoMo, une filiale de l'entreprise de télécommunications japonaise NTT. DoCoMo permet à quinze millions d'abonnés à son service « i-mode » de consulter des informations immobilières, des recettes de cuisine, les résultats des courses hippiques, ou de réserver des voyages, d'envoyer des courriers électroniques, de jouer, le tout sur de minuscules écrans de téléphone portable (2). Un système de microfactures additionne les frais des services fournis par les fournisseurs de contenus affiliés - en moyenne 100 à 300 yens (de 6 à 18 francs) par service et par mois - sur la note de l'utilisateur du « i-mode ».

L'approche par AOL-Time Warner d'une synergie entre les produits fournis par les médias traditionnels et les possibilités offertes par la Toile sert de référence. Or Vivendi-Universal est la seule entreprise multimédia à disposer pour le moment d'une gamme de produits comparables. Elle a d'ailleurs précisé qu'elle « offrirait à ses clients de la musique, du sport, du cinéma, des émissions de télévision, de l'information, des émissions éducatives ou des jeux interactifs par satellite, par télévision, par téléphonie avec ou sans fil ; bref tout accès à Internet par tous les moyens existants, à toute heure, partout (3) ».

L'une des clés de cette stratégie se nomme Vizzavi, portail multi-accès utilisable grâce à un ordinateur personnel ou un appareil portable, téléphone ou télévision numérique. Vizzavi vise à devenir la page d'accueil de 80 millions de clients potentiels : les clients européens actuels de Vivendi, de Canal+ et de Vodafone AirTouch. Cette dernière, avec laquelle Vivendi a conclu une joint venture, est à la fois le principal fournisseur d'accès mondial aux télécommunications sans fil et l'un des leaders en matière d'investissements dans le secteur des technologies de troisième génération.

De tels partenariats, alliances ou synergies - notamment avec le groupe Lagardère (4) - offrent à Vivendi un avantage important en matière de programmes et de réseaux de diffusion. Grâce à la fusion avec Universal Films, la firme de M. Messier disposera de nouveaux canaux d'accès pour diffuser ses productions et Canal+ pourra offrir un supplément de contenus destinés à ses chaînes payantes, déjà bien établies sur le marché. L'étape ultérieure permettra à ces entreprises de créer ensemble un maximum de services interactifs audiovisuels et de commerce électronique, là encore en partenariat avec Lagardère, et accessibles par téléviseur. M. Pierre Lescure, qui devient l'un des directeurs de Vivendi-Universal, prévoit que Canal+, enregistrera un chiffre d'affaires mensuel en ligne de 100 à 150 euros par client potentiel - pour un nombre total de clients estimé à vingt-quatre millions en 2005 (5).

La stratégie de Vivendi n'est pas exempte de risques, ce qui explique peut-être que le prix de son action ait baissé de manière significative entre l'annonce de la fusion avec Universal et Canal+, en juin 2000, et sa réalisation en décembre. Il n'est pas dit, par exemple, que l'alliance avec Vodafone soit très stable. Les sommes colossales qu'il faudra investir pour rendre plus rapides les services numériques de Canal+ et de Cegetel pourraient peser lourdement sur le budget de l'entreprise. Il n'est pas exclu non plus que les consommateurs préfèrent d'autres portails, comme Yahoo !, à Vizzavi (auquel à peine 100 000 personnes sont abonnées, et uniquement en France) - et il n'est pas sûr que les portails d'accès aient un avenir. Vivendi va s'efforcer d'optimiser ses chances. Mais, au bout du compte, que son opération soit ou non couronnée de succès, les conséquences les plus importantes de l'immense fusion seront d'abord d'ordre politique.

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la France insiste sur la nécessité d'une action publique volontariste destinée à défendre et à promouvoir la culture nationale. Pour ne prendre que cet exemple, la France a mené jusqu'en 1994 une bataille, en partie victorieuse, pour exempter les productions audiovisuelles des décisions libérales de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), lesquelles auraient mis en cause les quotas de diffusion et les subventions publiques à l'audiovisuel. Cette « exception culturelle » postulait que les nations conservaient le droit de contrôler et de contenir la loi du marché dans ce qui est devenu l'industrie la plus dynamique du système capitaliste.

Aux Etats-Unis, la position française et la transgression qu'elle impliquait ont été critiquées avec férocité, en particulier par les entreprises de télécommunications. Mais la position de Paris était importante pour d'autres pays que la France. Elle soulignait l'idée que la logique de la mondialisation capitaliste n'était pas toujours perçue comme « incontournable ». Quelles peuvent être les perspectives d'une telle exception culturelle à présent que l'un des conglomérats culturels les plus puissants est originaire de France ?

Répondre à cette question impose de ne pas perdre de vue que des changements plus généraux sont à l'oeuvre, qui ont pour effet, en France comme ailleurs, de faire des communications le coeur d'un système capitaliste structuré à l'échelle transnationale. Dès son lancement, Vivendi-Universal est devenue la quatrième entreprise en matière de capitalisation boursière du marché de Paris, derrière France Télécom, TotalFina-Elf et Alcatel. On notera que trois de ces quatre géants sont ancrés dans le secteur des télécommunications.

Tous internationalisent leurs activités à marche forcée. France Télécom vient d'annoncer son projet d'acquisition, pour 4 milliards de dollars, d'une part du capital d'Equant, une entreprise basée à Amsterdam dont le réseau géant de données, intégré au système Global One de France Télécom, permettra d'offrir des services de télécommunication spécialisés à 3 700 gros clients, au nombre desquels deux tiers des cent premières entreprises du monde (6). Après avoir acquis il y a plusieurs années les unités de production d'ITT, Alcatel a consacré 15,5 milliards de dollars à l'achat d'entreprises Internet américaines et canadiennes. Et, en passant, a, sous la houlette de son patron Serge Tchuruk, ancien élève de l'Ecole polytechnique, adopté l'anglais comme langue de travail...

PDG de Vivendi-Universal, M. Jean-Marie Messier est taillé dans la même étoffe que le patron d'Alcatel (lequel siège d'ailleurs au conseil d'administration de Vivendi-Universal, ce qui lui procure un petit revenu d'appoint sous forme de jetons de présence). S'adressant à la presse américaine, M. Messier a claironné : « Ne nous parlez plus de l'archaïsme français. C'est fini. Il y a à présent une nouvelle génération d'hommes d'affaires en France qui n'ont plus le profil traditionnel des gens archaïques qui ne parlaient que français, qui pensaient que la culture française est la meilleure du monde. Arrêtez ! La France va de l'avant (7). » Et M. Messier qui, lorsqu'il était au cabinet de M. Edouard Balladur, a organisé la privatisation d'entreprises publiques (dont celle qu'il préside), participe avec MM. Steve Case (AOL), Gerald Levin (Time-Warner) et des dizaines d'autres patrons de ce type au Global Business Dialogue on Electronic Commerce, une association d'inspiration patronale dont l'objectif déclaré est de favoriser les échanges électroniques. Dans ces conditions, on a le droit de penser que, comme l'a suggéré le Financial Times, la création de Vivendi-Universal va « inciter les champions de la culture française à modérer leur hostilité à l'égard des géants américains (8). »

DAN SCHILLER.

 

(1) Cf. « Internet happé par les spéculateurs » et le reste du dossier publié sur le sujet par Le Monde diplomatique, février 2000.

(2) Lire « A Big Deal for Tiny Screens », « Wireless Web's Vast Promises Still Unkept in US » et « I-mode. You mode. Millions in Japan mode », The Wall Street Journal, New York, 1er décembre 2000.

(3) Communiqué de l'entreprise. Cf. http://www.vivendi.com

(4) Lire Thomas Kamm, « France's Lagardère Widens Move Into TV », The Wall Street Journal, 10 janvier 2000.

(5) Canal+ compte quelque quatorze millions d'abonnés vivant dans onze pays européens.

(6) cf. « Europeans in Big Deal to Create Data Group », The New York Times, 21 novembre 2000, et « French Gain New Muscle With Equant », The Wall Street Journal, 21 novembre 2000.

(7) Los Angeles Times, 7 juillet 2000.

(8) Financial Times, Londres, 21 juin 2000.

 

 


LE MONDE DIPLOMATIQUE | JANVIER 2001 | Page 28
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