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La déstabilisation des lois naturelles de l'économie ?

Le Monde, Edition du mercredi 31 janvier 2001


Il est de bon ton, notamment depuis l'introduction en Bourse de RedHat, un des principaux distributeurs du système d'exploitation GNU/Linux, d'ironiser sur l'aisance avec laquelle les apôtres du logiciel libre se seraient convertis à l'économie de marché. L'immense succès remporté contre toute attente par ce système d'exploitation en incite plus d'un à s'extasier avec compassion sur l'angélisme de ceux qui ont cru voir dans les promoteurs du logiciel libre les « nouveaux rebelles », avant-garde d'une révolution libertaire à l'ère de l'e-business global.

Ces augures, qui n'en finissent pas de prophétiser la fin du développement du logiciel libre, s'émeuvent que les plus grandes entreprises mondiales et les administrations de nombreux Etats choisissent d'avoir recours au noyau Linux et aux outils GNU pour équiper leurs serveurs ; optant ainsi pour des solutions informatiques fiables, modulables et duplicables à l'infini.

Cet étonnement procède d'une méconnaissance singulière de ce qui est aujourd'hui à l'œuvre dans le mouvement du logiciel libre. Elle tient au fait que, dès le milieu des années 1990, Linux et le mouvement du logiciel libre dans son ensemble ont été présentés par beaucoup, et en particulier en France, comme le symbole de la résistance à l'emprise monopolistique du géant Microsoft sur l'informatique mondiale.

Le raccourci étant le plus court chemin d'un point à un autre, il n'y avait qu'un pas à franchir de l'anti-Microsoft à l'anticapitalisme. Le mouvement du logiciel libre, complètement vidé de sa substance, est devenu un emblème : celui de la résistance au capitalisme.

Il convient néanmoins de rappeler que le monde du logiciel libre et en particulier Richard Stallman, son fondateur, ont toujours réfuté cette proximité, fût-elle conflictuelle, avec l'entreprise Microsoft. Pour Stallman, les logiciels libres et Microsoft sont deux choses radicalement différentes, qui ne supportent aucune comparaison. De la même manière et malgré ces nombreux phénomènes d'imposition liés à la construction de Linux comme objet médiatique, il est quasiment impossible de trouver, dans le corpus de textes émanant des principaux animateurs de cette communauté, le moindre réquisitoire révolutionnaire appelant explicitement à un renversement du système.

Une des composantes mêmes de ce mouvement gravitant autour des logiciels libres, le mouvement OpenSource, emmené par Eric S. Raymond et de nombreuses entreprises du secteur, dont Netscape et plus récemment IBM, revendique explicitement sa filiation directe avec les thèses libérales.

Décidément, il paraît difficile d'adhérer à cette caricature romantique tout droit sortie d'un roman de Dostoïevski, faisant des développeurs de logiciels libres une bande d'anarchistes complotant secrètement dans leur cave contre le pouvoir et aujourd'hui séduits par l'appât du gain.

Mais ne nous y trompons pas : par sa critique des monopoles fondés exclusivement sur des critères de rentabilité financière, le mouvement du logiciel libre interroge aujourd'hui les fondements mêmes du système capitaliste. Ce mouvement pose des questions de fond et souligne certaines contradictions sur le statut de la propriété, de la marchandise et de la production à l'ère de l'immatériel. En décentrant la problématique de la valeur, la fondant ainsi sur la liberté de circulation et le partage communautaire du savoir et de la connaissance, il contribue à déstabiliser ces fameuses lois naturelles de l'économie et réactive peut-être cette vieille utopie de la libre association des producteurs.

(*) Coauteur avec Florent Latrive de Libres Enfants du savoir numérique, Editions de l'Eclat, mars 2000.

Olivier Blondeau, sociologue (*)