Cette page est une copie à titre de revue de presse d'un article paru dans Le Monde, Jeudi 13 août 1998, voyage en utopies 3


La deuxième révolution Gutemberg
article de Yves Eudes (in Le Monde, Jeudi 13 août 1998, voyage en utopies 3)

 

Créer une bibliothèque planétaire, librement et gratuitement disponible sur Internet. C'est le projet d'un Américain, combattu par les éditeurs et certains gouvernements.

 

"Avant Gutemberg, un livre coûtait aussi cher qu'une maison. L'invention de l'imprimerie a fait qu'en quelques années les prix ont été divisés par quatre cents. Aujourd'hui, Internet peut faire encore mieux, à condition qu'on ne crée pas d'obstacles artificiels." Depuis un quart de siècle, Michael Hart travaille sans relâche à la réalisation d'un rêve qui lui a vallut pendant longtemps une réputation de farfelu ou d'illuminé : il a décidé de placer sur Internet l'ensemble du patrimoine littéraire de l'humanité, afin de le rendre disponible immédiatement et gratuitement, en tout point du globe, sans contrôle ni formalités. "Numériser un livre est fastidieux, explique-t-il, mais ensuite il suffit de le placer sur un serveur Internet pour qu'il soit envoyé n'importe où dans le monde en quelques minutes, recopié dans des milliers de foyers, et stocké sur d'autres serveurs, d'où il sera à nouveau téléchargé. Le processus est infini et exponentiel. La bibliothèque planétaire en expansion pérpétuelle, offrant à tous un libre accès au savoir universel, est à notre portée. Je l'ai baptisée 'Projet Gutemberg'."

Large, puissant, habillé de bric et de broc, une casquette de baseball vissée sur le crâne, Michael Hart parle fort, rit beaucoup, mange énormément, et s'agite en permanence. C'est un tribun, qui sait s'imposer et convaincre, et aussi un homme de terroir, ancré dans la culture populaire de l'Amérique profonde. Fier de ses origines modestes et de sa jeunesse turbulente dans le port de Tacoma, il se définit toujours, à cinquante et un ans, comme "un rebelle en col bleu", toujours prêt à défendre les humbles. Il a hérité de son père instituteur quelques convictions simples et inébranlables, qui constituent le socle moral du projet Gutemberg : "Un, l'éducation des masses et la libre circulation de l'information restent les vrais piliers de la démocratie, et les garants du progrès social; deux, les technologies de pointe doivent être mise au service de ce viel idéal, qui devient enfin réalisable."

Pour son projet, Michael a choisi de vivre dans un lieu hautement stratégique : Urbana-Champaign, petite ville universitaire proche de Chicago, bien connue des informaticiens car elle abrite le célèbre National Center for Supercomputers Applications (NCSA), où, depuis trente ans, on teste des ordinateurs surpuissants. C'est également là que furent inventés la plupart des logiciels permettant au grand public d'utiliser Internet sans connaître l'informatique. (???)

Internet, né en 1969 en Californie, arrive à l'université d'Urbanat-Champaign dès 1971. Michael, alors étudiant en philosophie, le découvre par hasard : "J'ai tout de suite été fasciné. J'ai demandé un compte d'accès et, comme presque personne ne s'y intéressait, on me l'a accordé." Le néophyte a une idée : " J'ai tapé la Déclaration d'indépendance des Etats-Unis, et j'ai envoyé un message aux cent autres centres pour annoncer qu'ils pouvaient la télécharger. Ils l'ont tous fait, par jeu, par curiosité. Ce jour-là, j'ai eu une sorte d'intuition visionnaire. J'ai compris que, pour le grand public, la vraie valeur des ordinateurs ne résiderait pas dans leur puissance de calcul, mais dans leur capacité à stocker et faire circuler de l'information et des connaissances. C'était purement théorique, car les plus gros ordinateurs de l'époque possédaient deux cents fois moins de mémoire qu'un PC bas de gamme actuel. "

Pendant des années, son inspiration reste sage, à la fois démocratique et patriotique : il recopie la Constitution et des discours de présidents défunts. A mesure que la capacité du réseau augmente, il se lance dans des textes plus longs, et s'attaque bientôt à l'oeuvre de Shakespear. Parallèlement, un groupe religieux, qui a entendu parler du projet, lui envoie la première Bible en version numérique.

Pour subsister, Michael sera pendant des années réparateur de chaînes stéréo et d'ordinateurs. Le week-end, il devient brocanteur, une passion qu'il a conservée : " Tout ce que je possède est d'occasion, mes meubles, mes vêtements, mes lunettes. Et, bien sûr, tout mon équipement informatique. " Ce dernier point est essentiel à la philosophie du projet, car Michael tient à prouver qu'il ne construit pas un nouveau gadget pour les riches. Pour montrer l'exemple, il utilise exclusivement du matériel de récupération. Même chose pour les logiciels : il se sert de programmes anciens et gratuits, et insiste pour que tout les livres du projet soient stockés dans le format le plus simple et le plus dépouillé existant sur le Net.

Il devra attendre vingt ans avant que le projet décolle réellement. " En 1991, les internautes étaient déjà un peu plus nombreux. J'ai numérisé Alice au pays des merveilles. Le succès a été foudroyant. En quelques semaines, je suis devenu une célébrité sur le réseau. Des gens de partout m'ont proposé de m'aider à numériser leurs livres préférés. " Il met en ligne d'autres textes de Lewis Carrol, puis Moby Dick et Peter Pan. Les volontaires proposent des romans de grands auteurs anglo-saxons, tels Charles Dickens, Mark Twain ou Robert Stevenson, mais aussi des ouvrages obscurs, des dictionnaires, des guides pratiques, des traités internationaux, des recueils de poésie... Bientôt, apparaissent les premiers romans étrangers en traduction anglaise, à commencer par Jules Vernes, puis des textes en latin, en allemand et en français.

Aujourd'hui, la bibliothèque virtuelle de Michael contient près de mille cinq cents ouvrages, et s'accroît en moyenne de quarante-cinq titres par mois. Il s'est fixé un objectif symbolique de deux mille livres pour l'an 2000. " Ce sera dur, mais je me suis mis des oeillères, je vais m'y consacrer corps et âme, même si je dois y laisser ma santé. " De fait, sa situation s'est un peu stabilisée. Il touche une bourse de l'université Carnegie-Mellon, et reçoit quelques dons en liquide provenant d'entreprises informatiques, ou des logiciels libres et gratuits de militants du mouvement du "freeware", qui le considèrent un peu comme l'un des leurs.

Le projet peut compter sur un millier de bénévoles, dont quelques dizaines sont actifs en permanence. Le cercle rapproché des fidèles est composé de jeunes informaticiens issus de l'université d'Urbana-Champaign. Ils maintiennent les machines en état et créent peu à peu un réseau national de "sites-miroirs" sur des serveurs, publics ou privés, contenant chacun une copie de tous les livres du projet. Sept fonctionnent aux Etats-Unis. A londres, à Taïwan, en Suède, en Russie, des universités ont pris l'initiative de reproduire la bibliothèque virtuelle sur leur propres serveurs. Pour faciliter l'accès des débutants, le projet possède aussi un point d'accès par le Web, la partie "grand-public" du réseau, doté d'un répertoire par titre et par auteur. Il est géré à Rome par un journaliste et publicitaire italien.

 

 

Il existe probablement d'autres sites, dont Michael n'a jamais entendu parler, mais tel est précisément le but recherché : " C'est l'aspect le plus radical et le plus novateur du projet. Pour exploiter au mieux l'infinie puissance du net, il faut accepter de perdre tout contrôle sur ce que nous publions. Notre seul exigence est que les serveurs crées à travers le monde soient comme les nôtres, ouverts à tous. " Au-delà du cercle des intimes, les internautes bénévoles, anonymes et souvent éphémères, sont là pour scanner les livres de leur choix, ou, s'ils manquent d'inspiration, s'occuper des relectures. Ils sont surtout anglo-saxons, mais la liste contient désormais des adresses dans une vingtaine de pays d'Europe et d'Asie. Leur travail est supervisé par qutres directeurs régionaux, basés aux Etats-Unis, en Angleterre, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Le plus prolifique est David, trente-quatre ans, informaticien à l'université de Coventry, en Angleterre, qui, depuis plusieurs mois, tient le rythme de deux livres par semaine : " Quand je choisis un auteur, je veux mettre en ligne son oeuvre intégrale, y compris ses livres mineurs. J'ai commencé par Stevenson, puis Oscar Wilde. Je compte terminer Dickens avant la fin de l'année. "

D'autres sont résolument transculturels. Tokuya Matsumoto, un retraité habitant Saitama, au Japon, a découvert le projet par hasard en 1996. Pour cet ancien éditeur, qui a beaucoup voyagé et parle l'anglais et le français, c'est le coup de foudre. Il emprunte de l'argent à son fils pour acheter du matériel adapté aux caractères latins, et numérise d'abors plusieurs romans anglais. Puis se souvenant qu'à l'université il avait aimé Stendhal, il s'attaque à La Chartreuse de Parme, puis à quatre autres romans en langue française, dont Le rouge et le Noir.

Michael pense que le moment est venu de diversifier le contenu des ouvrages : "Je voudrais que le projet contienne toutes les théories politiques, même le plus contreversées, et tous les grands textes religieux. Il y aura aussi des livres érotiques. J'en ai reçu plusieurs. J'ai décidé de créer un "Projet Gutemberg deux", reservé aux adultes... Mais, à court terme, je voudrais surtout que les bénévoles m'envoient des histoires de rebelles, comme Robin des Bois. Ces héros devront nous inspirer, car il va falloir se battre de plus en plus."

En effet, à mesure que le projet prend de l'empleur, Michael doit mener un combat harassant. Depuis des années, il est taraudé par une frustration terrible. A cause des lois sur le copyright, l'essentiel de la littérature du XX° siècle lui échappe : " J'enrage de ne pas pouvoir offrir au monde Autant en emporte le vent, Hemingway, Burroughs, tous les grands écrivains de ce siècle. C'est profondément injuste. " Or la situation ne fait qu'empirer : " Le copyright est utile, mais il ne devrait pas durer plus de quatorze ans, comme c'était le cas aux Etats-Unis au début du siècle. Or, tous les vingt ans, les grands éditeurs et les multinationales du show-business font pression sur le Congrès pour rallonger sa durée. Cette année, le sénat a voté une loi pour le faire passer de soixante-quinze à quatre-vingt-quinze ans. Des millions de livres qui auraient dû tomber dans le domaine public vont rester hors d'atteinte. Les hommes d'affaires veulent détruire le concept même de domaine public, pour s'enrichir indéfiniment avec les mêmes oeuvres. " Michael a donc commencé une nouvelle croisade, à base de pétitions et de campagnes téléphoniques, pour convaincre les législateurs qu'il fallait renverser cette tendance.

 

 

Les problèmes de copyright contribuent aussi à ralentir le développement du projet. " Nous sommes sans cesse assaillis de contestations et de menaces, à propos de la date de l'édition que nous avons utilisée pour récupérer le texte, ou des droits attachés à une note en bas de page. Tous les prétextes sont bons. Nous sommes donc devenus malgré nous des experts en matière de propriété intellectuelle. Pour prouver que chacun de nos livres est bien dans le domaine public, nous devons faire des recherches longues et fastidieuses. " Heureusement, Michael a su séduire un autre groupe de bénévoles : une demi-douzaine de juristes gagnés à sa cause, qui interviennent dès qu'un problème se fait pressant.

Les ennuis de Michael viennent aussi de certains bibliothécaires et enseignants, qui se sentant menacés dans leur prérogatives : "En apparence, le projet a fait des émules. Aux Etats-Unis et en Europe, des associations et des universités commencent à mettre des livres en ligne. Quelques-uns ont adopté notre philosophie, mais la plupart tentent d'utiliser le réseau comme un outil de contrôle et de pouvoirs. Ils veulent réserver l'accès aux seuls universitaires, imposer des systèmes d'inscription compliqués ou faire payer le usagers, ou tentent d'interdire la libre redistribution hors de leur contrôle. Ils recréent des monopoles, des hiérarchies, des privilèges. " Quelques-uns rêvent en fait de se débarasser du Projet Gutemberg : " Une grande université britannique a déjà essayé six fois de me traîner en justice. J'ai de la chance d'avoir de bons avocats. "

Même le gouvernement américain cède parfois à la tentation du monopoles : " Lorsque j'ai mis sur mon serveur le discours inaugural du président Clinton, la Maison Blanche a téléphoné à l'université pour exiger qu'il soit retiré, sans donner de raison. Je savais que j'étais dans mon droit, je leur ai carrément dit d'aller se faire foutre. "

Aujourd'hui, Michael a compris que son rêve de jeunesse ne se réaliserait peut-être pas de son vivant : "J'ai mené une vie désordonnée et fatigante. Dans dix ans, je serai usé, je devrai m'arrêter de travailler. Mais je me rendrais utile une dernière fois, d'une autre façon. " Son plan est diabolique : il placera Autant en emporte le vent sur Internet, pour que le monde entier puisse le téléchager gratuitement, et attendra que la police se manifeste : "Les éditeurs s'arrangeront sans doute pour me faire jeter en prison, mais ça m'est égal. Il y aura un procès public, ce sera une tribune idéale pour expliquer mes idées aux médias et à l'opinion. Je passerai à la télévision. Malgré les apparences, mes propositions sont raisonnables, comme il y a vingt-sept ans. J'ai uen chance d'être entendu."