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Remarque de l'archiveur : La notion de biopiratage (indemnisation des indigènes par ceux qui réalise des profits sur leur dos) dévéloppée au milieu de cette article est selon moi faussement séduisante. Voir l'article de Richard Stalman à ce propos : Biopirates ou biocorsaires ?



NE PLUS SUBIR UN DROIT PRÉDATEUR
L'Afrique refuse le brevetage du vivant

 

Par FRANCK SEURET et ROBERT ALI BRAC DE LA PERRIÈRE
Respectivement journaliste (www.multimania.com/ pressepiges/) et consultant. Coauteurs de Plantes transgéniques, une menace pour les paysans du Sud, Editions Charles Léopold Mayer, Paris, décembre 1999.

 

AUCUN pays n'est autosuffisant en biodiversité : pour promouvoir les échanges, l'Organisation mondiale du commerce réclame un encadrement juridique adéquat. Adéquat pour qui ? C'est là que le bât blesse : à ne vouloir protéger que les intérêts des sélectionneurs, le régime de propriété intellectuelle se transforme en instrument néocolonial. En proposant une solution de rechange, conforme à la fois à ses intérêts et à l'intérêt public, l'Organisation de l'unité africaine se place à l'avant-garde d'une autre réflexion sur l'usage du vivant.

C'est une histoire de sucre qui laisse un goût amer. Une histoire de brevetage qui tourne au piratage. En 1995, l'université du Wisconsin a déposé quatre brevets sur la brazzein, une protéine ultra-sucrée que des chercheurs ont isolée de la baie d'une plante poussant au Gabon. Depuis, elle a accordé des licences d'exploitation à plusieurs sociétés biotechnologiques, qui vont tenter d'introduire dans des fruits et des légumes un gène produisant la brazzein afin d'obtenir des aliments au goût sucré mais moins riches en calories. De gros bénéfices sont à la clé. Sauf pour les paysans gabonais, qui ne toucheront pas un centime de l'exploitation de cette plante. Ils en connaissaient les propriétés de longue date, ils l'ont toujours utilisée et, par leur mode de vie et leurs pratiques culturales, ils ont contribué à l'entretenir de génération en génération.

Le cas de la brazzein n'a rien d'exceptionnel. Chaque année, des brevets sont déposés par des entreprises ou des universités des pays du Nord sur des plantes cultivées ou utilisées dans les pays du Sud. Sans l'accord des parties concernées ni aucune contrepartie. C'est pour mettre fin à ce biopiratage que la commission scientifique, technique et de recherche de l'Organisation de l'unité africaine (OUA) vient de rédiger une « loi modèle » sur « la protection des droits des communautés locales, des agriculteurs et des obtenteurs et sur les règles d'accès aux ressources biologiques ».

Cette législation met en place un « système approprié d'accès aux ressources biologiques, aux connaissances et technologies des communautés sous réserve d'un consentement informé préalable de l'Etat et des communautés locales concernées » ainsi que des « mécanismes en vue d'un partage juste et équitable » des avantages tirés de l'utilisation commerciale de ces ressources.

Cette loi fonde, de manière originale, une relation entre la ressource et l'innovation, en définissant, en même temps que des règles d'accès et les droits des paysans, un système visant à protéger les droits de propriété intellectuelle des sélectionneurs sur les variétés végétales qu'ils ont créées. Un système beaucoup moins exclusif que le brevet et qui garantit des droits étendus aux utilisateurs de ces variétés végétales protégées. Cette loi a été conçue comme un cadre permettant aux Etats africains d'harmoniser leurs positions. adoptée à Addis-Abeba (Ethiopie) en novembre 1999, une version définitive vient d'être entérinée, qui servira de point d'appui pour un débat entre Etats, organisations régionales (Organisation africaine de la propriété intellectuelle, Agence africaine de biotechnologie, etc.) et organisations non gouvernementales.

L'essor des biotechnologies a en effet transformé les pays du Sud en gigantesque terrain de prospection. Leurs terres sont une véritable mine de gènes d'intérêt, qui sont la matière première de ces entreprises américaines, européennes ou japonaises... mais pas africaines. Car, si une grande partie des ressources génétiques intéressantes se trouvent au Sud, la technologie, les plates-formes génomiques et les brevets s'élaborent, eux, au Nord. Toutes les conditions sont réunies pour que se mettent en place les conditions d'un nouvel échange inégal. C'est donc pour tenter de rééquilibrer les termes de cet échange que l'OUA a rédigé sa loi modèle.

Le fondement juridique de cette législation s'appuie sur la Convention sur la diversité biologique (CDB) adoptée en 1992 au Sommet de la Terre, à Rio. Cette convention marque trois ruptures fondamentales. Premièrement, elle reconnaît aux Etats le droit de souveraineté sur leurs ressources biologiques et génétiques, jusqu'alors considérées comme patrimoine commun de l'humanité, et stipule que l'accès à ces ressources est soumis au consentement préalable des Etats concernés. Deuxièmement, elle exige des signataires qu'ils protègent et soutiennent les droits des communautés, des agriculteurs et des peuples autochtones sur leurs ressources biologiques et leurs systèmes de savoirs. Troisièmement, elle requiert un partage équitable des bénéfices tirés de l'utilisation commerciale des ressources biologiques et des savoirs locaux des communautés. Et c'est peut-être là le principal intérêt de cette convention : reconnaître enfin le rôle majeur des agricultures paysannes dans la préservation de la biodiversité.

C'est dans cet esprit qu'a été conçue la loi modèle de l'OUA, qui stipule que « l'accès à toute ressource biologique et/ou connaissance ou technologie des communautés locales dans toute partie du pays devra être soumise à une demande en vue d'obtenir le consentement informé préalable et une autorisation écrite ». Ce permis sera délivré par « l'autorité nationale compétente », après que l'Etat et les communautés locales concernées auront tous donné leur accord. Le texte prévoit également que cette « autorité » fixera le montant des redevances dues par le sélectionneur qui aura développé une variété à partir d'une des ressources biologiques du pays. Les royalties, calculées sur la base du montant des ventes de cette nouvelle variété, seront versées à un fond qui financera les projets élaborés par les communautés locales dans un but « de développement, de conservation et d'utilisation durable des ressources génétiques agricoles ».

Une agriculture moins industrielle

La législation de l'OUA ne se contente pas de réglementer l'accès aux ressources biologiques. Elle définit également un système de protection des droits de propriété intellectuelle des sélectionneurs de nouvelles variétés végétales. La mise au point de cette loi répond aux exigences de l'accord sur les aspects de droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). Ce texte international, signé en 1994 à Marrakech, oblige en effet les pays membres de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à se doter d'un système de protection de ces droits. « Un brevet pourra être obtenu pour toute invention de produit ou de procédé », stipule l'article 27.1. Bien sûr, l'OMC accorde aux Etats la possibilité d'« exclure de la brevetabilité les végétaux et les animaux autres que les micro-organismes ». Mais il exige qu'ils prévoient « la protection des variétés végétales par des brevets, par un système sui generis [c'est-à-dire un système adapté à leur propre situation] efficace, ou par une combinaison de ces deux moyens ».

S'il assure aux sélectionneurs la protection de leurs droits de propriété intellectuelle, le système sui generis défini par l'OUA est beaucoup moins exclusif que celui des brevets. Contrairement à ce dernier, il reconnaît à l'agriculteur le droit de conserver une partie de sa récolte pour la replanter l'année suivante sans avoir à payer de redevance : « le privilège du fermier ». Cette variété peut également être utilisée librement et gratuitement comme ressource génétique par les chercheurs qui veulent créer une nouvelle variété : c'est l'exemption de recherche.

Le système sui generis proposé par l'OUA est donc beaucoup mieux adapté à la situation africaine que le brevet ou que le droit d'obtention végétale de l'Union pour la protection des obtentions végétales (UPOV), un autre système sui generis auquel adhèrent une quarantaine de pays, occidentaux pour la plupart (voir encadré). En effet, alors que, dans les pays industrialisés, les agriculteurs, techniquement très encadrés, ont pris l'habitude de s'approvisionner chaque année en semences auprès de fournisseurs, en Afrique, l'immense majorité des paysans, qui ne disposent ni d'encadrement technique ni de moyens financiers suffisants pour acheter les intrants, gardent une partie de leur récolte pour l'année suivante. Ils ont donc besoin de conserver le privilège du fermier. Qui plus est, dans les pays en voie de développement, ce sont encore très majoritairement les paysans eux-mêmes, de petits semenciers ou bien encore la recherche publique qui sélectionnent et améliorent les semences et non pas les grands groupes dont sont dépendants les agriculteurs du Nord. D'où l'importance de conserver une forte exemption de recherche.

Reste à savoir si ce système sui generis sera reconnu « efficace » par l'OMC. Les pays africains entendent profiter de la révision de l'accord sur les ADPIC, prévue cette année pour faire évoluer le texte de l'OMC dans le sens d'une meilleure adéquation avec leur loi modèle. Ils ne veulent plus se contenter de la possibilité d'exclure de la brevetabilité les végétaux et les animaux que leur accorde l'article 27.3 b, mais demandent que l'accord de l'OMC interdise le brevetage du vivant. « Le processus d'examen devrait permettre de préciser que les végétaux et les animaux ainsi que les micro-organismes et tous les autres organismes vivants et leurs parties ne peuvent pas être brevetés », précisent-ils dans une communication adressée au secrétariat de l'OMC (1).

Le groupe africain souhaite également obtenir plus de garanties sur la possibilité de mettre en oeuvre son propre système sui generis. Il juge en effet que le terme « efficace » contenu dans l'article 27.3b reste trop flou et demande donc que « l'accord précise que toute loi sui generis [puisse] contenir des dispositions visant à protéger les innovations des communautés autochtones et des communautés agricoles locales des pays en développement (...) et à préserver les pratiques agricoles traditionnelles, y compris le droit de conserver et d'échanger les semences, ainsi que de vendre leurs récoltes ». Ces positions rencontrent l'hostilité de nombre de pays industrialisés, Etats-Unis en tête. Leur objectif à terme : obtenir la suppression de la clause de l'accord sur les ADPIC qui permet « d'exclure de la brevetabilité les végétaux et les animaux ». En attendant, ils souhaiteraient déjà pouvoir arracher que seul le droit d'obtention végétal (DOV) de l'UPOV puisse être reconnu par l'OMC comme système sui generis « efficace » pour les variétés végétales.

Au cours de ces deux dernières années, le lobby du brevet - dont les plus ardents promoteurs sont les Etats-Unis, l'industrie des « sciences de la vie » et l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) - a d'ailleurs multiplié les contacts et les réunions pour persuader les pays africains d'adhérer à l'UPOV. Non sans succès. Cette dernière est en effet parvenue à faire adopter par les représentants des pays francophones de l'Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI), en annexe des accords de Bangui de février 1999, une législation très proche du DOV. Cette adoption hâtive - sous la pression des pays du Nord - s'inscrit en porte-à-faux avec la loi modèle de l'OUA. Elle est fortement contestée, et la plupart des pays membres de OAPI ne l'ont pas ratifiée.

Face au rouleau compresseur du système de propriété intellectuelle qui cherche à développer l'expansion et l'harmonisation du brevet sur toute la planète, le projet de loi de l'OUA pourrait paraître dérisoire. Les pays africains sont exsangues, criblés de dettes, en proie à des conflits internes... Leurs représentants sont souvent négligés dans les négociations internationales, laissés hors de la Green Room de l'OMC où se font les discussions sérieuses...

Pourtant, les événements politiques de ces derniers mois laisseraient plutôt penser que l'OUA est à l'avant-garde. Non seulement parce qu'elle offre une occasion unique d'élaborer une position commune pour tout le continent, utile dans les grands forums internationaux. Mais aussi parce que, en stipulant que « les brevets sur toute forme de vie et sur les procédés biologiques ne sont pas reconnus », elle affirme une forte position morale des gouvernements africains face à une dérive du droit international qui n'arrive plus à être contenue (2). Depuis que, il y a vingt ans, la Cour suprême des Etats-Unis a brisé le tabou en reconnaissant la brevetabilité d'une bactérie, la course au contrôle des droits exclusifs sur les produits de biotechnologie s'est étendue aux organismes vivants et est en passe d'atteindre l'être humain.

La position de l'OUA et du groupe africain à l'OMC en faveur de l'exclusion du champ de la brevetabilité de toutes les formes de vie est en fait la seule cohérente : le code génétique n'est-il pas universel ? Comment peut-on prétendre limiter le brevet à une catégorie d'organismes - comme le fait l'OMC, qui laisse aux pays membres la possibilité d'exclure les végétaux et les animaux de la brevetabilité, mais pas les micro-organismes ni, sous certaines réserves, les variétés végétales - alors que le génie génétique fait exploser les barrières entre les espèces, entre les règnes ? Des gènes humains dans les plantes, des gènes de bactéries dans l'humain : tout cela est désormais faisable. Toute tentative de concilier le droit des brevets industriels avec le principe de libre reproduction du vivant est donc vouée à l'échec.

FRANCK SEURET et ROBERT ALI BRAC DE LA PERRIÈRE.

 

(1) Communication de la Mission permanente du Kenya au nom du groupe africain envoyée au secrétariat de l'OMC le 29 juillet 1999.

(2) Le Monde diplomatique, janvier 2000.

 

LE MONDE DIPLOMATIQUE | JUILLET 2000 | Page 24
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