1. Déréglementation ou lois répressives
?
En promulguant la loi sur les télécommunications
-Telecommunications Act (1)-
de 1996, les deux partis dominants aux États-Unis ont reconnu,
l'un comme l'autre, que la convergence des médias, des télécommunications
et de l'informatique devait s'effectuer par le biais de la concurrence
économique entre les grandes entreprises. Après avoir
admis que la construction d'un réseau national de transmission
à haut débit (2) nécessitait
des économies d'échelle massives, le Président
démocrate (3) et le Parlement
républicain ont aboli la plupart des réglementations limitant
les participations croisées dans les médias et les systèmes
de télécommunication. En outre, des lois qui doivent étendre
considérablement les droits des détenteurs de copyright
sont actuellement à l'étude, afin de définir le
cadre juridique d'un marché électronique de l'information
(4). Ainsi, le gouvernement fédéral
a tranquillement mis de côté son programme aux allures
de New Deal (5) visant à construire
une super-autoroute de l'information, renonçant à
ses responsabilités stratégiques pour les confier au secteur
privé. Mais cette foi dans la concurrence économique comporte
des risques. Dans un proche avenir, aucune nation ne sera capable de
se maintenir dans la compétition au sein du marché global
si elle n'est pas dotée d'un réseau de fibres optiques
(6). Àl'instar de la mise en
place, hier, du chemin de fer, des routes, de l'électricité,
du gaz, du téléphone et de l'adduction d'eau, qui a jeté
les bases de la vie urbaine moderne, l'inforoute constituera l'infrastructure
essentielle de la prochaine étape du capitalisme. Le réseau
de fibres optiques ne diffusera pas seulement des divertissements et
de l'information; il permettra également aux gens de travailler
en collaboration dans pratiquement tous les secteurs de la production.
Encouragée par les investissements des entreprises de haute technologie,
la classe politique américaine fait le pari que la construction
de l'infrastructure nationale d'information pourra être effectuée
avec succès grâce aux deux mamelles du néolibéralisme
que sont la déréglementation et la privatisation.
Si on observe l'histoire du développement des
ordinateurs personnels et du Net, on peut estimer, avec plus de vraisemblance,
que l'inforoute naîtra du croisement des secteurs public, privé
et collectif. Mais le débat qui a eu lieu aux États-Unis
à propos de la loi sur les télécommunications n'a
pas été centré sur la question de savoir si la
concurrence sans frein entre des sociétés privées
constituait ou non la seule manière de développer le cyberespace.
En revanche, la tentative d'imposer un contrôle du contenu des
sites sur le Net - comme c'est déjà le cas dans les médias
audiovisuels - a suscité une violente controverse. Aux termes
de la nouvelle loi sur les télécommunications, les services
en ligne ne doivent pas permettre que des enfants puissent accéder
à la «pornographie» ou se servir des «sept gros
mots» sous quelque forme que ce soit (7).
Brusquement, le Net est ainsi passé d'une forme de communication
en grande partie non réglementée à la forme de
censure la plus restrictive que l'on connaisse aux États-Unis.
Comme on pouvait s'y attendre, la communauté en ligne a réagi
par une tempête de protestations. Les sites du Net se sont couverts
d'écrans noirs et des rubans bleus ont été attachés
aux pages du Web, en guise de protestation contre ces limitations de
la liberté d'expression. Des actions en justice doivent être
intentées pour déterminer si cette nouvelle réglementation
viole le droit à la liberté d'expression garanti par le
premier amendement de la Constitution américaine (8).
Les enjeux de cette controverse sont considérables. Les parents
sont légitimement inquiets du fait que des pédophiles
se servent du Net pour contacter des mineurs ou diffuser de la pornographie.
Les enfants doivent pouvoir accéder à la puberté
à leur rythme, sans avoir à subir de violence sexuelle.
Toutefois, les restrictions contenues dans la loi sur les télécommunications
ne sont pas seulement motivées par le souci de mettre un frein
aux agissements d'une petite minorité de violeurs d'enfants.
Sous la pression des fondamentalistes chrétiens, les deux principaux
partis politiques ont promulgué une loi qui interdit potentiellement
la diffusion de tout contenu à caractère sexuel, sous
quelque forme que ce soit - même entre adultes consentants. Si
cette tentative de censure l'emporte, les services en ligne aux États-Unis
n'auront plus le droit de fournir que des contenus conformes aux moeurs
répressives de la tradition puritaine.
2. Allumez, connectez-vous ... et renoncez.
La loi sur les télécommunications va
être confrontée, comme toute loi, au problème de
son application. La «guerre contre la drogue» n'a pas empêché
les Américains de dépenser avec voracité, chaque
année, des milliards de dollars pour acheter des produits illégaux.
La nouvelle loi sur les télécommunications soulève
des doutes analogues quant à l'applicabilité de la censure
qu'elle instaure. L'État américain sera-t-il vraiment
capable d'empêcher ses citoyens d'échanger des e-mails
comportant le mot fuck? Comment fera-t-il pour empêcher
les gens de se connecter à des sites web installés dans
d'autres pays moins hypocrites que les États-Unis en matière
de sexualité adulte? Le développement de l'hypermédia
n'est pas seulement issu d'une convergence de la radio et de la télévision,
mais également d'autres types de moyens de communication moins
contrôlés, tels que l'imprimé et la musique. Pourquoi
le Net devrait-il être assujetti aux limitations en usage dans
les médias audiovisuels plutôt qu'aux règles beaucoup
plus libérales que connaît l'imprimé? C'est une
bataille politique de longue haleine qui commence, dont l'objet est
de déterminer quel niveau de contrôle institutionnel sur
les nouvelles formes de communication sociale nous sommes prêts
à accepter.
Malheureusement, dans la période cruciale que
nous traversons, l'un des leaders du principal groupe de pression en
faveur du cyberespace - la Fondation pour la Frontière Électronique,
EFF (Electronic Frontier Foundation) - vient d'être saisi
d'un accès d'hystérie idéologique. De façon
bizarrement présomptueuse, John Perry Barlow, l'un des cofondateurs
de l'EFF, a mis en circulation une «Déclaration d'indépendance
du cyberespace». Dans ce manifeste, il se présente comme
le nouveau Thomas Jefferson, appelant le peuple aux armes contre la
tyrannie de Bill Clinton, «le grand invertébré de
la Maison-Blanche». Prétendant parler «au nom de l'avenir»,
il proclame que le gouvernement élu des États-Unis n'a
aucun droit de légiférer sur le «cyberespace, nouvelle
demeure de l'Esprit». Dans la mesure où «nous créons
un monde» qui «est à la fois partout et nulle part,
mais [qui] n'est pas là où vivent les corps», Barlow
considère que le cyberespace est extérieur à la
juridiction des États-Unis ou de tout autre État existant.
Dans le cyberespace, seuls les usagers du Net ont le droit de fixer
les règles. Selon Barlow, les habitants de cet espace virtuel
s'administrent d'ores et déjà par eux-mêmes, sans
aucune intervention des législateurs fédéraux :
«Vous ne connaissez ni notre culture, ni notre éthique,
ni les codes non écrits qui font déjà de notre
société un monde plus ordonné que celui que vous
pourriez obtenir en imposant toutes vos règles.» Les usagers
du Net doivent donc «rejeter l'autorité de ces pouvoirs
distants et mal informés», et ignorer la censure imposée
par la loi sur les télécommunications.
Il n'est que trop facile de sourire de cette «Déclaration»,
version modernisée du vieux fantasme hippie consistant à
fuir la société ordinaire en s'échappant dans un
univers de rêve psychédélique. Dans les romans de
science-fiction, le cyberespace a souvent été décrit,
de façon poétique, comme une «hallucination consensuelle».
Mais, en réalité, la construction de l'inforoute est un
acte extrêmement physique. Ce sont des travailleurs en chair et
en os qui consacrent d'innombrables heures de leur vie à développer
le matériel, à assembler des ordinateurs personnels, à
poser des câbles, à installer des systèmes de routage,
à écrire des programmes de logiciels, à concevoir
des sites web, et ainsi de suite. Il est évidemment fantaisiste
de croire que le cyberespace puisse être séparé
des sociétés - et des États - au sein desquels
ces gens passent leurs vies. La «Déclaration d'indépendance
du cyberespace de Barlow ne saurait donc être considérée
comme une réponse sérieuse à la menace que les
fondamentalistes chrétiens et d'autres sortes de bigots font
peser contre les libertés publiques sur le Net. Il s'agit bien
plutôt d'un symptôme de la crise idéologique profonde
que traversent les avocats de l'«économie libertaire à
l'intérieur de la communauté en ligne. Au moment même
où le cyberespace est en passe de s'ouvrir au grand public, la
liberté individuelle à laquelle ils accordaient tant de
prix est sur le point d'être légalement supprimée
sans guère susciter d'opposition politique. Significativement,
l'abolition des entraves à la compétition économique
n'a contribué en rien à faire avancer la cause de la liberté
d'expression. Bien au contraire, la privatisation du cyberespace paraît
aller de pair avec l'introduction d'une lourde censure. Son «idéologie
californienne étant incapable d'expliquer ce phénomène,
Barlow a décidé de s'évader dans une hyper réalité
néolibérale plutôt que d'affronter les contradictions
du capitalisme réellement existant.
3. Cyberespace : l'ultime frontière
La faillite idéologique des libertariens de
la Côte Ouest est due à leur croyance, dépourvue
de fondement historique, selon laquelle le cyberespace serait issu d'une
«fusion de la gauche et de la droite, de la liberté et du
marché (Louis Rossetto, rédacteur en chef de Wired).
Comme Andy Cameron et moi-même l'avons montré dans The
Californian Ideology (9), le néolibéralisme
a été accueilli par la «classe virtuelle de la Côte
Ouest comme un moyen de réconcilier l'anarchisme de la Nouvelle
Gauche et le zèle entrepreneurial de la Nouvelle Droite. Et surtout,
ce monstrueux hybride s'est renforcé en projetant les vieux mythes
de la Révolution américaine sur le processus de la convergence
numérique. Si l'on en croit le magazine Wired, le développement
de l'hypermédia va créer une «démocratie jeffersonnienne
high tech, et le Siècle des Lumières renaîtra
au vingt-et-unième siècle.
Dans sa «Déclaration, John Perry Barlow
pastiche consciencieusement la rhétorique de la «Déclaration
d'indépendance des États-Unis d'Amérique écrite
par les Pères fondateurs. Une nouvelle fois, des individus à
l'esprit libre se dressent contre un gouvernement oppresseur et corrompu.
Toutefois, les formules révolutionnaires tirées du passé
comportent nombre d'aspirations réactionnaires. En 1776, Jefferson
exprimait le rêve national d'une utopie rurale édifiée
dans les déserts de l'Amérique du Nord. Il était
essentiel pour les Américains de se débarrasser de la
domination britannique s'ils voulaient mener une vie de fermiers indépendants
et autonomes dans de petits villages. La vision pastorale de Jefferson
rejetait la vie urbaine, considérée comme la source de
toute corruption, dont il voyait l'exemple dans les agglomérations
européennes de son temps, qui connaissaient une expansion rapide.
Mais lorsque l'Amérique elle-même commença de s'industrialiser,
le rêve pastoral se déplaça vers l'Ouest, en direction
de la frontière. Même après la fin des guerres indiennes,
l'Ouest sauvage continua de représenter, dans la mythologie américaine,
l'espace de la liberté individuelle et de la découverte
de soi. Jefferson s'était transformé en cowboy.
Par son nom, la Fondation pour la Frontière
Électronique n'évoque pas seulement le XIXe siècle
et les mythes du western, mais aussi les aspirations pastorales de l'auteur
de la «Déclaration d'indépendance originale. Lorsque
l'administration fédérale se mit à sévir
contre les hackers (10), un groupe
de vieux radicaux prit la défense de la nouvelle génération
des cyberpunks. À partir de cet acte de solidarité, l'EFF
apparut comme le groupe de pression politique de la cyber-communauté
de la Côte Ouest et fit campagne, avec des arguments libertaires,
pour réduire au maximum la censure et la réglementation
sur les nouvelles technologies de l'information. Mais l'EFF ne s'est
jamais limitée à militer pour la liberté du cyberespace.
Elle fut également l'un des principaux vecteurs des fantasmes
individualistes de l'«idéologie californienne. D'après
les postulats de cette doctrine confuse, l'anti-autoritarisme hippie
trouve enfin sa concrétisation dans la fusion des technologies
numériques et du libéralisme économique. Mais la
renaissance de la «démocratie jeffersonnienne, pour inévitable
qu'elle soit, semble désormais remise à plus tard. L'essentiel
est que le lobbying de l'EFF n'a finalement servi à rien (11):
les mesures répressives contenues dans la loi sur les télécommunications
ont été adoptées presque sans opposition, tant
au sein du Parlement que de l'exécutif. C'est au coeur de cette
crise que Barlow a repris à son compte les fantasmes les plus
délirants des anarcho-capitalistes de la Côte Ouest. Ils
sont convaincus que, dès lors que le cryptage (12)
sera largement accessible, les individus à l'esprit libre seront
à même de vivre dans un monde virtuel où il n'y
aura ni censure, ni impôts, ni aucun des autres vices qu'apporte
l'État. Incapable d'affronter les contradictions sociales de
la vie dans la cité numérique, Barlow a décidé
de rejoindre les cowboys virtuels qui vivent sur la frontière
électronique.
4. Si nous sommes sur la frontière électronique,
qui sont les Indiens?
Ce n'est pas un hasard si Barlow pastiche Jefferson
dans ce programme rétro-futuriste. À la différence
des Européens qui ont rêvé d'utopies rurales, Jefferson,
tout en condamnant la ville, n'a jamais rejeté la technologie;
au contraire, le «sage de Monticello était un partisan enthousiaste
de l'innovation technique. Il croyait qu'il était possible de
geler le développement social des États-Unis tout en modernisant
les méthodes de production. Les promoteurs de l'«idéologie
californienne suivent un raisonnement similaire. Ils souhaitent que
le cyberespace reste habité par des individus farouches et des
entrepreneurs innovants, tout en soutenant l'expansion commerciale du
Net. Pour eux, le développement de la nouvelle société
de l'information ne peut se faire qu'à travers la réalisation
des principes éternels du libéralisme tels qu'ils ont
été révélés par les Pères
fondateurs. Il n'en reste pas moins que, comme tous les autres pays,
les États-Unis appartiennent à l'histoire. Leurs structures
politiques et économiques ne sont pas l'expression de vérités
sacrées, mais le fruit de plusieurs siècles de processus
sociaux contradictoires. Les dirigeants américains étaient
des êtres humains complexes et non des «hommes de marbre
taillés dans le roc.
On perçoit facilement cette réalité
dialectique lorsqu'on se penche sur la biographie des Pères fondateurs
- Jefferson, Washington et Madison - invoqués par Barlow dans
sa «Déclaration. C'étaient, certes, de grands révolutionnaires
qui ont lutté avec succès pour l'indépendance nationale
et ont établi le gouvernement constitutionnel en Amérique.
Mais c'étaient aussi, en même temps, de cruels propriétaires
de plantations qui vivaient du travail forcé de leurs esclaves.
Dans d'autres pays, les gens ont fini par accepter la nature contradictoire
de leurs révolutionnaires modernisateurs. Même les communistes
chinois reconnaissent aujourd'hui que l'héritage de Mao Tsé-Toung
contient à la fois des éléments positifs, tels
que le fait d'avoir libéré le pays du joug colonial, et
des traits négatifs, comme par exemple les massacres de la «révolution
culturelle. En revanche, Barlow - et avec lui nombre d'Américains
- ne parviennent pas à admettre que leur république bien-aimée
n'ait pas été créée seulement par des paysans
rompus à la tâche et épris de liberté, mais
aussi grâce à l'esclavage des Noirs et au «nettoyage
ethnique des Indiens. L'économie des plantations du Vieux Sud
et l'extermination des Premières Nations sont l'équivalent,
dans l'histoire américaine, de la Famine irlandaise, de l'Holocauste
et de l'Archipel du Goulag. Mais ces contradictions de l'histoire réelle
des États-Unis sont trop douloureuses à contempler pour
Barlow et pour ceux qui croient, comme lui, aux vérités
anhistoriques de l'individualisme libéral. Jefferson doit donc
rester cet homme sans tache sculpté sur les flancs du mont Rushmore.
Pour comprendre les débats contemporains sur
l'avenir du Net, il est important de se rappeler la nature contradictoire
des précédents historiques dont se réclame, avec
désinvolture, l'«idéologie californienne. Au XIXe
siècle, l'essor des nouvelles technologies industrielles n'a
libéré aucun esclave. Au contraire, l'invention de la
machine à égrener le coton et du métier à
tisser a bel et bien renforcé les institutions archaïques
et brutales de l'esclavage dans le Vieux Sud. De nos jours, la rhétorique
libertaire de l'émancipation individuelle par les technologies
de l'information est pareillement employée pour dissimuler la
réalité de la polarisation croissante entre la «classe
virtuelle, à dominante blanche, et la «sous-classe composée
majoritairement de Noirs. Si l'on voit les choses avec le regard ironique
des Européens, la «démocratie jeffersonnienne s'avère
même une métaphore tout à fait valable de la réalité
anti-utopique qui est celle des taudis urbains aux États-Unis
!
5. La première frontière électronique
Puisque les principes libéraux de la «démocratie
jeffersonnienne se situent en dehors de l'histoire réelle, Barlow
et les autres idéologues californiens sont incapables de reconnaître
la dynamique temporelle du capitalisme réellement existant. Bien
que les nouvelles frontières puissent être ouvertes par
des individus entreprenants, les pionniers sont vite remplacés
par des formes plus collectives d'organisation, telles que les sociétés
par actions. Par exemple, les cowboys à l'esprit libre de l'Ouest
sauvage sont rapidement devenus les salariés des entreprises
agricoles financées par l'Est industrialisé. Il s'est
passé la même chose pour la première frontière
électronique de l'histoire américaine: la radio. Dans
les années vingt, la radio a été d'abord le fait
d'une minorité enthousiaste d'amateurs et d'entrepreneurs. La
radio-transmission n'était alors guère réglementée,
et presque tout le monde pouvait lancer sa propre station ou louer des
plages horaires sur d'autres stations. Mais lorsque les récepteurs
cessèrent de coûter cher et commencèrent à
se répandre, les ondes furent rapidement dominées par
les réseaux industriels créés par NBC et CBS. Ce
processus monopolistique fut renforcé par la loi sur la radio,
adoptée en 1927 par le gouvernement fédéral, qui
réservait le droit d'émettre aux porteurs d'une licence,
cette dernière étant accordée par une instance
de régulation nommée par l'État. Comme on pouvait
s'y attendre, les politiciens conservateurs saisirent cette occasion
pour réduire au silence les mouvements radicaux, tant politiques
que culturels, et notamment ceux de gauche. De toute façon, l'instauration
de cette censure ne souleva guère de mécontentement populaire.
Au contraire, la loi sur la radio fut soutenue par la plupart des électeurs,
car le système des licences garantissait une meilleure réception
des programmes populaires émis par les réseaux nationaux,
en supprimant les interférences causées par d'autres stations.
Il apparaissait donc, paradoxalement, que la démocratisation
de l'accès à la radio avait considérablement réduit
les possibilités de participation au sein de ce nouveau média.
La question clé est maintenant de savoir si
la nouvelle frontière électronique du cyberespace est
condamnée à suivre le même chemin. Contrairement
à ce qu'affirme Barlow quand il dit que le cyberespace n'est
pas un «projet de construction publique, le principal obstacle
à l'expansion du Net aux États-Unis est le suivant: qui
va payer l'installation du réseau de fibres optiques?
Étant donné qu'ils refusent de débloquer
des fonds d'État, les démocrates et les républicains
ont dû mettre à profit la nouvelle loi sur les télécommunications
pour créer un cadre réglementaire favorable aux grandes
entreprises qui possèdent les capitaux nécessaires à
la construction de l'inforoute. Et surtout, les deux parties ont donné
leur bénédiction aux fusions, toujours plus nombreuses,
entre les sociétés qui opèrent dans les secteurs
convergents des médias, de l'informatique et des télécommunications.
Ayant cessé d'être compétitive dans le secteur traditionnel
des industries fordistes, l'économie américaine compte
désormais beaucoup sur les sociétés qui sont au
centre du processus de convergence numérique, telles que les
studios hollywoodiens, Microsoft ou AT&T. Loin d'encourager une
«démocratie jeffersonnienne composée de petites entreprises,
la loi sur les télécommunications a dégagé
le terrain pour l'émergence de «champions nationaux américains
dotés d'une taille critique suffisante pour construire l'inforoute
aux États-Unis même, et pour concurrencer avec succès
leurs rivaux européens et asiatiques.
Pour beaucoup de gens de gauche, ces firmes multimédiatiques
constituent la plus grande menace contre la libre expression sur le
Net. Comme autrefois à la radio - et plus tard à la télévision
-, le désir d'attirer un public de masse peut s'avérer
une méthode bien plus efficace de contrer le radicalisme politique
et l'expérimentation culturelle que toutes les censures glissées
dans les derniers paragraphes à la noix d'une loi sur les télécommunications.
Les pessimistes néo-luddites (13)
voient leurs pires craintes se confirmer quand les chefs des grandes
firmes proclament ouvertement leur souhait de transformer le Net en
une «télévision interactive. Dans ce scénario,
les nouvelles formes de sociabilité qui existent dans le cyberespace
contemporain seront remplacées par la consommation passive des
divertissements de bas niveau et des informations manipulées
fournis par les firmes multimédiatiques. En dépit de leurs
protestations hypocrites contre les mesures «anti-pornographiques
contenues dans la nouvelle loi, ces firmes ne peuvent que se réjouir
de voir se mettre en place une réglementation susceptible de
transformer le Net en une forme contrôlée - et donc profitable
- de loisir familial.
Dans cette vision de l'avenir, la «démocratie
jeffersonnienne est tout simplement une propagande néolibérale
conçue pour susciter le soutien des membres de la «classe
virtuelle à la privatisation du cyberespace. En mêlant
indistinctement Nouvelle Gauche et Nouvelle Droite, l'«idéologie
californienne attire les individus qui se croient assez intelligents
- ou assez chanceux - pour saisir les opportunités offertes par
les changements rapides dans la base technologique de la production
sociale. Mais tandis qu'ils se laissent séduire par le rêve
de faire fortune en devenant des cyber-entrepreneurs, la plupart des
artisans qui oeuvrent dans le cyberespace n'accèdent même
pas, en réalité, à la sécurité de
l'emploi dont jouissaient autrefois les travailleurs dans l'industrie
fordiste. Loin d'être des pionniers autonomes de la frontière
électronique, nombre d'entre eux vivent au jour le jour et sont
employés par les grandes firmes à travers des contrats
à durée déterminée (14).
Parallèlement, la privatisation du cyberespace menace les usages
collectifs qui s'y sont développés. Plus les entreprises
investissent dans la fourniture de services en ligne, plus il devient
difficile aux amateurs de créer des sites web de qualité
suffisante pour attirer un grand nombre d'usagers. Ainsi, comme ce fut
déjà le cas pour la radio dans les années vingt,
la plupart des gens vont joyeusement accepter le contrôle des
entreprises sur le cyberespace dans la mesure où ils se voient
proposer des services en ligne bien conçus. Si l'on en croit
les néo-luddites, la démocratisation de l'accès
au Net entraîne la diminution des possibilités de participation
intelligente au cyberespace.
6. Le cyberespace est (un espace) social
La controverse dominante, aux États-Unis, concernant
la loi sur les télécommunications a cruellement mis en
lumière les limites de l'«idéologie californienne.
Barlow peut toujours rêver de s'évader dans l'hyper réalité
du cyberespace; il ne fait qu'éviter de regarder en face les
contradictions politiques et économiques du capitalisme réellement
existant. Loin de donner naissance à une frontière électronique
composée de nombreuses petites entreprises, le tournant commercial
du cyberespace crée les conditions de la concentration du capital
à l'échelle globale. Étant donné les coûts
immenses de la construction d'un réseau national de transmission
à haut débit, seules de très grandes entreprises
sont capables de procéder à des investissements suffisants
pour mener à bien un tel projet d'infrastructure. Au sein de
cet oligopole naissant, les entrepreneurs innovants peuvent encore obtenir
des succès publics, soit en devenant des leaders économiques,
soit en étant sous contrat avec les grandes firmes multimédiatiques
; mais leurs succès individuels ne seront rendus possibles que
grâce à un grand effort collectif pour construire l'inforoute.
La dynamique de la convergence numérique au sein du capitalisme
réellement existant pousse à une socialisation toujours
croissante de la production et des communications, non à la réalisation
des fantasmes du XVIIIe siècle sur l'autonomie individuelle.
C'est donc une attitude plutôt simpliste que
celle de l'EFF, consistant à critiquer exclusivement la réglementation
«anti-pornographique contenue dans la nouvelle loi sur les télécommunications.
La liberté d'expression sur le Net n'est pas seulement menacée
par l'État, mais également par le marché. Comme
l'a montré l'histoire de la radio aux États-Unis, ces
deux formes de censure ont souvent été imposées
conjointement. Les politiciens et les grandes entreprises ont un intérêt
commun à faire en sorte que l'«Amérique moyenne ne
soit troublée par aucune idée radicale, qu'elle soit de
type politique ou culturel, susceptible d'être propagée
par les nouvelles formes de communication de masse. Par conséquent,
toute campagne un peu sensée en faveur des droits du cyberespace
doit combattre pour la liberté d'expression contre les formes
de censure imposées par l'État et par le marché.
Le développement du Net offre une possibilité de surmonter
les obstacles politiques et économiques à la liberté
d'expression au sein des médias existants. Tout le monde pourrait
être à même, non seulement de recevoir de l'information
et du divertissement, mais également de transmettre sa propre
production. Le problème est de savoir comment cette possibilité
sera mise en oeuvre dans la réalité.
Une campagne pour la liberté de l'hypermédia
ne peut être couronnée de succès que si elle reconnaît
les contradictions inhérentes à ce droit fondamental des
citoyens. Les droits politiques de chaque individu sont circonscrits
par les droits des autres citoyens. Par exemple, l'État a le
devoir, pour protéger les enfants, de restreindre la liberté
d'expression des pédophiles sur le Net. Parce que les minorités
ethniques ont le droit de vivre en paix, la société démocratique
doit s'efforcer d'empêcher les fascistes de s'organiser en ligne.
Mais, si l'on excepte ces restrictions minimales, les citoyens ont le
droit de se dire tout ce qu'ils veulent. Un État démocratique
n'est en aucun cas mandaté pour imposer d'étroites normes
morales et religieuses à tous ses citoyens, quelles que soient
leurs propres convictions.
En outre, une campagne pour les droits du cyberespace
doit reconnaître les contradictions économiques que comporte
la liberté de l'hypermédia. Dans la mesure où ils
reposent sur la contribution bénévole des amateurs, les
projets collectifs dans l'hypermédia peuvent fort bien exister
au sein d'une économie du don high tech (15).
Mais si les artisans numériques doivent être rémunérés
pour leur travail, une certaine forme d'économie marchande devra
être créée sur le Net, et la libre circulation des
marchandises l'emportera, d'une façon ou d'une autre, sur la
libre circulation des idées. Ainsi, les campagnes pour les droits
du cyberespace doivent prendre en considération les contradictions
économiques implicitement contenues dans la liberté de
l'hypermédia. Et surtout, elles ne doivent pas camper sur une
position absolutiste quant à la forme que devrait prendre l'économie
numérique. Au contraire, le développement du cyberespace
a jusqu'à présent été mené à
bien grâce à un ensemble hybride d'initiatives à
la fois publiques, privées et collectives. Tous les secteurs
ont joué un rôle important dans la construction de l'inforoute.
Dans la nouvelle loi sur les télécommunications, les Américains
ne sont pas confrontés à une intervention excessive de
l'État, mais à un type erroné d'action gouvernementale.
Pendant qu'il se montre si pressé d'imposer une censure morale
aux usagers du Net, le gouvernement fédéral se dérobe
à son devoir de faire en sorte que tous les citoyens puissent
avoir accès aux services en ligne. Alors que les grandes firmes
possèdent les ressources nécessaires à la construction
du réseau à haut débit, l'État devrait faire
usage de ses pouvoirs pour empêcher une partie de la société
d'être exclue du cyberespace à cause de son manque de ressources.
Contrairement aux prédictions des pessimistes,
il est possible de gagner la bataille contre la censure politique et
économique du cyberespace. Bien que l'État puisse - et
doive - combattre une petite minorité de pédophiles et
de fascistes, les ressources nécessaires pour épier chaque
e-mail et chaque site web vont compliquer grandement la mise en oeuvre
du puritanisme moral. En effet, le volume du trafic sur le Net est bien
trop important pour être entièrement surveillé (16),
même par des équipes pourvues de gros moyens financiers
et de programmes sophistiqués de censure. Tandis qu'il est possible,
à la rigueur, de vérifier les émissions de quelques
milliers de stations de radio et de télévision, le contrôle
de plusieurs millions d'usagers connectés à un réseau
global de services en ligne est irréalisable, ne serait-ce qu'en
raison de son coût prohibitif. La nature sociale de l'hypermédia
est la meilleure défense du droit individuel à la liberté
d'expression.
De la même façon, les grandes firmes qui
ambitionnent d'acheter tout le cyberespace seront empêchées
de le faire par la base sociale du processus de convergence. Pour prendre
un exemple, les récents essais de «télévision
interactive se sont soldés par des échecs commerciaux.
Comme Andy Cameron l'a souligné dans Dissimulations (17),
les dirigeants des grandes firmes sont prisonniers d'une erreur de jugement
lorsqu'ils tentent de contraindre le nouvel hypermédia à
adopter la forme des médias plus anciens. On ne peut réduire
l'interactivité au seul fait de cliquer dans telle ou telle fenêtre
d'une série de menus. La plupart des gens veulent rencontrer
d'autres personnes dans le cyberespace. À la différence
des autres médias électroniques existants, le Net n'est
pas centré sur un flux de communications à sens unique
émis par un nombre limité d'émetteurs. Au contraire,
l'hypermédia est une forme de communication à deux directions,
où chacun est à la fois récepteur et émetteur.
Les entreprises multimédiatiques vont, sans aucun doute, jouer
un rôle de premier plan dans la construction de l'infrastructure
de l'inforoute et dans la vente de marchandises sur le Net, mais il
leur sera impossible de monopoliser la dimension sociale du cyberespace.
Depuis quelque temps, les adeptes de l'«idéologie
californienne proclament que l'individualisme libéral du XVIIIe
siècle est appelé à renaître miraculeusement
à travers le processus de la convergence numérique. Mais
maintenant que les services en ligne deviennent accessibles à
la grande masse de la population, la nature collective de la nouvelle
société de l'information devient de plus en plus évidente.
En politique, la démocratie électronique va être
au centre de la relation entre les élus et leurs électeurs.
Dans tous les secteurs de l'économie, l'inforoute va bientôt
devenir l'infrastructure de base du travail en collaboration par-delà
le temps et l'espace. Cette socialisation de la politique et de l'économie
sera la meilleure protection pour la liberté individuelle au
sein du cyberespace. Loin d'avoir à s'évader dans une
hyper réalité néolibérale, les gens peuvent
utiliser les nouvelles technologies numériques pour améliorer
leur vie, tant dans le cyberespace que dans le monde extérieur.
L'agora électronique reste encore à construire.