RACKET SUR LE VIVANT Par JEAN-PIERRE BERLAN
et RICHARD C. LEWONTIN [Le Monde Diplomatique, avril 1998]
L'ensemble
des organismes génétiquement modifiés (OGM) se
trouve sur la sellette. S'abritant derrière les avis de comités
d'« experts » en tout genre, qu'elles ont très largement
infiltrés, les firmes transnationales, qui forment un véritable
complexe génético-industriel - comme on a pu parler d'un
complexe militaro-industriel -, entendent à tout prix éviter
que soient posées les questions qui préoccupent les citoyens :
peut-on jouer avec le vivant, voire le stériliser, pour dégager
toujours plus de profits ? Les directions des organismes publics
de recherche et leurs ministères de tutelle peuvent-ils, par
inculture, par inconscience ou par intérêt, continuer à
servir de caution à ce complexe dont le bien commun est le cadet
des soucis ? C'est en décembre que le Conseil d'Etat
doit statuer sur le fond au sujet de l'autorisation accordée,
en février, par le ministère français de l'agriculture
à la commercialisation et à la culture de trois variétés
de maïs transgénique de la société Novartis.
Au nom du principe de précaution, la haute juridiction administrative
avait en effet décidé, le 25 septembre, de surseoir à
l'exécution de l'arrêté ministériel.
LE vivant (1) possède
deux propriétés fondamentales et paradoxales : celle
de se reproduire et de se multiplier en conservant ses caractéristiques ;
celle de changer, de se transformer, d'évoluer. La première
nous a donné l'agriculture ; la seconde, la sélection.
Le temps géologique a accumulé une extraordinaire
variabilité génétique inter et intraspécifique.
Au cours de leur bien brève histoire, les hommes ont domestiqué
les plantes et les animaux, les ont sélectionnés et adaptés
à leurs besoins en tirant parti de cette variabilité naturelle
et en l'élargissant. Mais, vers le milieu du XIXe siècle,
ces deux propriétés complémentaires deviennent
antagoniques. La sélection ne cherche plus à satisfaire
des besoins : elle devient un moyen de gagner de l'argent. Les
investisseurs « semenciers » se rendent en effet compte que
leur activité ne peut devenir source de gains si l'agriculteur
sème le grain qu'il a lui-même récolté. La
nature s'oppose au « droit naturel » du profit ; l'agriculture
et l'agriculteur à la sélection et au sélectionneur.
La confiscation légale de cette malencontreuse faculté
du vivant de se reproduire et de se multiplier étant, à
l'époque, politiquement exclue, restaient seulement, pour aboutir
au même résultat, les méthodes biologiques. C'est
ce à quoi la génétique agricole allait consacrer
ses efforts.
En mars 1998, cette génétique vient
de marquer un nouveau point avec le brevet Terminator, accordé
au département américain de l'agriculture et à
une firme privée, la Delta and Pine Land Co. La technique consiste
à introduire un transgène tueur qui empêche le développement
du germe du grain récolté : la plante se développe
dans les conditions habituelles, produit une récolte normale,
mais elle produit un grain biologiquement stérile. En mai 1998,
la multinationale Monsanto rachète la Delta and Pine Land Co.
et le brevet Terminator - déposé ou en cours de dépôt
dans 87 pays -, dont elle négocie en ce moment le droit exclusif
avec le département de l'agriculture à Washington. Au
cours de ce même mois de mai 1998, Monsanto tentait d'amadouer
l'opinion publique française par une coûteuse campagne
de publicité sur les merveilles philanthropiques des organismes
génétiquement modifiés (OGM). Ni les scientifiques
concernés, ni les médias, ni l'Office parlementaire d'évaluation
des choix scientifiques et technologiques ne se sont donné beaucoup
de mal pour comprendre de quoi il retournait, et encore moins pour l'expliquer
à l'opinion.
Terminator est seulement le point d'aboutissement
d'un long processus de confiscation du vivant (2),
entamé dès le moment où l'hérédité
biologique (3) commence à prendre
la forme d'une marchandise. En 1907, Hugo De Vries, le plus influent
biologiste du début de ce siècle, l'un des « redécouvreurs »
des lois de Mendel (4), est le seul à
prendre conscience que, pour une science appliquée comme la génétique
agricole, l'économique domine le scientifique : ce qui est
profitable influence, voire détermine, ce qui est « scientifiquement
vrai » (5).
Il analyse le remplacement de la technique d'amélioration
des céréales par isolement, remontant au début
du XIXe siècle et fondée sur le fait que ces plantes se
reproduisent ensuite à l'identique ( breed true) - et
sont donc sans profit pour l'investisseur - par la méthode de
la sélection continue. Selon cette méthode que la meilleure
science de l'époque, le darwinisme, peut justifier, les variétés
« se détériorent » dans le champ de l'agriculteur.
Mais cette méthode ne peut pas améliorer les plantes,
comme le montre empiriquement Nilsson à l'Institut Svalöf
en Suède, en 1892, ce que confirmeront les premiers travaux d'inspiration
mendélienne du début du siècle. Ainsi, dès
cette époque, une technique incapable d'apporter le moindre progrès,
mais profitable, remplace une technique utile pour la société
mais qui ne dégage pas de profits.
LES généticiens agricoles du XXe siècle,
dans l'ignorance de l'histoire de leur propre discipline et notamment
des travaux de De Vries (6), ont répété
le même scénario. A la fin des années 30, ils triomphent
avec le maïs « hybride », célébré
de façon extravagante (7). La technique
de l'hybridation, devenue le paradigme de la recherche agronomique dans
le monde, touche maintenant une vingtaine d'espèces alimentaires,
et une dizaine d'autres devraient suivre. Toutes les volailles et une
grande partie des porcs sont eux aussi « hybrides ». Au nom
d'une explication théorique mystificatrice de la vigueur hybride,
celle de l'hétérosis-superdominance (8),
ces généticiens, à partir du milieu des année
30, se sont efforcés de généraliser la technique
des « hybrides » après le succès obtenu dans
le cas du maïs aux Etats-Unis. C'est que, disent-ils, « les
hybrides accroissent le rendement ».
Cette expression résume précisément
la théorie de l'hétérosis : le fait de posséder
des gènes différents - l'« hybridité »
- est favorable en soi.
En réalité, ce qui distingue ce type
variétal de tous les autres, c'est la diminution du rendement
de la génération suivante, c'est-à-dire, en clair,
la stérilité. D'où l'obligation, pour l'agriculteur,
de racheter chaque année ses « semences ». Or tout
progrès variétal ne peut venir que d'un travail d'amélioration
des populations par sélection, ce que précisément
la recherche de ces « hybrides » entrave. Sans en être
apparemment consciente, la communauté scientifique des généticiens
agricoles a dialectiquement renversé la réalité :
elle croit et affirme mettre en oeuvre un phénomène biologique,
l'hétérosis, afin d'augmenter le rendement, alors qu'elle
utilise la dépression consanguine pour le stériliser.
Mais, pour réussir politiquement à stériliser le
maïs, il fallait centrer l'attention sur l'illusion que crée
le travail de sélection - l'amélioration - pour occulter
la réalité de l'objectif poursuivi : la stérilité.
Il n'y a donc aucune différence entre la technique de « détérioration »
de la fin du XIXe siècle, celle des « hybrides », et
la technique Terminator. La seule nouveauté tient au contexte
politique.
Jusqu'à la période récente, les
investisseurs ne pouvaient pas révéler leur visée
- la stérilisation du vivant - sans la rendre du même coup
inaccessible. Les paysans constituaient une catégorie sociale
puissante. Le vivant était sacré. Or les paysans sont
maintenant en voie de disparition : ils se sont transformés
en agriculteurs à l'affût du moindre « progrès »
susceptible de retarder leur élimination finale. Quant au vivant,
on le réduit à une source de bénéfices qui
se présente sous la forme banale de filaments d'ADN.
Le citoyen, anesthésié par vingt ans
de propagande néolibérale, est conditionné à
attendre de la science et de la technique la solution aux grands problèmes
politiques de nos sociétés, pendant que les politiques,
eux, se contentent de « gérer ». Enfin, les modestes
maisons de sélection ont laissé la place à un puissant
complexe génético-industriel qui étend ses ramifications
jusqu'au coeur de la recherche publique (9).
Terminator révèle simplement que ce complexe se sent maintenant
assez puissant pour ne plus avoir à dissimuler son exigence de
confiscation du vivant.
Ainsi Monsanto, la firme la plus avancée dans
les applications des « sciences de la vie », n'hésite
pas à publier des placards publicitaires de menaces dans des
journaux agricoles américains. Sous le titre « Des semences
Biotech piratées qui pourraient vous coûter plus de 1 200
dollars par hectare à planter », elle rappelle à
l'agriculteur qui lui a acheté les semences en question - génétiquement
modifiées et comportant un gène de résistance à
son herbicide phare, le Roundup - qu'il n'a pas le droit de conserver
une partie du grain récolté comme semence pour l'année
suivante : c'est une « stérilité contractuelle ».
Mais l'agriculteur peut s'être procuré du grain Roundup
Ready sans avoir signé de contrat, auprès de voisins par
exemple. Dans ce cas, la firme peut le poursuivre puisque la variété
est protégée par un brevet : il s'agit cette fois
d'une « stérilité juridique ».
Monsanto, qui vient par ailleurs de procéder
à 2 500 licenciements, a le vieux et symbolique réflexe
de recourir à des détectives de l'agence Pinkerton (10)
pour débusquer les agriculteurs qui « pirateraient »
ses semences, en même temps que des informateurs plus classiques :
voisins, entreprises de traitement aux herbicides et marchands de semences.
Pour éviter un procès ruineux, plus d'une centaine de
fermiers ont dû accepter de détruire leur culture, de verser
une indemnité et de donner aux agents de Monsanto le droit d'inspecter
leurs comptes et leur exploitation pendant des années. Or il
est parfaitement légal de conserver le grain récolté
pour le semer l'année suivante : la seule obligation de
l'agriculteur est de ne pas vendre ce grain à des voisins. Mais,
selon Monsanto, ce droit ne s'applique pas aux semences génétiquement
modifiées faisant l'objet d'un brevet (11).
Quant aux risques de « pollution biologique »
et aux conséquences - totalement inconnues à ce jour -
des variétés génétiquement modifiées
sur la santé publique et l'environnement, la philosophie du complexe
génético-industriel est bien résumée par
ces propos d'une rare franchise de M. Phil Angell, directeur de
la communication pour les entreprises de Monsanto : « Nous
n'avons pas à garantir la sécurité des produits
alimentaires génétiquement modifiés. Notre intérêt
est d'en vendre le plus possible. C'est à la Food and Drug Administration
[l'instance publique de contrôle] de veiller à
leur sécurité (12). »
On appréciera, dans ce contexte, la roublardise des « entrepreneurs
du vivant » qui font miroiter les mirifiques perspectives qu'ouvrirait
la manipulation des gènes (13)...
Monsanto et ses concurrents-alliés, les Novartis,
Rhône-Poulenc, Pioneer-DuPont et bien d'autres, se sont donc spécialisés
dans les « sciences de la vie ». Curieuses « sciences
de la vie » qui s'acharnent contre cette propriété
merveilleuse du vivant de se reproduire et de se multiplier dans le
champ de l'agriculteur, afin que le capital se reproduise et se multiplie
dans le bilan de l'investisseur. Serons-nous bientôt contraints
de condamner nos portes et fenêtres pour protéger les marchands
de chandelles contre la concurrence déloyale du soleil (14) ?
Les arguments ne manquent pas pour que le soleil brille effectivement
pour tous. Nous en retiendrons quatre.
Premièrement, la richesse variétale
dont nous disposons a été créée par les
paysans de l'ensemble de la planète, et particulièrement
ceux du tiers-monde. C'est un point que rappellent en permanence les
organisations non gouvernementales et intergouvernementales comme, par
exemple, l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture
(FAO). Le travail paysan de domestication et de sélection-adaptation,
accompli pendant des milliers d'années, a accumulé un
patrimoine biologique dont les pays industriels ont largement profité
- pour ne pas dire qu'ils l'ont pillé et en partie déjà
détruit. L'agriculture américaine s'est construite grâce
à ces ressources génétiques importées librement
du monde entier, puisque la seule espèce importante originaire
d'Amérique du Nord est le tournesol. La justice, si ce mot gardait
un sens, voudrait que les Etats-Unis - où de nombreux mouvements
s'opposent d'ailleurs à ce que quelques firmes exproprient ce
patrimoine biologique universel - remboursent leur « dette génétique »
au monde.
Deuxièmement, l'augmentation historiquement
inouïe des rendements dans les pays industriels, mais aussi dans
nombre de ceux du tiers-monde - ils ont été multipliés
par quatre ou cinq en deux générations, il en avait fallu
douze ou quinze pour qu'ils doublent, et ils avaient sans doute stagné
pendant les millénaires antérieurs -, repose sur la libre
circulation des connaissances, des ressources génétiques
et sur la recherche publique. La contribution de la recherche privée
a un caractère marginal, y compris aux Etats-Unis, et y compris
pour les « hybrides » de maïs.
Ainsi, au cours des années 70, presque tous
les « hybrides » des Etats de la « ceinture du maïs »
(Corn Belt) provenaient du croisement de deux lignées
publiques : l'une de l'université de l'Iowa, l'autre de
l'université du Missouri. C'est la recherche publique, et elle
seule, qui assure le travail de fond d'amélioration des populations
de plantes dont tout dépend. Un sélectionneur de l'Institut
national de la recherche agronomique (INRA) nous confiait qu'au début
de sa carrière les sachets de graines étaient, pour ainsi
dire, attachés aux publications scientifiques. Trente ans plus
tard, il soupçonne certaines de ces revues d'induire délibérément
le lecteur - et la concurrence - en erreur. La privatisation des connaissances,
des ressources génétiques et des techniques d'utilisation
freine le travail des chercheurs. Lassés de verser des redevances
sur des ressources génétiques qui leur ont été
confisquées, nombre de pays du Sud prennent des mesures pour
en entraver la circulation.
Troisièmement, l'expérience montre que
le coût du « progrès génétique »
privatisé est et sera exorbitant. Par exemple, en 1986, un chercheur
de l'INRA estimait le surcoût des semences de blé « hybride »
- c'est-à-dire le surcoût de la fermeture des portes et
fenêtres, plus celui des chandelles hybrides - à 6 à
8 quintaux par hectare (15). Un autre
chercheur de cet organisme, responsable du programme blé « hybride »
- poursuivi malgré cette estimation faramineuse - aboutissait
récemment à une fourchette encore supérieure :
8 à 10 quintaux par hectare semé (16).
Ce qui représente, au bas mot, 3 milliards de francs par an,
soit la totalité du budget de l'INRA, pour un gain net d'à
peine quelques quintaux. Un gain que l'on peut obtenir plus facilement
et plus rapidement par la voie des lignées, c'est-à-dire
de variétés reproduites par l'agriculteur. Mais ces lignées
n'intéressaient pas le « partenaire » de l'INRA, Lafarge-Coppée.
Quatrièmement, renoncer à notre droit
sur le vivant, c'est laisser au complexe génético-industriel
toute latitude pour orienter le progrès technique dans les voies
les plus profitables pour lui, et non pas les plus utiles pour la société.
Gloser sur le progrès en général, en ignorant comment
les choses se passent en pratique, relève de l'imposture. Tout
comme invoquer une prétendue « demande sociale » pour
justifier les choix scientifiques des pouvoirs publics. L'opinion est
massivement opposée aux OGM. Il n'y a donc pas de « demande
sociale » d'OGM, sauf à camoufler sous ce vocable les exigences
du complexe génético-industriel. Et pourtant, en France,
des ministres viennent d'inaugurer un « génopole »
à Evry.
ON peut facilement démonter cette mystification
avec les « hybrides ». D'un côté, l'agriculteur
demande des variétés de meilleure qualité, plus
productives par unité de coût. Mais il n'est pas capable
de spécifier sous quelle forme. Il ne faut malheureusement pas
compter sur les scientifiques pour lui expliquer qu'il existe diverses
voies d'amélioration, et que le choix entre une variété
libre et une variété « hybride » est politique,
et non pas scientifique. Les scientifiques ne font pas de politique,
c'est bien connu... De l'autre côté, l'investisseur, cherchant
à maximiser son retour sur investissement, choisit donc le type
variétal le plus profitable : en l'occurrence, la voie des
« hybrides », c'est-à-dire des variétés
stériles. Spontanément ou sur ordre, la recherche se met
au travail et consacre exclusivement ses efforts à la réussite
de ces « hybrides ». Et, à plus ou moins long terme,
la technique finit par marcher, ce qui vient conforter la justesse du
choix initial. Un choix technique est semblable à une prophétie :
il s'autoréalise. Ainsi, la demande de l'agriculteur de meilleures
variétés se métamorphose-t-elle en demande d'« hybrides » !
Dans le domaine jumeau de la biologie appliquée,
celui de la santé et de la médecine, nous souhaitons être
débarrassés des grandes plaies que sont, pour une très
large part, le cancer, l'obésité, l'alcoolisme, etc. Mais
nous ne savons pas comment atteindre cet objectif. Le complexe génético-industriel
cherche, lui, à gagner toujours plus d'argent. Confondant l'agent
et la cause, il nous martèle que ces endémies sociales
sont génétiques, donc individuelles, transformant ainsi
chaque individu bien portant en malade potentiel, et élargissant
le marché à sa limite - comme il l'avait fait précédemment
pour les semences avec les « hybrides », et comme il le fera
avec Terminator.
Par définition, nous sommes tous porteurs de
« maladies génétiques ». Les gènes produisant
des protéines, et les protéines étant impliquées
dans toutes les fonctions de la vie, parler de maladie « génétique »
relève de la quasi-tautologie. Or, dans une société
où les causes sociales et politiques de la maladie sont absentes,
l'agent génétique ne se manifeste pas, ou très
rarement (17). La mystification consistant
à individualiser et naturaliser une causalité sociale
et politique sonne le glas de tout système de sécurité
sociale - ce dont nous avons tous les jours la preuve en France avec
les interminables débats sur le déficit chronique, mais
si profitable, de la Sécurité sociale.
En s'isolant de la société, au nom de
leur objectivité et de leur technique, les biologistes, victimes
de leur conception étriquée de la causalité et
de leur a-historicité, constituent une proie naïve pour
les investisseurs. La république des savants n'est qu'une principauté
d'opérette que dirigent ces puissants protecteurs. C'est, au
contraire, en s'ouvrant au regard de leurs concitoyens que les chercheurs
pourront oeuvrer à ce monde meilleur que souhaite l'immense majorité.
Cela implique la démocratie scientifique.
Le complexe génético-industriel s'efforce
de transformer des questions politiques en questions techno-scientifiques,
de façon à les déplacer vers des instances qu'il
peut contrôler. Ses experts, vêtus de la probité
candide et de la blouse blanche du désintéressement et
de l'objectivité, détournent, devant les caméras,
l'attention citoyenne. Puis, ils enfilent le costume trois-pièces
de leurs conseils d'administration pour négocier en coulisse
le brevet qu'ils viennent de déposer ou pour siéger dans
les comités qui informeront - évidemment « en toute
objectivité » - l'opinion publique, et réglementeront
leurs propres activités. Il est grave, pour la démocratie,
de ne plus disposer d'expertise indépendante et de dépendre
du courage et de l'honnêteté scientifique de chercheurs
isolés, comme c'est, notamment, le cas pour le nucléaire.
De tels abus commencent à susciter une réaction
timide. Ainsi, des revues américaines de biologie exigent que
leurs auteurs précisent leurs intérêts personnels
dans les entreprises de biotechnologie, ainsi que leurs sources de financement
(18). Cette transparence est le minimum
que l'on devrait exiger de la part de tous ceux qui prennent la parole
ou siègent dans des comités d'experts réputés
indépendants. On se rendrait alors compte des ramifications multiformes
du complexe génético-industriel.
En bref, voulons-nous nous laisser confisquer la part
biologique de notre humanité par quelques multinationales en
leur conférant un privilège - légal, biologique,
contractuel - sur le vivant ? Ou bien entendons-nous conserver
notre responsabilité et notre autonomie ? Les organisations
professionnelles agricoles vont-elles continuer à se laisser
imposer les techniques les plus ruineuses, ou préféreront-elles
débattre avec une recherche publique renouvelée et un
réseau d'agronomes -sélectionneurs de ce qu'il serait
dans l'intérêt des agriculteurs et du public de faire ?
Enfin, que veut la recherche agronomique « publique », cette
recherche qui, depuis des décennies, privatise économiquement
- et maintenant biologiquement - le vivant ?
Une autre voie est possible : tourner le dos à la politique
européenne actuelle de brevetabilité du vivant qui ne
fait qu'imiter servilement ce que font les Etats-Unis, et proclamer
le vivant « bien commun de l'humanité » ; réorganiser
une recherche authentiquement publique autour de ce bien commun pour
contrecarrer une mainmise privée déjà très
avancée qui vise à éliminer toute alternative scientifique
permettant une agriculture écologiquement responsable et durable ;
assurer la libre-circulation des connaissances et des ressources génétiques
qui ont permis les extraordinaires avancées des soixante dernières
années ; rendre leur pouvoir sur le vivant aux agriculteurs,
c'est-à-dire à chacun de nous ; remplacer la guerre
économique et le pillage des ressources génétiques
par la coopération internationale et la paix.
JEAN-PIERRE BERLAN et RICHARD C. LEWONTIN. (1) Cet article prolonge la réflexion collective d'un atelier européen sur le thème « Faut-il créer un privilège sur le vivant ? », tenu les 26 et 27 septembre 1997 au Centre des hautes études agronomiques de Montpellier, en raison de l'opposition de la direction générale de l'INRA. (2) « Avec la montée en puissance des biotechnologies, l'agriculture entre dans l'ère de l'information et, plus que toute autre firme, Monsanto se positionne pour devenir son Microsoft en fournissant les » systèmes d'exploitation « propriétaires - pour reprendre sa propre métaphore - qui géreront la nouvelle génération de plantes », écrit Michael Pollan dans son article « Playing God in the Garden », The New York Times Magazine, 28 octobre 1998. (3) Le concept biologique d'hérédité apparaît au milieu du XIXe siècle, en même temps que l'hérédité-marchandise. Cf. la communication de Jean Gayon à l'atelier européen mentionné dans la note 1. (4) Jean Rehof (dit Gregori) Mendel, botaniste, fut le fondateur de la génétique. Il établit les lois de l'hybridation (ou lois de Mendel) dans un article fondateur, publié en 1886, et largement ignoré jusqu'à sa redécouverte en 1900. (5) Hugo De Vries, Plant-Breeding, The Open Court Publishing Co., Chicago, 1907. (6) Sur l'élimination de l'histoire dans le projet scientifique, lire Jean-Marc Lévy-Leblond, La Pierre de touche. La science à l'épreuve de... la société, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1996. (7) Du début du développement des « hybrides » (1922) - lorsque le département de l'agriculture impose cette technique à ses sélectionneurs récalcitrants - à leur conquête du Middle West en 1945-1946, le rendement du maïs croît de 18 % tandis que celui du blé augmente de 32 %. Mais les modestes sélectionneurs de blé ne font que servir l'intérêt général, tandis que les « hybrideurs » créent une nouvelle source de profit et deviennent donc des héros scientifiques. (8) Lire « The Genetics and Exploitation of Heterosis in Crops », Book of abstracts, Symposium international, Mexico, CIMMYT, 1997. Ce symposium, dont l'objectif était de généraliser au monde entier la technique des « hybrides » et de l'étendre à de nouvelles espèces, était parrainé par la fine fleur du complexe génético-industriel, entre autres par Monsanto, Novartis, Pioneer, DeKalb, Asgrow, ainsi que par l'US Aid et le département américain de l'agriculture. La Chine faisait aussi partie des parrains... (9) En France, un ancien président-directeur général de l'INRA se flattait, en 1986, d'être membre des conseils d'administration de Rhône-Poulenc, de l'Entreprise minière et chimique, de la Société commerciale des potasses d'Alsace et de l'azote. Le directeur général actuel de cet organisme public de recherche siègeait (1989-1994) au conseil d'administration de Rhône-Poulenc Agrochimie. (10) L'agence de détectives privés Pinkerton a traditionnellement fourni des supplétifs au patronat pour briser les syndicats et organiser des provocations. (11) Lire Progressive Farmer, Birmingham, Alabama (Etats-Unis), 26 février 1998. Monsanto a récemment précisé les sanctions qu'il appliquera aux agriculteurs pris à « pirater » ses variétés : ils devront payer une redevance et laisser inspecter leur exploitation pendant cinq ans. Deux agriculteurs du Kentucky ont ainsi dû lui verser 25 000 dollars. En France, les agriculteurs membres de la Confédération paysanne mènent une lutte active contre les OGM. Lire le mensuel de la Confédération, Campagnes solidaires (104, rue Robespierre, 93170 Bagnolet. Tél. : 01-43-62-82-82). Lire également le dossier sur les OGM publié dans le numéro d'octobre 1998 du mensuel Regards, Paris. (12) Propos rapportés par Michael Pollan, « Playing God in the Garden », op.cit. (13) Lire l'interview de M. Axel Kahn, « Les OGM permettront de nourrir la planète en respectant l'environnement », Les Echos, 18 décembre 1997. M. Kahn, membre du Comité national consultatif d'éthique, président de la Commission du génie biomoléculaire de 1988 à 1997, est directeur de l'unité de recherche 129 de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et directeur adjoint des sciences de la vie chez Rhône-Poulenc. (14) Lire Jean-Pierre Berlan et Richard C. Lewontin, « Plant Breeders' Rights and the Patenting of Life Forms », Nature, Londres, 322 : 785-788, 28 août 1986. (15) Michel Rousset, « Les blés hybrides sortent du laboratoire », La Recherche, Paris, no 173, janvier 1986. (16) Gérard Doussinault, rapport au conseil scientifique du département d'économie de l'INRA, décembre 1996. (17) Lire Richard C. Lewontin, The Doctrine of DNA. Biology as Ideology, Penguin Books, Londres, 1993. (18) Dans son article « Study discloses financial interests behing papers » ( Nature, vol. 385, 30 juin 1997), Meredith Wadman montre qu'un tiers des auteurs principaux d'articles publiés dans 14 journaux de biologie cellulaire, biomoléculaire et médicaux avaient un intérêt financier direct dans les travaux dont ils rendaient compte. La définition d'« intérêt financier » est pourtant étroite, puisqu'elle exclut les consultations, la détention privée d'actions et les honoraires. |
LE MONDE DIPLOMATIQUE
| DÉCEMBRE 1998 | Pages 1, 22 et 23 TOUS DROITS RÉSERVÉS © 2001 Le Monde diplomatique.
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