Cette page est une copie pour archive d'un texte publié dans le n°5 de la revue Multitudes
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Le cyber-communisme

Ou le dépassement du capitalisme dans le Cyberespace

PAR RICHARD BARBROOK,

 

Un spectre hante le réseau le spectre du communisme. Miroir de l’exubérance des nouveaux médias, ce spectre prend deux formes distinctes d’une part l’appropriation théorique du communisme stalinien, et d’autre part la pratique du cyber-communisme au quotidien. Quel que soit leur credo politique, tous les usagers du réseau participent avec enthousiasme à cette résurgence de la gauche. Que leur point de vue soit pragmatique ou théorique, tous veulent le dépassement numérique du capitalisme. Et ceci alors que même le gauchiste le plus convaincu est incapable de continuer à croire aux vertus du communisme. Suite à la chute du mur de Berlin et à l’implosion de l’Union soviétique, cette idéologie a été complètement discréditée, ses promesses d’émancipation ayant tourné à l’horreur totalitaire, tandis que les rêves de modernité industrielle aboutirent à l’impasse économique. Bien loin de représenter un avenir radieux, le Communisme fait donc plutôt figure de relique!

 

L’élite numérique

Ce narcissisme de l’idéologie californienne représente bien la confiance en soi d’un pays triomphant. Ayant gagné la guerre froide, les États-Unis n’ont plus de concurrent sérieux sur le plan idéologique ou militaire. Même ses rivaux économiques nippons ou européens sont sur la défensive. Pour la plupart des analystes, la renaissance de l’hégémonie américaine est basée sur les nouvelles technologies de l’information. Aucune nation ne peut aligner les armes intelligentes que déploie l’armée américaine. Et peu de firmes non-américaines peuvent se mesurer aux machines intelligentes que possèdent leurs concurrents outre-Atlantique. Mais surtout, les États-Unis occupent le terrain à la frontière de l’innovation technologique : le réseau. Réalisant le rêve américain, un petit nombre de veinards font fortune en lançant leurs compagnies sur la bourse de New York. Obnubilés par le potentiel du commerce électronique, beaucoup d’autres misent leurs épargnes sur les émissions d’actions dans les nouveaux médias. Les actions Internet sont probablement les instruments financiers les plus courus depuis l’engouement pour les oignions à tulipes dans la Hollande du XVII° siècle.

Malgré toute la richesse, qui se crée grâce à l’innovation technologique, le fossé séparant les riches des pauvres continue à se creuser aux USA. Contrairement aux manifestations européennes et asiatiques du capitalisme, le néo-libéralisme américain arrive à faire cohabiter progrès économique et immobilisme social. Dès la Révolution française, les conservateurs étaient à la recherche de cette union des contraires le modernisme réactionnaire. Bien que nécessaires à la survie même du capitalisme, les conséquences sociales de la croissance économiques ont toujours été la terreur de la droite. À long terme, l’industrialisation continue grignote lentement mais sûrement les privilèges de classe. Au fur et à mesure que leurs revenus augmentent, les couches ordinaires de la population peuvent de plus en plus influencer les choix politiques et les attitudes culturelles de la société.

En conséquence, des générations successives de conservateurs se sont vues confrontées au dilemme de réconcilier expansion économique et surplace du social. Malgré leurs profondes différences idéologiques, ils ont tous toujours proposé la même solution : l’institution d’une noblesse technocratique.

Pendant les années de gloire du fordisme, cette nouvelle classe dominante était supposée être constituée par les cadres supérieurs et autres professionnels dans les grandes entreprises et les ministères. Cependant, lorsque l’économie entra en crise au début des années 70, les intellectuels de droite furent forcés de trouver des appuis parmi d’autres sections de la couche intermédiaire. Puisant leur inspiration chez McLuhan, ils ne tardèrent pas à découvrir qu’un nombre de plus en plus grand de gens était occupé à développer les nouvelles technologies de l’information.

Depuis déjà trois bonnes décennies, les chantres conservateurs prédisent que la nouvelle classe dominante va être composée d’investisseurs à risque, de savants novateurs, de hackers géniaux, de célébrités médiatiques, et d’idéologues néolibéraux : la noblesse numérique. Afin de populariser leur point de vue, ils ne manquent jamais de mettre l’accent sur le fait que tout professionnel de la technologie peut devenir membre de cette nouvelle élite. Vu la convergence industrielle actuelle, les travailleurs hautement qualifiés sont essentiels aux développements de produits nouveaux, tels que logiciels et sites Web. Mais tout comme beaucoup de leurs collègues, les artisans digitaux souffrent de l’insécurité de l’emploi par le biais de contrats de travail à temps. Mais ils jouissent également de salaires plus élevés et ont une plus grande indépendance dans leur travail. Au lieu de faire cause commune avec leurs collègues, ils aspirent à faire partie de la noblesse du numérique cette nouvelle technocratie du réseau.

Contrairement au conservatisme classique, le désir de domination n’est plus ouvertement professé par l’idéologie californienne. Au lieu de cela, ses adeptes prétendent que le régime des membres de la noblesse numérique profitera à tous. En effet, ce sont eux qui inventent les machines compliquées et qui améliorent les méthodes de production. Ils sont les pionniers de nouveaux services high-tech qui ne tarderont pas à faire la joie de la population tout entière. À terme, la noblesse numérique va transformer les limitations posées par le fordisme en liberté générale de la société de l’information. Le compromis que représente la démocratie parlementaire sera remplacé par la participation individuelle, selon le modèle de la mairie branchée. Les entraves à la créativité posées par les anciens médias seront surmontées et de nouvelles formes d’expression artistiques interactives verront le jour. Ce seront même les limites imposées par le corps humain que le cyberespace transcendera. Selon l’idéologie californienne, la dictature temporaire des élus est nécessaire à l’affranchissement à terme du plus grand nombre.

 

La parcellisation du travail-marchandise

Malgré son immense popularité, l’économie du don sur le réseau a tout d’une aberration. Hypnotisés comme ils le sont par l’idéologie californienne, hommes politiques, patrons d’entreprises et gourous de tout poil sont convaincus que la compétition marchande entre compagnies privées est le seul modèle de développement possible pour les technologies de la communication et de l’information. Dans leur optique, l’information, tout comme un quelconque autre produit, doit être acheté et vendu comme s’il s’agissait d’une marchandise. Cette foi dans les forces du marché vient de l’histoire. Au cours des trois siècles passés, les échanges de marchandise par l’entremise du commerce ont massivement augmenté la productivité du travail. Réagissant aux variations des prix, travailleurs et ressources se sont vus rétribués dans les secteurs les plus performants de l’économie. En compétition permanente avec les firmes rivales, les entrepreneurs doivent constamment améliorer leurs méthodes et leurs outils de production. Grâce à la discipline qu’impose le marché, l’égoïsme des individus sert à augmenter la richesse de la nation tout entière.

Les pères fondateurs de l’économie libérale découvrirent alors le paradoxe central du capitalisme : la propriété privée en tant que pré-condition au travail collectif. Dans les sociétés pré-modernes, le contrôle que la noblesse et le clergé exerçaient sur la terre était restreint par les droits et les obligations féodaux. Le travail de la paysannerie était organisé par un ensemble de coutumes propres à chaque domaine. Les pionniers du capitalisme, eux au contraire, transformèrent la terre en une marchandise négociable, en parcellaire (« enclosures » britanniques). Une fois les liens féodaux dissous, différents types de travaux effectués dans des endroits différents purent êtres régis par un seul mécanisme : le marché. Au cours des siècles passés, cette version moderne du travail collectif est devenue universelle. Cela parce que la discipline imposée par la compétition marchande a dopé la productivité des activités traditionnelles, mais a également encouragé l’éclosion de nouvelles branches dans l’industrie. Dans les pays industrialisés, le commun des mortels a à sa disposition des produits et des services qui n’étaient même pas à la portée des rois et des papes à une époque antérieure. Néanmoins, chacun de ces petits miracles de la technologie a été façonné par les relations de productions qui sont propres au capitalisme. Car tout en devant satisfaire un désir particulier, un nouveau produit doit également être vendu comme une marchandise.

 

Le crépuscule du copyright

En régime capitaliste, la plupart des commodités et des services sont produits en tant que marchandises. Quand il s’agit d’objets tangibles ou d’actes de durée limitée, cette transformation sociale ne pose généralement pas problème. Cependant, la « commodification » du travail intellectuel a toujours été plus compliquée. Alors que l’enseignement et le théâtre peuvent êtres assimilés aux professions de services, l’édition se distingue fortement des autres commodités. Le gros du travail qui entre dans l’élaboration d’un produit d’information passe dans la confection du premier exemplaire. Même à l’époque des toutes premières machines à imprimer, le coût de l’exemplaire supplémentaire était déjà bien moindre que celui de l’original. Dans un marché entièrement libre, les éditeurs auraient intérêt à plagier les écrits existants, plutôt que de débourser de l’argent pour en obtenir de nouveaux. Les premières nations capitalistes inventèrent très tôt un palliatif à ce problème économique : le copyright. Tout le monde pouvait acheter des produits culturels, mais le droit de les reproduire était réglementé par la loi. Ainsi, le labeur intellectuel, comme tout autre travail, put-il lui aussi être l’objet d’une parcellisation.

Prévoyant cette obsession, certains pionniers essayèrent bien d’inclure une telle protection du copyright dans les TCI. Le projet Xanadu de Ted Nelson, par exemple, comprenait un système sophistiqué de traçage et de micro payement afin de protéger la propriété intellectuelle. Son logiciel permettait à différents individus de travailler ensemble tout en négociant entre eux des éléments d’information. Mais malgré l’excellence de sa technique, le projet Xanadu échoua pour des raisons tenant entièrement du domaine social. Loin d’encourager la participation, la protection du copyright s’avéra former un obstacle majeur à la collaboration en ligne. En effet, la grande majorité des utilisateurs a plus d’avantages à faire circuler l’information gratuitement qu’à s’adonner au commerce de commodités. Car en mettant gratuitement à disposition le fruit de leurs efforts, les internautes en reçoivent toujours encore plus d’autres utilisateurs. Face à l’abondance engendrée par le don, la rareté qui est inhérente au copyright ne fait tout simplement pas le poids. Loin d’accélérer la commodification tout azimut, le réseau prouve par la pratique le bon sens du vieux slogan hacker : l’information veut être libre (Lang 1998).

 

La nouvelle économie du don

Aux frontières de la modernité, c’est maintenant l’échange marchand qui fait figure de parent pauvre par rapport à la circulation du don. La fermeture du travail intellectuel est mise au défi par une méthode de travail bien plus efficace : l’ouverture. Dans les universités, les chercheurs avaient résolu depuis longtemps les problèmes de leurs spécialisations en mettant les résultats de leurs recherches en commun. Et avec l’expansion du réseau, de plus en plus de gens découvrent les avantages de l’économie du don, celle-ci leur permettant, non seulement d’y contribuer de leur information, mais encore d’accéder au savoir d’une multitude d’autres personnes. Quotidiennement des millions d’internautes utilisent la messagerie électronique, participent à des listes de discussion, construisent des sites Web, et participent à des conférences en ligne. N’étant plus parcellisé en tant que marchandise, le travail intellectuel libéré s’épanche continuellement sous forme de don. La consommation passive de produits d’information fixes se transforme en un processus fluide de créativité interactive.

Ce plaisir de donner et recevoir peut changer radicalement la qualité de l’expérience personnelle du travail collectif. Sur le marché, la collaboration entre les individus s’effectue par l’échange impersonnel de marchandises. Acheteurs et vendeurs ne sont pas censés être concernés par leurs destins respectifs. À l’inverse, la circulation du don encourage les liens d’amitié entre les participants. L’élaboration d’une communauté en réseau tient toujours du philanthropisme et du volontariat. Dans le cyber-communisme, le travail peut être non seulement plus productif, mais encore bien plus agréable que sous le capitalisme numérique. Selon Howard Rheingold, les avantages sociaux de l’économie du don high-tech ne se limitent pas au réseau. Malgré l’abondance matérielle dans laquelle ils vivent, les Américains souffrent de l’isolement et de l’aliénation qui leur sont imposés par la compétition marchande. Heureusement, certains d’entre eux peuvent maintenant trouver amitié et intimité dans les communautés en réseau. Comme il n’est pas nécessaire de parcelliser le travail collectif dans le cyberespace, les Américains peuvent y venir réparer les dégâts causés par la disparition de leurs habitudes d’un espace social partagé (Rheingold 1994).

 

Le logiciel libre

Les résultats de la créativité dans les communautés en réseau sont souvent triviaux et terre à terre. Mais certaines collaborations en ligne créent des produits extrêmement sophistiqués. Les plus célèbres sont, bien entendu, les communautés qui travaillent sur le logiciel libre. À l’origine, les scientifiques développèrent les programmes clés du réseau et en firent don. L’expansion phénoménale du système n’a été rendue possible que par l’absence de barrières de propriété. Par exemple, bien que le projet Xanadu eût en lui déjà pratiquement toutes les possibilités du Web, il lui manquait une invention « qui tue » venue de l’imagination de Tim Berners-Lee : l’absence de copyright. Chez lui, ni le programme, ni les produits n’étaient conçus comme des marchandises.

Les dernières années ont vu une résurrection de l’éthique hacker où l’expansion accélérée du réseau joue le rôle de catalyseur. De plus en plus déçus et frustrés par les produits commerciaux, les techies se sont mis en commun pour écrire leurs propres logiciels. Emprisonnées par le copyright, les possibilités d’un programme commercial sont gelées jusqu’à la mise sur le marché de son successeur. Même les bogues sont alors hors de correction. Par contre, toute mécanique virtuelle qui est mise à disposition comme don peut être continuellement modifiée, augmentée et améliorée par quiconque a les capacités de programmation nécessaires. Le produit s’est alors transformé en un processus. Mais surtout, chaque membre de la communauté en réseau qui développe un programme logiciel a potentiellement accès à l’expertise de tous ses collègues. Si l’un n’arrive pas à résoudre un problème de logiciel, d’autres vont l’aider à trouver une solution. C’est en participant à de cette créativité interactive que des techies qui hier étaient des solitaires se font aujourd’hui des copains partout dans le monde. Comme dans les autres communautés en réseau, le travail collectif dans le cadre du développement du logiciel libre, peut non seulement être plus efficace, mais plus agréable. Avec les progrès de la convergence technologique qui vont s’intensifiant, cette économie du don propre au réseau est maintenant en train de grignoter de plus en plus le champ de l’économie de marché dans le domaine des ordinateurs. Parti d’un prototype élaboré par Linus Thorvald, une communauté de développeurs est en train de construire son propre système d’exploitation non-propriétaire : Linux. Pour la première fois, Microsoft se voit confronté à un concurrent sérieux pour le système Windows. Une multitude de techies américains travaillent d’arrache-pied pour perfectionner l’alternative pragmatique au monopole : le logiciel cyber-communiste.

Pendant des années, le mot qui était le plus souvent saisi par les moteurs de recherche était « sexe ». Mais voilà qu’en 1999 le palmarès passa à « MP3 », le format-musique du réseau. Pour l’industrie du disque, le léger désagrément qui était causé par les enregistrements à domicile est entrain de tourner au désastre. Maintenant que la copie et la distribution numériques sont devenues super faciles, beaucoup d’internautes se sont mis à refiler des copies numériques non seulement à leurs copains, mais même à des inconnus. Tout en facilitant le « piratage» d’enregistrements existants, la convergence technologique approfondit également la « créativité interactive ». Comme beaucoup d’autres avant eux, les musiciens se mettent à collaborer entre eux, se font des amis et s’inspirent mutuellement dans des communautés en réseau. En mettant leurs oeuvres en ligne, ils en font cadeau aux internautes du monde entier. Et aussi grâce à cette collaboration en ligne, ils inventent de nouveaux rythmes d’expression comme le « midi jamming », la composition interactive et la cyber-trance danse. En même temps que toutes les technologies convergent vers le format du réseau, toutes les formes d’expression culturelle elles aussi, intègrent petit à petit l’économie high-tech du don.

 

Les nouveaux aspirants-propriétaires

Les adeptes de l’idéologie californienne croient encore dur comme fer que les mutations continuelles de la technologie peuvent s’accommoder de la préservation de la hiérarchie sociale existante. Tout comme leurs ancêtres conservateurs, ces gourous prétendent souvent que leurs désirs passablement contradictoires vont se réaliser par l’opération de facteurs mystiques comme l’esprit Gaia, le débarquement des post-humains, ou bien encore la mêmetique. Plus importants encore, ils sont aussi partisans d’une méthode pratique pour perpétuer le modernisme réactionnaire : le mélange hybride de la marchandise et du don.

Tout comme les pionniers du Far West, les cyber-entrepreneurs ne ratent pas une occasion de parcelliser et clore les terrains nouvellement acquis aux frontières du numérique. Or les bénéfices des entreprises commerciales opérant aux avant-postes de la convergence sont à l’heure actuelle entièrement dépendant l’expansion accélérée de l’économie high-tech du don. Les matériels et les logiciels d’accès au réseau peuvent être vendus comme des marchandises par les majors : IBM, Sun Microsystems, Microsoft. La circulation gratuite de l’information parmi les internautes peut être appropriée par des sites commerciaux: AOL, Yahoo, Geo-Cities. Au lieu de s’opposer à tout changement social, les élites numériques acceptent certaines avancées du social afin de recueillir les fruits matériels du progrès technologique. Les heureux élus ont découvert une nouvelle façon de réaliser le rêve américain : parcelliser le travail cyber-communiste sous la propriété numérique capitaliste. Cette étrange union des contraires préside à la spéculation déchaînée d’actions boursières en TCI. Chaque manifestation de la créativité interactive est donc une source de prise de bénéfice potentiel. Dès que l’on arrivera à découvrir le dosage exact du mélange du don et de la marchandise, le travail collectif se métamorphosera instantanément en richesse individuelle. Aguichés par la fortune de certains friconautes, beaucoup d’Américains ordinaires se sont mis à spéculer de la même façon avec le réseau. « Le communisme est la généralisation et la consommation de la propriété privée» aurait dit Marx.

Pendant presque trente ans, les prophètes du néolibéralisme ont assimilé croissance économique et le surplace social. Dans beaucoup de secteurs, ils ont conseillé de bonnes vieilles méthodes pour augmenter les bénéfices allongement des horaires, réduction des salaires, coupes sombres dans la sécurité sociale et feu vert à la pollution. Mais en ce qui concerne le réseau, ces gourous se font champions du mariage de l’innovation technologique avec le progrès social. C’est parce que la commodification du cyberespace ne va pas passer sans quelque accommodement avec l’économie du don. Même l’importance croissante du commerce électronique est tributaire des structures non-commerciales du réseau. Si le coût à l’entrée sur le marché numérique est aussi bas, c’est parce qu’il n’y a pas de barrières de propriété. De petites entreprises ont maintenant accès au TCI, portées par des agences gouvernementales, des grandes banques ou des multinationales. Faisant économie d’intermédiaires, beaucoup de fournisseurs de biens et de services augmentent leurs bénéfices en traitant directement sur le réseau avec leurs fournisseurs et leurs clients. Surexcités par ces développements, les tenants de l’idéologie californienne sont persuadés que le marché le plus libre de tous se tient maintenant dans les prés communs du cyberespace.

 

La voie américaine vers le communisme

L’exceptionnalisme américain se définit depuis l’indépendance par une croyance exaltée en l’entreprise privée. Pendant la guerre froide, aucun patriote ne pouvait se permettre d’être partisan de l’idéologie de l’ennemi national. Même aujourd’hui, beaucoup de gens aux États-Unis sont résolument opposés à l’adoption d’un régime de sécurité sociale public du type qui est considéré normal dans les autres pays développés. Et pourtant, ces mêmes Américains de droite participent allégrement à l’élaboration du cyber-communisme. C’est tout à fait spontanément qu’ils adoptent les méthodes de travail les plus conformes à leurs intérêts. Parfois, ils font du commerce électronique. À une autre occasion, ils préfèrent s’adonner à la collaboration en ligne. Comme tout un chacun, les Américains optent pour le cyber-communisme pour des raisons tout à fait pragmatiques.

Malgré leur accoutumance aux remèdes miracles de la pensée unique, les Américains ont toujours préféré les solutions pratiques à l’idéologiquement correct. Observant avec scepticisme l’obsession des Européens pour la théorie, ils se sont toujours montrés fiers de leur pragmatisme. Bien qu’ils se doivent de tenir un discours néolibéral dans la réalité quotidienne, ils préfèrent se comporter comme des communistes lorsqu’ils naviguent dans le cyberespace. En effet, si l’idéologie californienne était appliquée à la lettre, la plupart des avantages du réseau s’évaporeraient comme une flaque d’eau dans le désert du Nevada. Que peu d’Américains soient prêts à admettre le plaisir qu’ils ont à enfreindre le mythe national n’est pas surprenant. Alors que les revendications réformistes demandant l’établissement d’un système de santé public sont déjà taxées de gauchisme, les implications de la circulation de l’information sous forme de don sont carrément impensables.

Chez beaucoup d’Américains, le cyber-communisme est la grande passion qui n’ose avouer son nom. Personne ne parle de ce que tout le monde pratique. Et surtout, la signification historique de leur comportement collectif sur le réseau ne saurait être un objet de conversation. Dans la vie quotidienne, les gens se sont toujours fait des cadeaux. Beaucoup d’activités sociales ressortent déjà du volontariat et ont lieu avec des ressources mises à disposition gratuitement. La brico-culture est la célébration du principe d’auto-organisation dans tous les domaines de la vie, de la politique à la « dance music ». Aujourd’hui, à l’heure du réseau, c’est sur le terrain même des avant-postes de la modernité que cette économie du don met la compétition marchande au défi. Car ce sont seulement ces nouvelles relations de production qui pourront réaliser pleinement le potentiel des forces de production avancées. Quand les dons numériques circulent librement, les multitudes peuvent prendre part à la « créativité interactive ». A mesure que l’information est reproduite indéfiniment, la quantité de travail collectif représentée par chaque exemplaire tend rapidement à tomber à presque zéro. Dans de telles conditions sociales et techniques, la circulation libre de l’information sous forme de don est non seulement plus plaisante, mais aussi plus efficace que l’échange marchand. Bien qu’ils apprécient les avantages du commerce électronique, les Américains se sont lancés avec enthousiasme dans une nouvelle forme de travail collectif: le cyber-communisme.

À une autre époque, l’abolition du capitalisme était envisagée sous des dehors apocalyptiques : soulèvements révolutionnaires, mobilisations de masse et finalement la dictature modernisatrice. C’est tout le contraire avec le cyber-communisme, qui est vécu comme une expérience quotidienne sans aucun éclat. Au lieu de creuser la tombe de l’économie de marché, les Américains sont tranquillement en train de dépasser le capitalisme. Les néolibéraux high-tech peaufinent les relations de production en développant le commerce électronique, ce qui génère du travail-en-tant-que-marchandise. Les activistes gauchistes abolissent l’information-en-tant-que-propriété par le potlatch en ligne, générant du gâchis-comme-don. Pour les nostalgiques des certitudes idéologiques, il ne saurait y avoir de compromis entre ces visions contradictoires du réseau. Et pourtant, le mariage de ces pôles dialectiques devra se faire pour des raisons pratiques. Les internautes ont davantage intérêt à faire circuler des dons qu’à faire du commerce électronique. Membres d’une société hautement prospère matériellement, nombre d’Américains ne sont désormais plus uniquement motivés par des considérations financières. Ils travaillent également pour gagner le respect de leurs pairs, pour être reconnus. Dans des communautés en réseau, c’est là qu’amitié et louanges leurs échoient dès qu’ils contribuent avec mérite à des projets collectifs.

 

L’hybridation de la marchandise, du don et du piratage

Sur le réseau, ce procès-dialectique de dépassement du capitalisme se décline en la synthèse évolutive du rapport entre don et marchandise. Pendant la période de transition, ni la clôture, ni l’ouverture du travail collectif ne sont acquises d’avance. Mais faute de réaliser à temps le mélange convenable, les individus qui travaillent à un projet collectif peuvent très bien se disperser soudainement et aller chercher leur bonheur ailleurs dans le cyberespace. Il leur arrivera de travailler pour une rémunération, mais en d’autres occasions, ils préféreront la liberté du travail indépendant autonome. Ce sont ces deux désirs qui doivent être satisfaits, chacun à leur tour, par un mélange adéquat selon les circonstances, de don et de marchandise. l’échange marchand se voit à la fois intensifié et contrarié par la circulation des dons. Le moderne doit ici faire son lit avec l’hyper moderne.

Les gourous tenants de l’idéologie californienne mettent l’accent sur la survivance de la hiérarchie sociale à l’intérieur de ces relations de production hybrides qui caractérisent le réseau. Les cyber-entrepreneurs commencent leur carrière en faisant cadeau de leurs produits phares. Ils comptent sur le fait que, si leur marque trouve une large faveur auprès du public, ils vont gagner beaucoup d’argent en fournissant des services après- vente et en vendant des produits accessoires à leurs clients. Un tout petit nombre d’élus peuvent devenir très riches en offrant les actions de leurs jeunes pousses en pâture aux spéculateurs à la bourse de Wall Street.

Toutefois, même dans ce scénario conservateur du mariage entre don et marchandise, le copyright a perdu son rôle de condition nécessaire à la production de l’information. À l’heure actuelle, tout consommateur est gagné à coups de gadgets promotionnels. Incapables de résister aux attraits technologiques de la convergence numérique, certains idéologues néolibéraux sont prêts à lâcher le copyright.

Du moment que le piratage va devenir universel, les cyber-entrepreneurs ont intérêt à adopter d’autres méthodes de commodification du réseau, tels que services en temps réel, publicité, marchandisage. La seule façon pour la noblesse numérique de perpétuer ses privilèges est de faire continuellement des cadeaux aux masses.

Cette hybridation des relations de production est maintenant la règle dans les industries high-tech. Par exemple l’obtention d’un emploi salarié passe pour beaucoup par un apprentissage bénévole préalable dans une communauté en réseau. Si leur travail mérite la confiance de leurs pairs, ils pourront aller se joindre aux salariés des compagnies de commerce électroniques et devenir des artisans du numérique. Ces niveaux intermédiaires de la société inventeront le futur comme l’a dit saint Simon. Bien qu’ils soient forcés de vendre leur créativité pour du vil argent, leurs méthodes de travail sont souvent coopératives et égalitaires. Une fois de plus, ce sont les niveaux intermédiaires qui inventent le futur. Mais sur le réseau, le travail collectif par l’échange de dons est déjà le lot quotidien de millions de personnes. Les individus collaborent à des projets collectifs au travail, mais aussi dans leur temps libre. Plus besoin d’une élite éclairée pour guider les masses vers le futur. La majorité des internautes sont déjà partie prenantes du cyber-communisme.

 

TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR PATRICE RIEMENS
ET ADAPTÉ PAR ANNE QUERRIEN ET EMMANUEL VIDECOQ.

 

La Dialectique du Cyber-Communisme (se résume donc ainsi) :

Au positif :
- travail-en-tant-que-marchandise
- commerce électronique
- modernisme réactionnaire

Au négatif :
- gâchis-en-tant-que-don
- potlach
- Anti-modernisme révolutionnaire

La Négation de la Négation donne :
- travail-en-tant-que-don
- communautés en réseau
- modernisme révolutionnaire