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L'édition scientifique malmenée par le Web

La Toile remet en question le monopole des grandes revues spécialisées

Le Monde, Edition du mercredi 27 juin 2001


 

L'initiative a tous les traits d'une rébellion. Ils étaient, fin juin, plus de 24 000 scientifiques et universitaires de 165 pays à avoir signé la pétition du site Public Library of Science (Bibliothèque publique de la science), revendiquant la mise à disposition, gratuite et en ligne, de toute la littérature scientifique.

Pour l'heure, les droits de cette " littérature primaire " sont détenus par les revues scientifiques, qui, depuis plus de deux siècles, valident et diffusent les progrès de la recherche. En demandant à ces revues de renoncer à leurs droits sur les articles qu'elles publient, le monde scientifique en appelle tout simplement à une révolution des mœurs de cette communauté. Et le mouvement, lancé par un groupe d'universitaires américains, s'étend rapidement. En trois mois, le nombre de signataires a plus que doublé.

En s'attaquant aux revues scientifiques, les chercheurs remettent en cause les arcanes du système qui, non seulement agrée, mais diffuse leurs travaux auprès du reste de leur communauté. Le modus operandi est presque immuable. Dès lors qu'un chercheur pense être arrivé à des résultats importants, il soumet son travail au comité de lecture d'une de ces revues spécialisées. Ce comité juge de la pertinence et de l'intérêt de ces recherches, et décide - ou non - d'engager le processus de publication. Généralement, des experts (referees) mandatés par la revue procèdent ensuite à un travail de relecture et valident - ou non - les résultats obtenus.

" Publier ou périr ", ont coutume de dire les chercheurs britanniques. Contraints, donc, de divulguer leurs travaux pour voir ces derniers reconnus, les chercheurs font des concessions. Traditionnellement, ils laissent aux maisons d'édition leurs droits d'auteur, leur offrant ainsi la liberté de les commercialiser. " Au cours des deux dernières décennies, certaines grandes maisons d'édition scientifiques se sont considérablement enrichies ", juge Declan Butler, du bureau parisien de la revue Nature. L'exemple le plus couramment cité est celui de la revue Brain Research, dont l'abonnement coûte environ 17 000 dollars par an aux bibliothèques et aux centres de recherche. Pis : certaines revues contraignent leur contributeurs à payer pour être publiés.

L'exaspération est ancienne. Mais les valeurs de gratuité et de partage qui règnent chez les utilisateurs du Réseau précipitent la mort des vieilles habitudes. Et l'ultimatum lancé sur le site Public Library of Science est sérieux. " Nous nous engageons, expliquent les signataires de la pétition, à partir de septembre 2001, à ne publier (...) que dans les revues garantissant la libre distribution de tout rapport de recherches qu'elles ont précédemment publié sur (...) tout héber gement public en ligne, et ce dans les six mois suivant sa publication. " Les signataires s'engagent notamment à refuser toute tâche de referee effectuée au service des revues qui ne se seraient pas pliées à ces exigences.

De quoi paralyser durablement le système. Une revue comme Nature, qui reste un cas particulier du fait de son caractère généraliste, scrute le phénomène et a engagé un débat sur son site Internet. " Pour l'heure, explique Declan Butler, nous réservons notre position. Nous pensons que le système actuel fonctionne depuis longtemps et qu'il serait dangereux de tout miser sur Internet, qui est un outil à l'évolution très rapide. C'est la raison pour laquelle nous avons lancé un débat faisant intervenir des personnalités provenant du milieu scientifique, mais aussi d'autres, plus proches de l'Internet. "

Le débat est récent, mais il ne s'agit pas, tant s'en faut, de la première secousse que le Réseau inflige au monde de l'édition scientifique. De plus en plus de revues concurrentes - avec ou sans comité de lecture -, comme BioMed Central, se lancent sur le Web, sans version papier. D'autres sites ne revendiquent même pas le statut de revue.

Depuis les années 1990, ces bases de données dites de " preprint " font florès. Ces " prépublications " contestent le principe de cooptation par les pairs. Elle mettent en effet, dans une certaine mesure, sur la place publique des articles non " validés ". Créée en 1991, la plus importante de ces bases de données électroniques est hébergée au Laboratoire national de Los Alamos et enregistre, selon ses responsables, près de 25 000 nouvelles " prépublications " par an.

Le problème n'est pas tant celui de la qualité des articles déposés librement sur ces bases de données, que celui d'un changement radical du processus de " cooptation par les pairs ". Déposé sur une base de données de " prépublications ", l'article d'un chercheur peut ainsi être commenté et critiqué par la communauté scientifique, sans passer par l'intermédiaire des revues. Mais la course à la publication dans les plus prestigieuses est, prévient Declan Butler, l'un des moteurs de la recherche. Sans compétition, pas de progrès ?



Stéphane Foucart