Cette page est une copie pour archive d'un texte paru dans la revue Multitude n°5


Le magma contradictoire de la musique en réseau

PAR ALESSANDRO LUDOVICO

Un des marchés les plus prolifiques du monde occidental est bien celui des « sept notes », aux mains de tout au plus quatre multinationales qui dominent la production musicale depuis plus de 20 ans avec leurs divers produits. La dématérialisation des produits musicaux au moyen de leur numérisation et, par conséquent, leur (potentielle) duplication à l’infini tout comme la possibilité même de les transférer instantanément aux quatre coins de la planète grâce à l’Internet et à ses infrastructures de communication, ont ainsi provoqué la crise la plus profonde que ces monolithes de l’industrie n’ont jamais connue.

 

Napster

Le logiciel Napster est rapidement devenu le point de fixation du conflit entre, d’une part, ceux qui ont immédiatement pris l’habitude d’utiliser pleinement le réseau comme instrument de communication, et de l’autre, ceux qui n’ont jamais été enclins à dilapider une parcelle des profits dérivés de l’exploitation du droit d’auteur. Comme tous les phénomènes suffisamment nouveaux, Napster a pu survivre dans une relative quiétude jusqu’au moment où il est sorti de l’ombre, atteignant alors une masse critique d’usagers qui, par l’ampleur de leur propre «bouche-à-mail», ont contraint les organismes professionnels de l’industrie musicale a sortir de leur léthargie. Plaintes, injonctions, et assignations judiciaires se sont succédé dès le printemps 2000 et ont transformé le énième intuition d’une possible utilisation à grande échelle des mécanismes du réseau en un jeu de rôles entre les différentes parties, frôlant parfois la tragi-comédie. Tout d’abord l’alliance avec BMG (une des quatre multinationales dont nous parlions), ensuite des déclarations visant à s’attirer les sympathies de l’industrie en feignant de vouloir sanctionner les usagers les plus turbulents, et maintenant la proposition dédommagement forfaitaire d’une valeur d’un million de dollars. Mais en réalité Napster est depuis longtemps, si ce n’est depuis toujours, entré de plein-pied dans le grand cercle de l’industrie. En effet, et cela est peu connu, l’entreprise Napster n’est-elle pas membre du SDMI (Secure Delivery Music Initiative), le consortium «à but non-lucratif» constitué par les quatre multinationales du disque et de géants du hardware/software afin de trouver un mécanisme fiable de protection les morceaux une fois leur distribution de masse lancée.

Ce qu’il reste de tout cela de manière forte et inamovible, c’est l’idée d’un sous-réseau au sein même de l’Internet, ne faisant plus de différence entre ordinateurs de première catégorie (les serveurs) et ordinateurs de seconde catégorie (les clients), fondant au contraire son interconnexion sur la parité de ses divers composants. Les successeurs de Napster, quel qu’ils soient (Open Napster, Gnutella, Scour, ou d’autres), seront plus lents, mais ils maintiendront ce principe de base. Sans oublier au passage que l’usage le plus courant et le plus affectif de Napster — en réalité — ne renvoit pas à une simple volonté de récupérer le tout dernier album à peine sorti sur le marché pour paraître «branché », ni non plus à la seule volonté de posséder une « galette » aux reflets argentés, à bas prix. Bien au contraire, il répond au désir de récupérer des traces sonores volées à la mémoire, repêchant dans le passé (même récent) des sons et des mélodies qui ont accompagné des moments significatifs de sa propre vie que l’on se réapproprie avec simplicité, et parfois pour peu de temps.

C’est un peu comme découvrir, au gré de la dérive de la navigation, une page minutieuse dédiée à ce qui nous est (ou qui nous a été) cher, grâce à laquelle l’attention de la mémoire est capturée par les ondes sonores diffusées depuis le casque relié à la carte son de l’ordinateur. D’ailleurs, ceux qui tentèrent, il y a quelques années, de créer un service de location de CD musicaux l’avaient fort bien compris.

 

Contre le droit d’auteur

Heureusement, de nombreuses initiatives naissent pour s’opposer aux politiques vulgaires mises en place soit par les nouveaux «players », soit par l’industrie. Ces initiatives revendiquent avec force ce qui est un droit d’accès aux savoirs et à l’expression artistique, et qui ne saurait être limité par les seules formes de libre marché, si l’on prend en considération qu’il s’agit d’un patrimoine de l’humanité entière. En Italie, les initiatives des hacklabs, associations de virtuoses de la programmation et de la connaissance du hardware avec une base solide de conscience critique ont élaboré d’intéressantes positions alternatives sur ces questions qui ont été particulièrement efficaces. Dans notre pays, tout produit issu de la créativité, de l’intellect, et distribué publiquement même gratuitement doit absolument se voire apposé un timbre de la SIAE (Société italienne des auteurs et des éditeurs). Le hacklab de Milan, le LOA, a lancé avec pragmatisme et détermination un mouvement de sensibilisation au travers, notamment, de manifestations publiques qui, sur le plan culturel, allaient à l’encontre de cette pratique monopolistique qui, dans les faits, ne profite qu’aux auteurs les plus célèbres. Citons par exemple une de leurs initiatives où des milliers de timbres , « simili-SIAE » (appelés « UNSIAE ») ont été distribués publiquement afin, une fois apposés sur les CD, de ridiculiser cette pratique de timbrage, avec un slogan affirmant ouvertement ne prétendre à aucun droit d’auteur sur l’oeuvre présente.

Certains soutiennent depuis longtemps, à l’image de Ian Clarke, le fondateur du projet Freenet — et ce malgré, il est vrai, certaines difficultés de fonctionnement —,la nécessité d’organiser un réseau mondial « Peer-to-Peer » (point-par-point), démocratique, efficient et sans velléité d’Offre Publique d’Achat. Son exemple n’est pas resté unique, et de nombreuses tentatives pour écrire le standard de ces réseaux se sont multipliées, même s’il faut reconnaître que bon nombre de ces tentatives sont venues de la volonté de devenir les nouveaux Naspter. Ce n’est pas à cela qu’ont pensé les membres du hacklab de Florence lorsqu’ils ont entrepris de créer Copydown, un site qui en premier lieu soit un espace de confrontation et d’échanges, devenu d’ores et déjà une référence pour toute la communauté nationale qui partage ces principes.

 

Écologie de la musique digitale

Qui plus est, le droit d’auteur, dans son acceptation classique, ne tient plus franchement la route lorsqu’il se trouve confronté à certains principes de construction musicale comme ceux qui caractérisent la musique électronique actuelle. Le fait de sélectionner une partie significative d’informations sonores, le fameux « copier coller », en les réutilisant sous de nouvelles modalités, en les associant à des fragments sonores pris par exemple dans l’environnement ambiant, ou bien crées de toutes pièces (à qui devraient aller, par exemple, les royalties d’un « éclat de tonnerre » digitalisé ? À l’état ? À la station météorologique ?), produit une nouvelle écologie de production qui rend obsolète une réglementation construite, il y a trop longtemps, en référence aux portées de partition.

La pratique de l’échantillonnage (sampling), inhérente à tout l’archipel des divers genres qui composent la musique électronique (elektro, house, techno, drum’ne bass, down tempo et break beat, pour ne citer que les plus célèbres) puise en permanence d’innombrables ressources dans les immenses archives digitales qui sont disponibles sur l’Internet, et dans le réseau propre aux musiciens, pour constituer son propre alphabet de composition (claviers, basse, batterie, guitares) toutes déjà « assemblées » à partir de sources souvent perdues au fil des passages. Le personnage même du DJ, vu non pas comme simple « manipulateur de disques », mais comme celui qui a en charge un festival de sons, D et figure désormais reconnue comme telle par certains cours universitaires, inaugurés aux États-Unis, sur le « turnbalism », compose son intervention littéraire/musicale au travers des bases (le vinyle) et les intersections des rythmes, utilisées à la place des accents et des intonations. Dès lors, comment est-il possible pour les gérants de clubs d’établir une liste pour les percepteurs du droit d’auteur alors même que les DJ utilisent toujours plus des disques sur lesquels n’existent aucune indication d’auteur ou de titre du morceau, pour ne pas parler de l’absence d’étiquette (les fameux « White label »)?

 

Miroirs aux alouettes

Une des fables les plus populaires de la « new economy » n’est jamais en réalité une version revue et corrigée du classique « rêve américain »; chacun serait maître de sa propre réussite et, en prenant les bonnes directions sur les (auto) routes électroniques, il lui serait possible d’atteindre les sommets de l’échelle sociale, laissant loin derrière lui toute frustration. En témoignent les portails de traces inédites, offertes par une population d’artistes non encore affirmés, disposés à faire de briques volontaires pour les immeubles de la crédibilité des entreprises dont la seule force se fonde sur la masse de contenus mis ensembles et sur l’illusion de visibilité, pour ensuite obtenir des espèces sonnantes et trébuchantes des cotations boursières. « Mp3com » a inauguré un modèle repris par la suite par différentes initiatives telles que «Vitaminic » et « Peoplesound »; cette dernière, plus expéditive que toutes les autres, récompense les artistes avec une première (petite) somme d’argent. Si ces artistes qui offrent leurs créations savaient combien vaut réellement leur musique dans ce système pervers de capitalisation des données, ils ne contenteraient pas des quatre sous qu’ils reçoivent actuellement comme pourboire.

 

La confrontation

Les espaces immatériels où l’on peut réellement respirer un air pur sont les listes de discussion, surtout lorsqu’elles ne sont pas modérées. La confrontation y est parfois très vive, mais elle laisse une liberté sans discrimination pour exprimer avec franchise ce que chacun pense réellement de telle revue ou de tel label de disques, sans épargner un soi-disant « indépendant » qui se laisse aller à la folie des grandeurs. Les points de vue et les opinions y sont parfois exprimés du premier jet » et peuvent donc manquer de considération pour les lecteurs/interlocuteurs, mais, simultanément, ils ne subissent aucune censure, comme cela arrive pour des questions de place ou d’opportunité dans la presse-imprimée. De cela naissent des contacts indépendamment du lieu de résidence, qui souvent se transforment en associations sonores, ou en sous-groupe d’intérêt. Ceux- ci, à leur tour, évoluent, en devenant une fois de plus autonome avec la création de nouvelles listes où se développent des discussions animées sur des thèmes précis. Même le matériel web produit indépendamment réussit souvent à concurrencer les sites « officiels » grâce à l’ampleur et la qualité de leur contenu. Et cela vaut pour tous les sites « non officiels » des artistes célèbres, qui souvent disposent (ouvertement ou non) de matériel dont les artistes eux-mêmes ne connaissent pas l’existence.

 

Les contradictions de l’industrie

La vieille industrie a besoin de choses sûres quand elle met les pieds sur le terrain digital, ne comprenant que peu des règles de la « nouvelle économie », si ce n’est que — avec un minimum de bon sens —, que c’est tout autant excitant que risqué, comme la plupart des jeux de hasard. Les nouvelles entreprises, au contraire, avec un patrimoine génétique fondé sur les chromosomes de la communication, souvent absolument vulgaires, veulent rassurer les clients à tout coût, ce qui, en fin de compte, semble être leur mission principale, à savoir se faire passer pour les Caronte du monde électronique, même si, de ce monde, elles n’en connaissent à peine les articles des magazines disponibles chez le coiffeur. Et ainsi, de petites et moyennes entreprises de ce type pullulent se présentant comme des protecteurs incorruptibles de la propriété intellectuelle; nombre d’entre elles étaient d’ailleurs à l’édition 2001 du Midem, le plus grand salon européen du marché discographique. Toutes déclaraient posséder les cadenas contre les voleurs afin de pouvoir enfermer et distribuer « en toute sécurité » les produits de la créativité et de l’intellect. Systèmes « sécurisés », et donc distribution « sans préoccupations » et protections « contre les hackers », sont les paroles « magiques » classiques utilisées pour la propagande des logiciels qui ne deviendront jamais un standard universellement accepté, mais permettront au capital qui gravite autour de rester entre la vieille garde et la nouvelle spéculation.

Ceux, par contre, qui travaillent sérieusement à trouver des solutions qui défendent les auteurs et les éditeurs, en cherchant surtout à garantir les droits et les exigences des plus petits, ce sont les programmateurs du secteur « Open source ». Un vaste monde d’enthousiastes et d’experts du code qui structure le logiciel, liés entre eux par une fraternité qui les libère finalement d’une industrie soumise par nécessité aux logiques volatiles du capital. Ceux qui participent aux projets « Open source » savent qu’ils contribuent à quelque chose d’important qui pourra avoir des répercussions sur de vastes communautés, avec un système de retour économique issu des donations volontaires, et l’acquisition d’un prestige qu’ils pourront vanter par la suite au profit de prestations de consultants ou de projets fort bien rémunérés compte tenu de leurs compétences de très haut niveau, et qui donneront des produits devenant les repères d’une écologie salutaire de la production hardware et software. Ainsi, de nombreux efforts sont actuellement développés pour aider le logiciel Gnutella à devenir une alternative à Napster comme d’autres se sont consacré à la création d’une version compatible du standard Mp3 qui soit public et non sous brevet propriétaire de Fraunhofer/Thompson comme c’est le cas actuellement.

 

Construire des espaces alternatifs

Les priorités sont nombreuses dans la nouvelle sphère de production et de consommation musicale. Avant tout, il s’agit de la défense des espaces de communication libre et de libre-échange de matériaux musical à but non-lucratif, qui maintienne à distance respectable du domaine privé les deux gros lobby. Qu’il s’agisse de celui de l’industrie discographique, qui devrait se contenter de produire et de proposer, et non pas à enquêter sur les échanges interpersonnels en utilisant l’alibi de la défense du droit d’auteur. Ou encore celui de l’édition qui ne doit pas limiter la publication organisée de matériels sur le réseau par ses règles protectionnistes obsolètes, comme cette impossible nécessité de disposer de journalistes professionnels pour donner légitimité à une publication électronique (référence à un actuel projet de loi italien qui veut imposer la présence d’un journaliste membre de l’Ordre des journalistes pour avoir le droit de publier sur le web. NdT).

Il est ensuite nécessaire d’inciter à la constitution de marchés de matériel alternatif à la grande industrie, qui arrive à associer sur le réseau imagination et participation, qui réussissent à appliquer des critères économiques fondés sur l’affinité des goûts et sur la qualité, plutôt que sur un marketing forcené et sur les pourcentages de bénéfice.

Enfin, il faut repenser globalement le droit d’auteur pour qu’il laisse, pour le moins, de vastes espaces à toutes les formes actives d’expérimentation, comme celles fondées sur le « copyleft », sur la demande de participation financière liée à l’usage d’un produit après l’avoir testé pendant un temps limité (modèle shareware) et sur la libre consommation, sans but lucratif des oeuvres de la créativité et de l’esprit, qui peuvent enrichir les usagers, seuls vrais protagonistes de ce changement perceptif de la réalité.

 

TRADUIT DE L’ITALIEN PAR LUDOVIC PRIEUR ET ARIS PAPATHÉODOROU