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IDEOLOGIES DES NOUVELLES TECHNOLOGIES
Le piège des brevets informatiques

 

Par PHILIPPE RIVIÈRE
Le Monde Diplomatique, mars 1999

 

DANS le train de mesures destinées à rationaliser un système de brevets éclaté entre les différents pays de l'Union européenne (1) figure un point particulièrement étonnant : les programmes informatiques, interdits de brevets depuis une directive européenne de 1991, rejoindraient la cohorte des « inventions présentant une contribution technique », protégeables par brevets. Suivant l'exemple des Etats-Unis et du Japon, l'Europe laissera donc une société se réserver l'exclusivité de l'exploitation d'une invention majeure telle que la « feuille de style dans un document électronique », dont la contribution technique réside dans le fait que, « contrairement aux autres systèmes, on peut définir le style d'une partie du document avant d'y avoir entré le texte (2)  ».

Pour Jean-Paul Smets-Solanes, ingénieur des Mines et auteur, avec le journaliste Benoît Faucon, d'un livre sur le droit du logiciel (3), « la plupart des brevets sur le logiciel résultent plus de la découverte d'une propriété mathématique ou algorithmique faisant partie du patrimoine de l'humanité que de la mise au point d'un procédé industriel original et complexe ». Dans ce secteur, argumente l'ingénieur, le brevet n'est pas une garantie défensive, offrant un monopole temporaire - et donc un retour sur investissement - aux innovateurs.

« Plus que dans toute industrie, souligne-t-il, les brevets sur les logiciels permettent de rayer du marché une entreprise en l'attaquant pour contrefaçon. » Il s'agit d'une arme offensive, utilisée pour miner le terrain de la concurrence, et son coût fait que seules les plus grandes sociétés (IBM, Apple, Sun, Microsoft, etc.) sont en mesure d'en déposer - près de 20 000 par an aux Etats-Unis, et 35 000 au Japon. Dans un rapport interne surnommé « Halloween », un employé de la société Microsoft traçait ainsi, fin 1998, deux perspectives pour contrer la montée du logiciel libre : d'une part, la création permanente de « protocoles secrets » pour les échanges de données, d'autre part, l'arme des brevets.

PLUTÔT que d' « offrir aux grands éditeurs américains les moyens de contrôler l'industrie européenne du logiciel », Jean-Paul Smets-Solanes et Benoît Faucon incitent donc la Commission européenne à promouvoir « un autre modèle », en proposant qu'elle concoure au développement de logiciels libres - « un bien public, au même titre que la radio ou la télévision publique » - et qu'elle mette en place un système de protection juridique face aux brevets américains, une sorte de répertoire de bonnes idées que nul ne pourra s'approprier.

 

(1) « Promouvoir l'innovation par le brevet. Les suites à donner au Livre vert sur le brevet communautaire et le système des brevets en Europe », communication de la Commission européenne approuvée le 3 février 1999.

(2) Brevet no US5860073, accordé le 12 janvier 1999 à la société Microsoft par l'office américain des brevets.

(3) Jean-Paul Smets-Solanes et Benoît Faucon, Logiciels libres. Liberté, égalité, business, Edispher, Paris, 1999, 256 pages, 149 F.

 


LE MONDE DIPLOMATIQUE | MARS 1999 | Page 23
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