L'été invite aux flâneries, promenades ou méditations. "Rouge" n'y échappe pas et vous offre un dossier "malin" sur un sujet d'une pressante actualité, celui des savoirs et de leurs utilisations. Comment assurer un véritable contrôle populaire sur les sciences et leurs applications? Comment permettre l'accès de tous aux connaissances scientifiques et techniques? Concrètement, comment des militants peuvent-ils s'attacher à réduire la fameuse "fracture numérique"? Questions essentielles à l'heure où experts et politiques se relaient pour nous assener que l'évolution vers le nucléaire est indispensable ou que breveter le vivant est de l'intérêt de tous. Ce qui pose, et ainsi se conclut cette livraison estivale, la question de la "vérité" en science et en politique. Bonne lecture, donc, et rendez-vous en septembre pour de nouvelles aventures!
Le procès gagné par l'Afrique
du Sud contre les géants de la pharmacie incite à
prolonger la contestation des brevets sur le vivant et sur les
médicaments, au nom de l'intérêt du plus grand
nombre.
La piteuse reculade des multinationales de la pharmacie, qui ont finalement renoncé à leur procès contre l'Afrique du Sud accusée d'enfreindre la législation sur les brevets en diffusant des médicaments contre le sida sans rétribuer les inventeurs, a été à juste titre perçue comme une victoire du mouvement contre la mondialisation capitaliste. Mais c'est également l'occasion de s'interroger sur les raisons qui fondent le refus des brevets, non seulement sur les médicaments, mais plus généralement sur l'ensemble des inventions utiles à la collectivité.
Qu'est-ce qu'un brevet?
Un brevet est un contrat que passe la société
avec un inventeur, en lui accordant un monopole temporaire d'exploitation
de son invention. Il peut attaquer en justice pour contrefaçon
quiconque reproduit l'invention sans son accord. Cet accord prend
la forme d'une licence, dont l'attribution peut, ou non, être
rémunérée. En échange de ce monopole,
généralement d'une durée de vingt ans, l'inventeur
rend publique son innovation, pour que d'autres puissent travailler
à son perfectionnement. Les fondements du droit des brevets
ont été écrits aux Etats-Unis en 1793 par
Thomas Jefferson en personne. Ce système de protection
des innovations, indissociable du rôle de la technologie
dans la révolution industrielle, a ensuite été
imité dans l'ensemble du monde industrialisé. Toute
invention correspondant aux trois critères de nouveauté,
non-évidence et application industrielle y est aujourd'hui
brevetable y compris, depuis 1980, si elle porte sur un être
vivant ou un de ses éléments: bactérie, plante
ou animal génétiquement modifié, cellules,
gène, morceau de gène... L'Europe applique des règles
comparables, bien que la directive 98/44 autorisant la brevetabilité
des inventions biotechnologiques ne soit pas ratifiée et
fasse l'objet d'une contestation croissante.
Toute autre est la situation dans les pays du Sud. Certains pays
ignorent le droit des inventeurs. D'autres pays, comme l'Inde,
ont des législations de philosophie différente,
protégeant le procédé mais non l'objet de
l'invention. Un brevet portera ainsi sur la manière de
produire une molécule entrant dans la composition d'un
médicament, mais non sur la molécule elle-même,
ce qui permet à un autre industriel de la produire selon
une méthode différente. Le conflit qui a opposé
les multinationales du médicament à l'Afrique du
Sud s'est noué en 1994, quand les pays du Sud membres de
l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ont signé les
accords dits de Marrakech par lesquels ils s'engageaient à
se doter d'une législation sur la propriété
intellectuelle et à reconnaître les brevets des pays
du Nord. La bataille qui a opposé l'Afrique du Sud aux
multinationales pharmaceutiques est donc le produit direct d'un
diktat de l'OMC, imposé à une époque où
l'organisation était plus omnipotente qu'elle ne l'est
depuis Seattle.
Voyons maintenant comment les multinationales défendent
leurs brevets. Leur premier argument est que le monopole transitoire
accordé par un brevet est indispensable pour amortir le
coût de la recherche de nouveaux médicaments. Ces
entreprises dépensent certes entre 20 et 30% de leurs budgets
en recherche et développement. Mais cette somme est toujours
inférieure à leurs dépenses de marketing,
et doit de toute façon être comparée aux taux
de profits faramineux (supérieurs à 15%) que font
les "big pharmas", chouchous des fonds de pension. De
plus, l'argument du coût des recherches fait mine d'ignorer
qu'une bonne part de ce travail a été fait dans
des laboratoires publics, ce qui donne à la collectivité
le droit de revendiquer la propriété de ces inventions.
Dans le domaine du sida, l'AZT comme les antiprotéases
ont ainsi été découverts dans des laboratoires
publics, et la recherche privée s'est contentée
d'en synthétiser des variants, d'en établir les
effets secondaires et la posologie. Le second argument avancé
par les multinationales est que les accords de Marrakech prévoient
la possibilité pour un pays de prendre une licence obligatoire,
moyennant une rémunération négociée,
sur un brevet dans les cas où la santé publique
est en jeu. Mais en proie à la corruption et à l'engagement
libéral de leurs classes dirigeantes, aucun Etat du Sud
n'a aujourd'hui la force politique d'imposer ce qui s'apparente
à une nationalisation du brevet. Cette clause des accords
de Marrakech n'a d'ailleurs jamais été appliquée.
Le vivant est un patrimoine commun
Ces contre-arguments, et la mobilisation d'organisations
de la société civile, ont permis à l'Afrique
du Sud de l'emporter lors du procès de Pretoria. Mais cette
victoire incite à prolonger la contestation des brevets
sur le vivant et sur les médicaments, au nom de l'intérêt
du plus grand nombre. Cette contestation peut s'appuyer sur deux
types d'arguments. Le premier part de l'idée que les composants
du vivant peuvent être découverts par les chercheurs,
mais non inventés, et ne peuvent donc pas faire l'objet
d'un brevet. Cette analyse mène à une critique des
brevets de nature éthique: le vivant est un patrimoine
commun de l'humanité qui ne peut faire l'objet d'une appropriation
privée. Le second argument, avancé en France par
le Comité national d'éthique sur les sciences de
la vie dans son avis hostile à la directive 98/44, est
plus pragmatique. Il relève que le principe du brevet est
indissociable du secret maintenu sur les recherches, et donc finalement
un frein aux progrès des connaissances. Une fois obtenu,
un brevet est certes rendu public. Mais le brevet ne peut précisément
être délivré que si aucune information n'a
jusque-là filtré sur la nature de l'invention, soit
parfois pendant plusieurs années.
A ces arguments pertinents, peut évidemment s'en ajouter
un troisième: au nom de quoi une invention utile à
la collectivité devrait-elle faire l'objet d'une appropriation
privée? Une telle perspective va de pair avec la contestation
même de la propriété... et donc avec la construction
d'une société socialiste. En attendant, il est toujours
possible d'avancer aux côtés de ceux qui s'opposent
aux brevets sur le vivant. Le texte qui circulait en ce sens au
Forum social mondial de Porto Alegre, intitulé "Refuser
la privatisation du vivant et proposer des alternatives"
(disponible sur <www.globenet.org/bede>), en est un bon
exemple.
Nicolas Chevassus-au-Louis
Certains cancers du sein familiaux sont causés par la mutation des gènes BRCA 1 et BRCA 2. En France, des centres hospitaliers savent identifier ces mutations chez les femmes dont l'histoire familiale laisse suspecter un cancer héréditaire. Si une mutation est détectée, on peut alors engager un traitement préventif et un suivi régulier. C'est là une application positive des biotechnologies, mise en oeuvre par le service public hospitalier. Or la société de biotechnologie américaine Myriad Genetics a acquis les brevets couvrant les gènes BRCA 1 et BRCA 2. Myriad a donc le monopole légal de l'utilisation de ces deux gènes, notamment pour le dépistage génétique du cancer du sein. L'entreprise a ainsi créé son propre laboratoire, qui facture l'analyse génétique trois fois plus cher que son prix de revient dans les hôpitaux français. L'avenir est plus inquiétant. Myriad a demandé l'extension en Europe de ses brevets, pour le moment valable aux seuls Etats-Unis. Il est très probable que la société obtienne d'ici quelques mois un brevet européen pour l'un de ses gènes. Myriad obtiendra ainsi un monopole légal de pratique du dépistage génétique du cancer du sein, et les laboratoires hospitaliers qui effectuent les mêmes analyses mieux et moins cher n'auront pour seul choix que d'acheter à prix d'or une licence à Myriad... ou d'être traînés au tribunal pour contrefaçon. Belles mobilisations en perspectives!
N. C.-au-L.