Les Etats du
Libre
par Olivier Blondeau
SYSTEMES D'EXPLOITATIONS ET LOGICIELS, musique,
vidéo, recherche scientifique ou art contemporain,... le «Libre»,
loin de n'être qu'un débat entre quelques spécialistes
de la propriété intellectuelle, est en passe de coloniser
aujourd'hui l'ensemble des secteurs de la création et du savoir.
Le «Libre» est en effet avant tout une posture qui, dans
son évidence, se suffit à elle-même au-delà
de toute tentative de conceptualisation : si je veux enrichir mon champ
de réflexion, je dois le partager avec d'autres. La propriété,
prise au sens étroit du terme, la concurrence ou le secret, pratiques
contre-productives dans l'espace du savoir - la «noosphère»
selon l'expression d'Eric S. Raymond - sont subverties par celles de
coopération, d'ouverture et de partage. «Ouvert jusqu'à
la promiscuité», tel est le slogan du monde de l'Opensource
qui puise ses racines dans la conception humaniste de la République
des Lettres et dans les usages de la Recherche.
Pendant que les marchands de savoirs s'épuisent
dans leur croisade contre les pirates et autres cyber-délinquants
- hackers ou crackers peu importe - et tentent désespérément
de protéger leurs secrets de fabrication au détriment
même de la qualité de leurs produits, la galaxie du Libre,
véritable nébuleuse du savoir numérique, travaille
à créer des alternatives, parfois gratuites, souvent plus
performantes et toujours plus concurrentielles. Car c'est bien de cela
dont il est question aujourd'hui : la Noosphère est en passe
de concurrencer le marché sur son propre terrain : celui de la
rentabilité et de l'efficacité.
À tout seigneur, tout honneur : le logiciel
libre, initié par Richard Stallman, et en particulier l'extraordinaire
réussite du système d'exploitation GNU/Linux qui, sans
autre moyen de production, de distribution et de commercialisation que
le réseau Internet et l'investissement bénévole
de ses promoteurs, déstabilise durablement le géant mondial
Microsoft, est aujourd'hui le symbole du Libre. Linux n'a aucun secret,
il est ouvert, chacun, pour peu qu'il possède quelques notions
de programmation, peut en toute transparence l'étudier, le modifier
ou l'améliorer. Si son noyau appartient à Linus Torvald,
son inventeur, il n'en fait pas moins partie aujourd'hui du bien commun
mondial. Quel est alors le secret de la réussite de Linux? Pourquoi
Microsoft, qui possède pourtant des moyens infiniment supérieurs
à ceux de quelques informaticiens rarement solvables, ne parvient-il
pas à concurrencer Linux? Le miracle Linux repose sur un principe
très simple, élémentaire même : dans le domaine
de la création et du savoir, le plus important n'est pas toujours
l'investissement initial, mais avant toute chose le travail. Quelle
entreprise, aussi riche et puissante soit-elle, pourrait se vanter d'avoir
à son service des dizaines de milliers d'informaticiens compétents
et motivés? Comment Yahoo, leader mondial, pourrait concurrencer
le projet de portail électronique ouvert et sans publicité
dmoz.org, - initié par Netscape - qui regroupe aujourd'hui dans
le monde entier plus de 15 000 éditeurs bénévoles
pour l'enrichir. Secret de polichinelle donc: du travail, de la coopération
et la volonté farouche d'enrichir le champ de la connaissance.
Secret de polichinelle mais surtout recette inapplicable pour tous ceux
qui auraient, ne serait-ce qu'un instant, la tentation d'en exploiter
d'autres par ce moyen. Si dans le monde du Libre, l'argent n'est pas
un gros mot - et ce n'est pas là le moindre signe de sa maturité
dans une société qui reste, pour quelque temps encore
;-) empreinte des valeurs du capitalisme - aucune concession n'est faite
sur les questions de partage et d'ouverture, comme nous le montre Eric
S. Raymond.
Le très controversé format public d'encodage
de données musicales Mp3 est un autre emblème de la galaxie
du Libre. Au-delà de la tentative, pour le moins maladroite,
des plus grands Majors de l'édition musicale d'interdire ce format
ou d'en imposer d'autres pour, dit-on, sauver la création musicale
des «pirates de cours de récréation», Mp3
ouvre à la création artistique et en particulier à
la musique un champ d'exploration immense. Le monopole de la production,
de la diffusion et de la commercialisation de masse de la musique -
reposant la plupart du temps sur des critères de rentabilité
financière, plus que sur des critères artistiques - est
aujourd'hui profondément déstabilisé par ceux qui
se sont saisis de cette technologie pour diffuser leur création
sur Internet. Bien sûr toute la musique diffusée sur le
web n'est pas d'une qualité extraordinaire... mais, à
l'image des fanzines des années 80, certains sites commencent
à repérer et à sélectionner et diffuser
des morceaux qui n'ont rien à envier à ceux des quelques
rares «artistes» qui se partagent la majorité des
canaux de diffusion de la musique... Certain artistes vont même
jusqu'à ouvrir des sites sur lesquels ils distribuent eux-mêmes
leurs propre musique, induisant ainsi une relation plus étroite
avec leur public.
Mais la Révolution Mp3 va beaucoup plus loin.
Ce ne sont en effet pas seulement les circuits de distribution ou de
commercialisation qui sont mis en question, mais la conception même
de la création artistique. En reformulant la GNU-GPL (licence
publique générale gnu) - initialement rédigée
par Richard Stallman pour s'appliquer aux logiciels - certains créateurs
suscitent de nouvelles formes coopératives de production des
savoirs dans lesquelles chacun est libre de reprendre les idées
et le travail de l'autre pour avancer lui-même dans son propre
cheminent artistique. L'artiste n'est plus un homme providentiel venu
de nulle part, mais un individu ou parfois un collectif qui, tout en
restant singulier, est profondément immergé dans un réseau
complexe de savoirs et de références.