Contribution à une réflexion
sur
la liberté artistique d'appropriation
Christiane Carlut
"J'aimerais quelqu'un qui me sache déplumer,
je dis par clarté de jugement et par la seule distinction de la
force et beauté des propos" Montaigne
Les plasticiens, écrivains, musiciens, artistes multimédias,
qui s'approprient volontiers images, textes et sons produits par autrui,
pour les intégrer à leurs propres uvres, les envisagent
naturellement comme des biens collectifs, émanant d'une histoire
de l'art elle-même collective, produite par tous et au profit de
tous (rappelons : "L'art se nourrit de l'art " de Malraux).
Cette pratique est revendiquée subversive ou qualifiée d'illégale
selon les motivations de chacun, alors qu'un simple retour sur les usages
historiques de la peinture, de la musique et de l'écriture permet
de constater qu'elle est inscrite dans un mouvement d'appropriation légitime
des uvres par les auteurs. Ce mouvement a rarement été
mis en cause de manière aussi complète et radicale que par
l'invention de la propriété intellectuelle (et ses interprétations,
droit d'auteur et copyright), qui a situé, dans un mouvement de
table rase des pratiques du passé, l'auteur dans un rapport matériel
de propriété à son uvre.
La position de l'artiste (de l'auteur) dans la société a
considérablement évolué depuis que des enjeux commerciaux
considérables tendent à interférer sur ses droits
juridiques. L'activité artistique et son avatar commercial, l'industrie
culturelle, sont une source de profits suffisamment importante pour que
l'Acte final de 1994 du traité de l'OMC intègre la propriété
intellectuelle. Aux Etats-unis, "dans les années 70-80,
les industries du droit d'auteur atteignaient 2 à 6 % du PIB et
croissaient rapidement, alors que les industries traditionnelles (automobiles,
sidérurgie) stagnaient ou même régressaient. D'où
l'attention toute particulière portée au droit d'auteur,
l'une des rares industries ayant eu de bons résultats dans la balance
commerciale "1 Dans ces conditions,
les pratiques artistiques d'appropriation, considérées au
même titre que les pratiques de piratage industriel, semblaient
singulièrement visées...
En France, depuis le XVIIIe siècle, l'institution légale
de lutte contre la pratique d'appropriation est le droit d'auteur. Il
accorde à l'auteur une singularité qui s'incarne dans la
notion d'originalité, et des droits qui distinguent curieusement
originalité de l'idée et originalité de la forme
: le droit d'auteur ne reconnaît à l'auteur ses droits que
dans la mesure où son uvre prend une forme originale2;
l'originalité de l'idée, quant à elle, n'est pas
reconnue ni protégée (voir les tentatives infructueuses
de Christo dans ce sens3). C'est l'originalité
de la forme qui fait l'uvre et l'originalité de sa personnalité
- reflétée dans son uvre - qui fait l'auteur. L'originalité
qui suppose la production d'une chose nouvelle, singulière, première,
impliquerait donc une création pratiquement ex nihilo, un divin
rapport au néant, une uvre étrangère en tout
cas et imperméable à toutes les autres choses créées
avant elle. La notion d'auteur, dans le droit français, repose
donc sur celle d'originalité, qui repose elle-même sur cette
imperméabilité de l'uvre et de l'auteur à toute
influence extérieure. Ce principe entraîne ainsi le rapport
d'exclusivité propriétaire de l'auteur à son uvre,
que l'on retrouve dans la logique du brevet.
Cette notion d'originalité est vivement critiquée, et depuis
fort longtemps, tant par les auteurs eux-mêmes, que par les philosophes
et même, désormais, par certains tribunaux. La citation de
Montaigne, en exergue, reflète gentiment ce que disait plus ironiquement
Musset : "On m'a dit l'an dernier que j'imitais Byron... Vous
ne savez donc pas qu'il imitait Pulci ?... Rien n'appartient à
rien, tout appartient à tous. Il faut être ignorant comme
un maître d'école Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n'ait pu dire avant vous. C'est imiter quelqu'un
que de planter des choux " et plus philosophiquement Condorcet
: "La propriété littéraire qui n'a de bornes
est injuste, puisque les idées appartiennent à tous, et
contraire au progrès des Lumières, puisqu'elle justifie
le monopole d'un seul sur un savoir qui doit être un bien commun.
Elle ne saurait donc être absolue mais au contraire sévèrement
limitée par l'intérêt public ". Valéry
résume plus concisément sa pensée : "Le lion
est fait de moutons assimilés "4
Barthes, de son côté, postule un auteur multiple5,
traversé par de multiples influences qu'il se réapproprie,
et qui s'effacent au profit de son uvre : "Le texte est
un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture ".
"L'écrivain ne peut qu'imiter un geste toujours antérieur,
jamais originel ". "C'est le langage qui parle, ce n'est
pas l'auteur ". Pour lui, "l'image de la littérature
(...) est tyranniquement centrée sur l'auteur ", alors
que "l'unité d'un texte n'est pas dans son origine, mais
dans sa destination " (le lecteur). Les tribunaux eux-mêmes,
et dans des termes plutôt réducteurs pour l'activité
artistique, semblent parfois contester cette notion d'originalité
: "L'auteur ne créé rien ni n'invente rien, au sens
strict du mot, mais se borne à puiser dans l'observation de la
nature et des hommes, des matériaux qu'il rassemble dans un ouvrage
déterminé "6.
C'est cet auteur multiple, imprégné en toute conscience
d'un champ infini d'images, de textes, de sons à disposition de
son esprit naturellement appropriationniste, qui fait l'objet de cette
contribution : un auteur conscient de la relativité de la notion
d'originalité et donc des influences qui le traversent.
Les cadres juridiques qui régissent les rapports de l'auteur à
son uvre ont organisé la protection de l'uvre ou celle
de l'auteur contre ce droit historique d'appropriation de manières
fort différentes :
- le copyright constitue l'organisation du
droit de l'uvre et non celui de l'auteur. Au nom du droit de prop
riété et de libre circulation des échanges commerciaux7,
propres à la société capitaliste et libérale,
il assimile l'uvre à une marchandise - lui retirant, du coup,
sa qualité d'uvre de l'esprit -, et l'auteur à un
marchand - la propriété intellectuelle est ici infiniment
aliénable, et peut être cédée, par l'auteur,
en même temps que son monopole d'exploitation. C'est un droit exclusivement
économique, qui organise "le droit de l'uvre, en
ce sens que l'auteur, en tant que tel, en est donc radicalement exclu
"8. C'est un "dispositif
protecteur des investisseurs "9
qui disposent de toutes facilités pour protéger les objets
de leurs investissements des appropriations éventuelles (qu'elles
soient artistiques ou commerciales), et ce, au détriment de l'auteur.
- le droit d'auteur organise, lui, originellement,
le droit de l'auteur et non celui de l'uvre, et témoigne,
du moins dans son fondement, "d'une inadéquation du concept
de propriété avec l'uvre de l'esprit "10.
Contrairement au copyright où l'uvre est considérée
comme bien matériel, et qui reflète une société
dont les valeurs exclusivement commerciales ne semblent protéger
que le droit des investisseurs, le droit d'auteur attribue à l'auteur
la qualité de personne et à l'uvre celle de bien intellectuel,
en tant qu'elle est une émanation de la "personnalité"
de son auteur. Le droit moral pose l'indivisibilité de l'auteur
et de l'uvre : "Les uvres sont l'industrie intellectuelle
elle-même, et non pas les produits de cette industrie "11.
L'auteur trouve dans le droit d'auteur la protection qui lui est déniée
dans le copyright, et retrouve ses prérogatives en matière
de paternité et de protection.
- petite modification discrète du droit d'auteur
: les modifications récentes du cadre juridique du droit d'auteur,
et particulièrement l'élargissement des "droits
voisins" dans le sens de la protection juridique renforcée
des producteurs (des investisseurs), caractérisent "l'irruption
du copyright au sein même du droit d'auteur "12
par la logique capitaliste dont elle fait preuve de protection des biens
investis. Les droits voisins confèrent, par exemple, aux producteurs
"le droit d'autoriser ou d'interdire la diffusion des uvres
qu'ils ont financées ", ce qui constituait pourtant l'une
des prérogatives de l'auteur. "On ne saurait mieux dire
qu'en l'occurrence, le droit d'auteur devient le protecteur des investisseurs,
et que les créateurs sont d'autant plus dépouillés
de leurs prérogatives morales et pécuniaires "13.
Le droit d'auteur s'étiole ainsi sous le joug des flux commerciaux,
les législateurs français cédant aux pressions internationales
des développements juridiques imposés par les marchés14.
Le danger que représente la libéralisation du droit d'auteur
français mène les auteurs, sous l'influence intéressée
des sociétés de protection de leurs droits, à durcir
leurs revendications propriétaires, engageant une lutte plus acharnée
encore contre les appropriateurs, sans distinction de nature.
- le copyleft associe enfin la protection de
l'auteur à l'intérêt public, dans la lignée
traditionnelle et légitime d'appropriation par les auteurs des
auteurs eux-mêmes. Inauguré par Richard Stallman, le copyleft
propose un partage mutuel des connaissances et des inventions informatiques,
en tant que "propriété collective de l'humanité
"15. La Licence Art Libre, initiée
par Antoine Moreau et le mouvement Copyleft Attitude, est adaptée
de ce principe, et élargie au champ artistique. Elle confère
à un artiste originel la possibilité d'accorder à
autrui "un droit à la copie, à la
diffusion et à la transformation de l'uvre"16.
La Licence Art Libre revendiquée déjà par nombre
d'artistes soucieux de la dimension collective du champ artistique, fonde
son contrat sur la liberté d'appropriation d'une uvre, accordée
par son auteur "originel" à tous les contributeurs
qui voudront bien le "déplumer", comme le souhaitait
Montaigne. La pratique du processus permettra, à terme, d'élargir
le cercle des "initiés", et donc la diffusion
et l'efficacité du principe. Une question reste encore à
poser, à partir de l'éclairage donné par Barthes
dans "La mort de l'auteur", qui est celle de la légitimité
de cette origine, qui rend un artiste "originel" et une
uvre "originale". Cette question sera centrale
dans le cadre de la réflexion proposée par ce projet.
Malgré l'urgence évidente de défendre l'auteur
contre les pressions du commerce international (l'intrusion du copyright
dans les "droits voisins", par exemple), force est de poser les
limites du droit d'auteur ainsi que les contradictions inhérentes aux
deux systèmes d'interprétation de la propriété intellectuelle. Si, d'un
côté, le copyright représente la valeur à pourfendre au nom d'une création
libre, autonome, et dégagée des cadres juridiques des valeurs libérales
contemporaines, il intègre en tout cas, dans ses fondements, comme le
fait remarquer Richard Stallman, (et bien que totalement pervertie), la
notion d'intérêt public, absolument ignorée par le droit d'auteur. L'intérêt
public est, à première vue, un principe positif, qui pourrait bien donner
envie de le défendre. Mais ses interprétations et applications contemporaines
sont à observer soigneusement : l'intérêt public est, par exemple, ce
qui permet au copyright d'asseoir son cadre juridique non sur la "qualité
personnelle de l'auteur mais sur l'utilité publique de son œuvre
". Dans ce contexte, "l'unique ressort de la création c'est le profit
de l'auteur et le gain que le public (je pose la question : le public
?) peut en retirer et non le désir d'exprimer sa personnalité 17". L'intérêt public
constitue le prétexte du copyright pour inscrire l'auteur dans un rapport
exclusivement marchand à son œuvre, au grand bénéfice, bien sûr,
des investisseurs qui récupèrent ainsi la propriété intellectuelle. C'est
donc en son nom que le copyright retire à l'auteur pratiquement tous ses
droits. Le droit d'auteur, quant à lui, ignore tout simplement ce qui
concerne l'intérêt public, et ne s'efforce que de satisfaire (quoique
: encore le droit voisin !) les intérêts personnels de l'auteur.
La Licence Art Libre fonde elle, son principe contractuel dans la détermination
d'un auteur à inscrire son œuvre dans le cadre de ce que l'on pourrait
appeler, faute de mieux, "l'intérêt public artistique", c'est-à-dire
comme contribution offerte et ouverte à tous les artistes appropriateurs
potentiels. Ce contrat, qui favorise une prise de conscience collective
de la dimension positive de cet intérêt public artistique, constitue une
forme de légitimation du processus d'appropriation artistique. L'une des
questions centrales, posées dans ce projet, concerne les possibilités
d'élargissement de ce contrat moral, dans le cas où l'œuvre est fondée
sur une "antériorité" créatrice, c'est-à-dire sur l'appropriation
d'éléments conçus par autrui et non inclus par leur auteur dans le principe
contractuel du Copyleft ? C'est une tentation historiquement récurrente
de la part des artistes (que l'on retrouve à l'occasion devant les tribunaux)
que de dédaigner occasionnellement le droit de l'auteur, et de s'approprier
des éléments des œuvres des autres sans leur en demander permission.
Dans le domaine artistique, la pratique est laissée dans un flou précisément
artistique, et les emprunts des uns font parfois le bonheur des autres,
et parfois pas...
Le rapport de l'auteur à la question de l'appropriation est marqué d'une
ambivalence ambiante qui le fait jongler entre ses droits et ses devoirs
de manière parfois acrobatique : les tentations sont récurrentes qui poussent
l'auteur à inscrire, pour la création d'une œuvre vidéo par exemple,
un copyright sur une œuvre18 qui ressort du domaine
de l'appropriation : "Certaines attitudes (...) tendent paradoxalement,
dans les domaines de l'image, de l'écriture ou de la musique, à revendiquer
alternativement la légitimité de l'appropriation (en tant que bien collectif),
et ensuite celle de la protection contre cette dernière, c'est-à-dire
l'application d'un copyright sur l'œuvre ainsi réalisée (bien individuel).
L'auteur entretient donc avec les sociétés de protection de droits d'auteur
des rapports complexes de conflit et de connivence, qui semblent pratiquement
naturels dans un contexte où s'affrontent des valeurs aussi contradictoires,
et où les engagements sont fonctions d'intérêts particuliers, eux-mêmes
contradictoires "19.
Dans le champ artistique, on constate que la pratique
d'appropriation (Found Footage, sampling graphique et musical, Cut-up
et autres emprunts) se développe considérablement et rapidement, au nom,
précisément, de l'intérêt collectif de l'art. Dans le champ juridique,
on constate que les droits de l'auteur sont serrés de près par les droits
des producteurs, des investisseurs, bref, de l'argent, et ce, de plus
en plus souvent au nom également de l'intérêt public, baptisé parfois
"droit du public à l'information"20.
Se pose donc la question de savoir que faire aujourd'hui
pour que les auteurs s'y retrouvent, hésitant entre leurs droits de propriété
et leurs revendications à l'appropriation, c'est à dire dans le rapport
conflictuel qu'ils entretiennent entre intérêts privés et intérêt public.
Faut-il fonder la légitimité de l'appropriation sur "l'intérêt public",
dont on a vu que l'imprécision de sa définition représente tous les dangers
inhérents à l'ingérence économique du copyright, ou sur "l'intérêt artistique"
lui-même ? Ni intérêt spécifique de l'œuvre, de l'artiste, des producteurs
ou investisseurs, l'intérêt de l'art représente peut-être, en évacuant
certains dangers juridiques, un intérêt collectif évident ?
L'intérêt public, on le voit maintenant, est une
notion corvéable à merci, que chacun détourne à sa manière et selon ses
besoins, et qu'il est urgent de redéfinir. D'autres notions aussi d'ailleurs
qui, dans leur passage du philosophique au juridique, se sont faites également
"déplumer" : ainsi de l'auteur et de l'œuvre, dans ce rapport juridique
qu'ils entretiennent à l'originalité.
Ce projet de "Contribution à une réflexion sur
la liberté artistique d'appropriation" est un appel à une réflexion collective
d'artistes concernés par cette pratique, et par conséquent par les questions
de leurs droits de protection et devoirs d'implication, dans un contexte
artistico-juridico-commercial qui a tendance à embrouiller définitions
et valeurs, et à obscurcir considérablement le débat. Cette réflexion
permettrait d'observer comment les cadres juridiques, influencés par les
pressions commerciales des investisseurs de l'industrie culturelle, ont
modifié et modifient encore les rapports que l'auteur entretient à son
œuvre et au champ de l'art, et donc à la pratique d'appropriation.
Le projet envisage donc d'élaborer un document permettant d'asseoir une
réflexion critique collective à partir des éléments plus haut évoqués
:
• rappel historique et fondements esthétiques de la tradition artistique
d'appropriation.
• analyse de l'évolution des définitions esthétiques et juridiques
de l'auteur et de l'œuvre et de leur rapport à la notion d'originalité
• analyse des perspectives proposées et des limitations imposées
par les cadres juridiques du copyright et du droit d'auteur, dans leurs
rapports respectifs à l'intérêt de l'auteur et à l'intérêt public
Comme il est rappelé au début de ce texte, "L'art se nourrit de l'art",
et ce projet se chargera d'en donner de nombreux exemples historiques.
Ceci dit, l'industrie s'en nourrit également : il est urgent de distinguer
les protections contre les emprunts illégitimes (mais souvent légaux)
à vocation purement commerciale, des emprunts légitimes (souvent illégaux)
des artistes eux-mêmes. Dans cette perspective, il est nécessaire d'élargir
le débat français, souvent orienté sur le seul intérêt pécuniaire de l'artiste,
à des valeurs plus collectives, et d'observer les possibilités actuelles
d'articulation entre l'intérêt personnel de l'auteur et l'intérêt public
redéfini.
Ce projet soulève, on le voit, de nombreuses questions artistiques, esthétiques,
juridiques, économiques, politiques et éthiques, puisque tous ces champs
concernent ensemble son énoncé. Cette contribution se propose donc d'associer
à sa réflexion des contributeurs dans ces différents domaines. La contribution
formulée sera publiée et soumise aux réactions des artistes, dans le cadre
d'un forum, d'un débat collectif. Elle sera, à tout hasard, présentée
à titre informatif, et en toute utopie et vanité, à des structures telles
que WIPO et la Commission Européenne, qui sont engagées au quotidien dans
la préparation d'amendements à des traités ou directives sur le droit
d'auteur, et aux principales institutions culturelles et gouvernementales
internationales concernées.
Adorno définissait l'œuvre d'art en tant que résistance à son assimilation
au culturel. Ce projet se définit comme tentative de résistance aux pressions
juridiques des valeurs marchandes de l'industrie culturelle.
septembre 2000
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