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Libre comme l'eau, l'air, le savoir
par Bruce sterling

SALUT TOUT LE MONDE. Puisque je me trouve devant l'Association pour les Technologies de l'Information dans les Bibliothèques, je devrais probablement parler soit de bibliothèques, soit d'information, soit de technologie, soit, en tous cas, d'association. J'en parlerai donc, mais j'essaierai de le faire en prenant un point de vue inhabituel. Je voudrais commencer par parler d'argent.

On ne le croirait pas, quelquefois, à entendre parler certaines personnes, mais nous ne vivons pas dans une société technocratique de l'information. Nous vivons dans une société capitaliste très avancée. Les gens parlent beaucoup du pouvoir et de la gloire qu'apportent la connaissance spécialisée et l'expertise technique. La connaissance, c'est le pouvoir - mais si c'est le cas, pourquoi les savants ne sont-ils pas au pouvoir? Et s'il est vrai qu'il existe une Bibliothèque du Congrès, combien y a-t-il de bibliothécaires au Congrès?

La nature de notre société affecte fortement la nature de notre technologie.

Elle ne la détermine pas, de façon absolue; notre technologie est, pour une bonne part, un accident pur et simple, qui dépend de la façon dont les cartes tombent, des occasions qui se présentent et, bien sûr, de l'irruption occasionnelle du «génie» qui tend, de par sa nature, à être positivement imprévisible. Mais, en tant que société, nous ne poussons pas les technologies jusqu'à leur terme ultime. Seuls les ingénieurs s'intéressent à ce genre de délices technologiques, et, généralement, les ingénieurs sont rémunérés par les chefs d'entreprise et les actionnaires. Nous ne cultivons pas les technologies pour elles-mêmes. Nos technologies sont produites, en réalité, pour optimiser le retour sur investissement financier. Cela fait une grosse différence.

Bien sûr, beaucoup d'éléments de nos vies existent en dehors de l'économie monétaire. Un tas de choses, dans nos vies, n'ont pas pour but le profit et ne peuvent être estimées en dollars. «Les meilleures choses de la vie sont gratuites», dit le proverbe. C'est bien beau, mais cela paraît chaque jour plus démodé. C'est aussi vieillot et moisi que le voeu des jeunes mariés qui se jurent fidélité «pour le meilleur et pour le pire», ce qui, dans un contexte moderne, a de fortes chances de sous-entendre «conformément au contrat de mariage». Commercialisation. Commodification -un de mes jeux de mots favoris (1). C'est un phénomène très important, qui augmente en puissance année après année.

L'Université, les bibliothèques, les institutions culturelles sont déjà depuis longtemps assiégées par le commerce. Voici les informations télévisées présentées par MacNeill Lehrer, qui vous sont offertes grâce à des fonds publics et, accessoirement, grâce à AT&T. Bienvenue aux étudiants de l'université du Grand-Nord-Est, qui vous est offerte par Pepsi-Cola, la boisson officielle du Grand-Nord-Est. Vous y apprendrez la vérité, et la vérité vous fera accéder au marché de l'emploi. Bonjour, je suis le chef du département de microbiologie de l'université du Grand-Nord-Est. Je fais également partie de l'équipe de direction de Transgenic S.A. Le recteur dit que ça ne pose pas de problème parce qu'une partie de l'argent des brevets sert au financement de l'université du Grand-Nord-Est.

Bienvenue à la Bibliothèque du Congrès. Hoquet-Cola est la boisson officielle de la Bibliothèque du Congrès. Voici notre réseau de distribution partagée de données électroniques, qui vous est offert par Prodigy Services, filiale commune d'IBM & Sears. Vous remarquerez le bandeau publicitaire rouge vif qui défile sous vos yeux tandis que vous essayez d'accéder aux oeuvres de William Wordsworth en texte intégral. N'y faites pas attention. Ah, j'oubliais: il y a là un lien hypertexte qui vous permet de commander votre T-shirt Wordsworth, qui sera débité sur votre carte de crédit. Vous ai-je déjà dit que la Bibliothèque du Congrès vous propose également des services bancaires? Une donnée est une donnée, non? Un bit (2) est un bit! Le moindre pixel qui traverse le cyberespace est une opportunité commerciale en puissance.

N'oubliez pas de visiter notre café-bibliothèque. Vous pouvez, si vous le souhaitez, y louer des vidéos. Nous proposons aussi des parapluies, des cendriers, des boucles d'oreilles, des textes. Nous faisons ce que nous pouvons, nous autres bibliothécaires, pour survivre durant cette période économiquement difficile. Une bibliothèque, après tout, est une institution regrettablement démodée, qui n'a pas été rendue apte au combat par l'insertion dans une saine économie concurrentielle. Du moins jusqu'à présent.

Le réseau américain des bibliothèques est issu d'un climat culturel différent. Voilà comment ça s'est passé. Vous êtes Benjamin Franklin, imprimeur et homme de génie, en l'an de grâce 1731. Vous disposez d'un club de discussion tous azimuts appelé «La Faction» [The Junto], et vous décidez de mettre en commun vos livres et de les rendre accessibles à chaque membre moyennant une très petite participation financière. Vous êtes environ cinquante. La Faction n'est pas un club de notables. Vous n'êtes ni des aristocrates, ni des gens de bonne famille, ni même des philanthropes. Vous êtes surtout des apprentis et de jeunes travailleurs manuels. Si vous étiez riches, vous ne seriez pas si désireux, en priorité, de mettre en commun vos informations. Vous installez donc vos livres, avec leurs reliures de cuir, dans la vieille maison de Philadelphie qui abrite le club, vous faites payer l'adhésion quarante shillings et le droit de prêt dix shillings par anŠ

Vous n'êtes plus en 1731, mais en 1991. Fini, les livres aux reliures cuir. Vous commencez à échanger des disquettes et à remplacer les fiches par des systèmes informatiques. Service public? Bienfait social? Institution démocratique - la connaissance, c'est le pouvoir - le pouvoir au peuple? Peut-être bienŠ mais peut-être n'êtes-vous qu'une nouille idéaliste, monsieur Franklin. Et par-dessus le marché, vous menacez nos intérêts commerciaux. Et nos secrets industriels, monsieur Franklin? Nos marques déposées, copyrights et brevets? Nos droits de propriété intellectuelle? Nos look-and-feel (3)? Nos algorithmes brevetés? Notre conformité aux normes de sécurité nationale? Nos licences d'exportation? Nos enquêteurs du F.B.I.? Ne copiez pas cette disquette, monsieur Franklin! Et vous me dites que nous devons payer des «impôts» pour soutenir vos douteuses activités? Eh bien, si ces dernières correspondent à un réel besoin, le marché y pourvoira, monsieur Franklin. Je pense vraiment que votre idée de «bibliothèque» devrait plutôt être prise en charge par le secteur privé, monsieur Franklin. Aucun auteur ne voudra jamais que ses livres soient lus gratuitement, cher monsieur. Votre but est-il de faire mourir de faim les créateurs?

Ayons le sens des réalités, monsieur Franklin. Vous savez ce que ça veut dire, «réalité»? L'argent est une réalité. Il semble que vous vous mépreniez à propos de l'information: vous croyez qu'elle veut être libre et gratuite (4) et que, si les gens deviennent capables d'apprendre et de faire ce qui leur convient, la société dans son ensemble en tirera bénéfice. Mais nous, nous ne croyons plus à la société dans son ensemble. Nous croyons à l'économie dans son ensemble - qui nous en semble un trou noir (5)! Pourquoi donc pourriez-vous penser, voire apprendre, sans rémunérer quelqu'un en échange? Parlons finance, puisque la rentabilité est le fin mot de l'affaire. L'argent. L'argent est la réalité. Vous voyez ce billet de banque? Il est bien plus réel que l'humus, l'oxygène, la couche d'ozone ou la lumière du soleil. Vous pouvez dire que ce n'est qu'un morceau de papier recouvert de symboles, mais c'est un sacrilège! C'est le Dollar Tout-Puissant. La plupart des dollars que nous vénérons sont, en réalité, stockés dans le cyberespace. Les dollars ne sont que des 0 et des 1 électroniques disséminés dans un réseau d'ordinateurs.Mais cela ne veut pas dire qu'ils ne sont, au fond, qu'une réalité virtuelle, une sorte de grand fantasme. Non. Les dollars sont absolument et entièrement réels, bien plus réels que cette vague chose qu'on appelle l'intérêt public. Si vous n'êtes pas une marchandise, vous n'existez pas !

Croyez-moi si vous voulez, mais Melville Dewey a dit un jour: «Libre comme l'air, libre comme l'eau, libre comme la connaissance.» Libre comme l'air? Soyons réalistes, nous sommes dans le monde moderne - ça fait belle lurette que l'air et l'eau coûtent cher! Hé, tu veux un air respirable? Règle donc la facture de ton générateur d'air conditionné, mon gars. Libre comme l'eau? Mec, si tu as un peu de jugeote, tu t'achètes de l'eau en bouteille ou tu fais installer un filtre ionisateur sur ton robinet. Libre comme la connaissance? Eh bien, nous ne savons pas ce qu'est la «connaissance», mais nous pouvons vous fournir beaucoup de données; dès que nous aurons trouvé le moyen de les charger directement dans le crâne des étudiants, nous pourrons mettre tous les enseignants au chômage, et les bibliothécaires avec.

Mesdames et messieurs, nous n'arrivons pas à mettre monsieur Franklin à la porte. Le problème est que monsieur Franklin avait raison en 1731, et qu'il a toujours raison aujourd'hui! L'information n'est pas une chose que l'on peut vendre aussi facilement que du Coca-Cola. Si l'information était une marchandise comme les autres, elle ne vaudrait plus rien dès qu'on en aurait de grandes quantités. Dieu sait que nous avons des tas de données! À ne plus savoir qu'en faire. Néanmoins, nous allons continuer à en produire. L'argent est tout à fait inapproprié pour décrire le monde de l'information. Combien vaut la Bible? On trouve une Bible dans n'importe quelle chambre d'hôtel. Elle ne vaut rien en tant que marchandise, mais elle n'est pas sans valeur pour le genre humain. L'argent et la valeur sont deux choses différentes.

Qu'est-ce que l'information, en réalité ? Il me semble extrêmement néfaste de parler d'«économie de l'information». L'important, ce n'est pas les données, mais l'attention. Dans quelques années, vous pourrez peut-être transporter dans votre poche toute la Bibliothèque du Congrès. Et alors? Jamais vous ne lirez toute la Bibliothèque du Congrès. Vous serez mort avant d'en avoir lu ne serait-ce qu'un millième. Ce qui importe - et va devenir de plus en plus important -, c'est le processus par lequel vous déterminez ce qu'il faut regarder. Ici commence véritablement l'économie de l'information. Ce qui compte, ce n'est pas qui possède les livres, qui les imprime, qui détient les droits de propriété. Le point crucial, c'est l'accès, pas la propriété. Et ce n'est pas même, en vérité, l'accès lui-même, mais les indications qui disent à quoi il vous faut accéder - à quoi il vous faut prêter attention. Dans l'économie de l'information, tout est surabondant - sauf l'attention (6).

Voilà pourquoi le prestidigitateur est la créature appelée à diriger l'univers de l'information. Les prestidigitateurs dirigent notre attention. Ne vous occupez pas de cet homme derrière le rideau. Non, non! Regardez ma main! Je peux faire disparaître un candidat. Voyez comme je fais sortir le Président d'un chapeau. Regardez! Je peux faire disparaître ces gens affamés dans un nuage de bruit médiatique. Rien dans les poches. Vite fait! Les faits ne comptent pas si notre attention est adroitement dirigée.

Les prestidigitateurs sont comme de méchants anti-bibliothécaires; ils sont le «Côté Obscur de la Force».

Les bibliothécaires étaient des gens qui manipulaient des livres. Des magasiniers. J'aime bien ce mot qui évoque l'humble travail quotidien. Je l'aime mieux que celui d'«expert en recherche d'information», même si c'est manifestement dans cette direction que les bibliothécaires se dirigent de nos jours. C'est peut-être la bonne direction. C'est là que réside, semble-t-il, la puissance. Mais je me demande bien quelle sorte d'«information» on se propose de trouver, et ce qu'on laissera, au contraire, se fossiliser tranquillement dans les zones les plus obscures et les plus désertes des disques durs couverts de poussière, que jamais personne ne consultera.

J'aime les bibliothèques et les bibliothécaires. Je leur dois ma carrière. J'ai le plus grand respect pour monsieur Franklin. Je déteste voir les livres devenir des marchandises et voir l'accès aux livres devenir une marchandise. J'aime aussi les librairies, et je gagne, bien sûr, ma vie grâce à elles, mais je me fais de plus en plus de souci pour elles. Je n'aime ni les chaînes de librairies, ni la grande distribution. Nous avons déjà, aux États-Unis, une douzaine de personnes qui achètent tous les livres de science-fiction pour les douze principaux distributeurs américains. L'information et l'attention sont filtrées par eux, leur critère est la rentabilité, et la rentabilité est une feinte et une escroquerie. Je n'aime pas non plus les grands groupes d'édition. L'édition moderne est aux mains d'un trop petit nombre de gens. Ils détiennent les moyens de production et, pis encore, ils détiennent beaucoup trop de moyens d'attention. Ils déterminent l'orientation que suivra notre attention.

Certes, il existe d'autres voies, d'autres méthodes pour fixer l'attention des gens, à côté des voies purement commerciales. Il y a, par exemple, des moyens esthétiques et culturels de limiter l'attention. Les bibliothécaires exerçaient une très grande influence sur ce type de sélection au service du public. Il n'est pas inconcevable que les bibliothécaires puissent reconquérir cette influence, à mesure que la roue de la culture tourne. Les bibliothécaires vont peut-être dans le sens de l'histoire. La propriété doit être restreinte, et même dans les médias électroniques la bonne vieille touche «supprimer» reste toujours à portée de main.

Essayez de lire ce que disaient les bibliothécaires il y a cent ans. Vos ancêtres bibliothécaires étaient vraiment inquiets du succès des romans populaires. Dan Quayle (7) ne serait certainement pas dépaysé aujourd'hui par ce qu'ils disaient des romans. Voici un certain monsieur Isaac Ray (8), dans les années 1870. Je le cite : «La doctrine que je voudrais précisément inculquer est que l'excès d'indulgence à l'égard de la lecture des romans, qui est caractéristique de notre temps, est responsable de la plupart des désordres mentaux qui affectent nos contemporains à un degré jamais rencontré dans les époques précédentes.»

Écoutez maintenant le surintendant de l'État du Michigan en 1869 : «L'État est infesté de colporteurs de romans à sensation en tout genre - histoires de pirates, de meurtres, intrigues amoureuses - en provenance de toutes les époques et de tous les pays.» Le bibliothécaire James Angell, en 1904 : «Je pense qu'il faut avouer que la plupart des oeuvres de fiction qui pleuvent sur le marché sont de l'ordure, ou pire que de l'ordure. Elles ont, dans bien des cas, une influence positivement néfaste. Elles éveillent des passions morbides. Elles comportent les représentations de la vie les plus outrancières. Elles ont un style déplorable.»

Ces respectables personnages parlent d'auteurs qui corrompent la jeunesse, d'auteurs qui écrivent sur le crime et les bas-fonds, d'auteurs qui rendent les gens fous, d'auteurs qui sont eux-mêmes dégénérés, indignes de confiance, et probablement déments. Je pense qu'ils savent de qui ils parlent. Pour l'essentiel, ils parlent de moi.

Voici ce que disait le Président des États-Unis, dans un discours aux bibliothécaires, en 1890 : «Le garçonnet qui dévore avidement les histoires perverses pleines d'exploits imaginaires et d'aventures à glacer le sang qui, de nos jours, sont beaucoup trop accessibles, aura le cerveau farci d'idées de la vie et de normes de comportement qui, si elles ne font pas de lui une menace envers la paix et l'ordre, n'en feront certainement pas un membre utile de la société.» Grover Cleveland enfonce le clou. Je ressens très fortement, je ressens instinctivement, je ressens passionnément que c'est en moi qu'il enfonce le clou. Non seulement j'ai commencé, dans les bibliothèques, par être ce garçonnet qui dévore avidement, mais, grâce aux livres de science-fiction à deux sous qui rendent débile, je suis devenu une menace envers l'idée que se faisait Grover Cleveland de la paix et de l'ordre.

Beaucoup trop accessibles, hein, monsieur le Président? Trop d'accès. Par tous les moyens, faisons en sorte que nos réseaux électroniques ne comportent pas trop d'accès. Cela pourrait devenir dangereux. Les réseaux pourraient pourrir l'esprit des gens et corrompre les valeurs familiales. Ils pourraient répandre le mauvais goût. Vous pensez que cette affaire de réseaux électroniques est un problème nouveau? Regardez de plus près. Écoutez ce que disait l'éminent littérateur James Russell Lowell en 1885: «Nous nous informons avec diligence et nous couvrons le continent de fils parlantsŠ nous allons être enterrés vivants sous cette avalanche de stupidités grossièresŠ nous faisons en sorte de devenir de simples éponges, trempées dans la mare aux canards stagnante des cancans de village.»

La mare aux canards stagnante du village global. La mare aux canards stagnante de Marshall McLuhan. Qui sont les canards dans la mare stagnante? Dans tous les cas de figure, j'en fais partie. C'est moi que vous trouverez plongé dans les magazines à deux sous, les bandes dessinées à glacer le sang et les romans populaires pleins d'exploits imaginaires. Demain, vous me trouverez - moi ou mes successeurs - plongé dans les magazines électroniques à deux sous. Dans les fanzines électroniques, la sous-littérature informatisée, l'underground numérique. Dans tous les médias, quels qu'ils soient, qui font vraiment chier Grover Cleveland. Il ne sait pas trop si je ne suis qu'une raclure de caniveau ou si j'appartiens à l'«élite culturelle» - mais dans les deux cas, il ne m'aime pas. Il n'aime pas les cyberpunks.

Le fait qu'il n'aime pas les cyberpunks ne vous surprendra pas beaucoup, j'en suis sûr. Mais il ne va pas aimer non plus les bibliothécaires cyberpunks. J'espère que vous ne vous faites pas trop d'illusions à ce sujet.

Les idées bizarres restent tolérables aussi longtemps qu'elles ne sont rien d'autre que des idées bizarres. Dès qu'elles commencent à défier le monde, il y a de la fumée dans l'air et du sang sur le sol. Vous, les cyber-gars de l'Association pour les Technologies de l'Information dans les Bibliothèques, vous allez tout droit vers un bain de sang. C'est un conflit culturel, un conflit politique, un conflit juridique. L'extension du droit au savoir dans le cyberespace va être un terrible conflit. C'est une vieille guerre, une guerre à laquelle les bibliothécaires sont habitués, et je vous rends hommage pour les batailles que vous avez déjà remportées dans le passé au nom de la libre expression. Mais le cyberespace est un nouveau champ de bataille. Je pense qu'il va falloir recommencer à gagner du terrain, mégaoctet après mégaoctet.

Vous avez entendu quelques idées bizarres aujourd'hui. C'est pour ça que nous sommes là - pour des idées bizarres. J'aime lire Moravec. Je le respecte, et je prête une grande attention à ce qu'il dit. C'est une véritable source d'idées bizarres et, selon moi, il contribue aux valeurs fondamentales de la république américaine. Je pense même qu'il est assez sensé, d'un point de vue technique et rationnel, si ce n'est d'un point de vue politique et social.

Mais, encore une fois, je ne pense pas que les ayatollahs aient déjà lu Mind children (9). Si c'était le cas, ils y verraient un blasphème complet et absolu, bien pire que les Versets sataniques de Salman Rushdie. Si Hans se mettait réellement à créer une après-vie numérique, ici, sur la Terre, je suis bien sûr que les fondamentalistes musulmans essaieraient de le faire tuer. Ils considéreraient sûrement qu'ils ont le devoir moral de le faire. Et ils ne seraient probablement pas les seuls. Beaucoup de gens ont vu le film de science-fiction Terminator II. Ils pourraient se représenter notre ami Hans sous les traits du futur Architecte de Skynet. Il veut rendre le genre humain obsolète et donner le pouvoir aux robots. Ne vaudrait-il pas mieux le tuer dès maintenant ?

Bien sûr, nous n'allons pas tuer Hans tout de suite. Il lui reste encore à posséder sa propre chaîne de télévision par satellite, à fonder son propre mouvement religieux et à recueillir des dons. Il faut encore qu'il commence à fabriquer un cerveau post-humain in vitro. Que sa technologie cesse d'être rhétorique et devienne commerciale. Que les Mind children deviennent Mind children™, et qu'ils soient produits en série par Apple et Toshiba, et distribués aux yuppies audacieux d'âge mûr. Dans cinquante ans, la Singularité? Dans cinquante ans, la transformation complète de la condition humaine? Peut-être. C'est peut-être dans cinq ans seulement que les services secrets fractureront les caves de l'Institut de technologie du Massachusetts et emporteront tout le matériel de Hans. On trouvera bien quelque crime à lui mettre sur le dos. Peut-être pourra-t-on le coffrer pour avoir fait un discours devant la Brigade fédérale des stups.

Je crois en quelque chose comme la singularité. Je pense qu'une authentique transformation en profondeur de la condition humaine est à l'oeuvre. Je n'ai aucune idée de ce qu'elle sera, mais je la sens. Ce n'est pas un hasard si notre époque historique produit des gens comme monsieur Moravec. Qu'il ait raison ou non, c'est un phénomène culturel. Nous sommes peut-être sur le point de modifier radicalement le système d'exploitation de la condition humaine. Si c'est le cas, il est grand temps de songer à faire une sauvegarde de notre civilisation (10).

C'est pourquoi je veux aborder une dernière question aujourd'hui. Une dernière idée bizarre, une idée de science-fiction. Je l'appelle l'Archivage en profondeur. C'est probablement l'action la plus anticommerciale que puissent entreprendre les institutions que nous appelons bibliothèques. J'aimerais que des trucs soient archivés à long terme (11). À très long terme. Pour les successeurs de notre civilisation. Voire pour les successeurs du genre humain.

Nous offrons déjà quelques cadeaux impressionnants à l'avenir lointain de notre planète. Les déchets nucléaires, par exemple. Nous allons archiver proprement cette saleté repoussante dans du béton, dans des mines de sel et des conteneurs de verre fondu, pour des dizaines de milliers d'années. Imaginez le plaisir qu'il y aura à découvrir l'une de ces bombes à retardement radioactives dans six mille ans. Imaginez la joie des archéologues désintéressés et bénévoles lorsqu'ils fouilleront l'une de ces nécropoles pharaoniques du vingtième siècle et qu'ils en mourront, lentement et douloureusement. Oui, merci, les ancêtres. Merci, le vingtième siècle! Merci d'avoir pensé à nous!

Avons-nous l'obligation morale de nous expliquer devant ces successeurs éventuels auxquels nous nuirons peut-être? Sans doute. Ne devrions-nous pas envisager de leur laisser un héritage un peu moins mortel et violent que nos dépôts fossiles géants et que des couches de retombées radioactives dans les glaces polaires? Si nous sommes presque capables de mettre toute la Bibliothèque du Congrès dans notre poche, j'aimerais que nous soyons capables de mettre toute la Bibliothèque du Congrès près de chaque conteneur de déchets nucléaires. Rendons la Bibliothèque du Congrès disponible pour l'an 20 000 de l'ère chrétienne.

Nous n'avons absolument aucun avantage à retirer en agissant de la sorte. Il n'y a pas d'argent à gagner. C'est pourquoi j'aime cette idée. C'est pourquoi je la trouve séduisante. Je pense qu'elle donnerait un peu d'âme à la société de consommation. Ce serait un geste moral destiné à montrer que notre sens des valeurs n'est pas entièrement déterminé par l'égoïsme, l'étroitesse d'esprit et le court terme. J'espère que vous penserez à l'Archivage en profondeur. Àvoir ce que deviennent les idées bizarres, celle-ci est des plus réalisables et des moins nocives. Si vous ne devez vous souvenir que d'une seule chose de ma conférence, j'espère que ce sera de cette idée.

C'est tout ce que j'ai à dire; merci de m'avoir écouté.

 

 

Notes

*. N.d.e. Discours prononcé en juin 1992 à San Francisco, à l'invitation de l'Association pour les Technologies de l'Information dans les Bibliothèques. Le texte original est disponible sur http://www.eff.org/pub/Publications/ Bruce_Sterling/free_as_air.speech. Traduit par Jean-Marc Mandosio. Une autre traduction a été publiée dans la revue Alice n°2, Paris, 1999, piochée sur www.ecn.org /samizdat/ ecn/interférences (url non-active).

1. N.d.e. Mot-valise formé à partir de commodity (produit, marchandise) et modification, pour évoquer la marchandisation des domaines jusque-là non marchands. (R)

2. N.d.e. Certains termes techniques sont expliqués dans le lexique en fin de volume. (R)

3. N.d.e. L'apparence (look) et la sensation (feel) d'un produit sont souvent protégées. Ainsi, un procès a opposé Apple et Microsoft au sujet de l'invention de la corbeille, cette icône qui apparaît sur l'écran de l'ordinateur. Apple accusait Microsoft d'avoir volé le «look and feel» du Macintosh. La Justice américaine n'a pas voulu trancher: Apple avait emprunté l'idée au Xerox Park, centre de recherche situé à Palo Alto, en Californie. (R)

4. N.d.e. Free signifie à la fois «libre» et «gratuit». Cette ambiguïté de traduction posera plusieurs problèmes évoqués tout au long de l'ouvrage. (R)

5. N.d.e. Jeu de mots entre whole (ensemble) et hole (trou) que nous rendons par cette formule approximative. (R)

6. N.d.e. Voir les travaux de Michael Goldhaber sur l'économie de l'attention. (R)

7. N.d.e. Homme politique américain, vice-président de George Bush. (R)

8. N.d.e. Psychiatre américain. (R)

9. N.d.e. Mind Children : the future of robot and human intelligence, de Hans Moravec, 1988 [tr.fr.Une vie après la vie: les robots, avenir de l'intelligence, O.Jacob, Paris, 1992]. Moravec imagine une société où l'informatique concurrence l'être humain sur le terrain de l'esprit. Depuis Alan Turing, l'informatique court après la création d'un cerveau électronique (voir J.Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, Paris, 1998).Sur ce thème, voir aussi le roman de J.-M. Truong, Le Successeur de Pierre, Denoël, Paris, 1999. (R)

10. N.d.e. To make backups.Sterling joue sur l'analogie informatique. Le système d'exploitation (OS) d'un ordinateur est son logiciel de base, celui qui permet à la fois de manipuler la machine (affichage de fenêtres, de menus déroulants, d'icônes.) et de faire fonctionner les autres programmes (jeux, traitements de textes). Lorsqu'un informaticien décide de changer l'OS d'un ordinateur, il effectue au préalable une sauvegarde - un backup - de toutes les données présentes sur sa machine, pour éviter de les perdre en cas de problèmeŠ ce qui survient fréquemment. (R)

11. N.d.e. Sterling est à l'origine du projet «Dead media» (R)