SALUT TOUT LE MONDE. Puisque je me trouve devant l'Association
pour les Technologies de l'Information dans les Bibliothèques,
je devrais probablement parler soit de bibliothèques, soit d'information,
soit de technologie, soit, en tous cas, d'association. J'en parlerai
donc, mais j'essaierai de le faire en prenant un point de vue inhabituel.
Je voudrais commencer par parler d'argent.
On ne le croirait pas, quelquefois, à entendre
parler certaines personnes, mais nous ne vivons pas dans une société
technocratique de l'information. Nous vivons dans une société
capitaliste très avancée. Les gens parlent beaucoup du
pouvoir et de la gloire qu'apportent la connaissance spécialisée
et l'expertise technique. La connaissance, c'est le pouvoir - mais si
c'est le cas, pourquoi les savants ne sont-ils pas au pouvoir? Et s'il
est vrai qu'il existe une Bibliothèque du Congrès,
combien y a-t-il de bibliothécaires au Congrès?
La nature de notre société affecte fortement
la nature de notre technologie.
Elle ne la détermine pas, de façon
absolue; notre technologie est, pour une bonne part, un accident pur
et simple, qui dépend de la façon dont les cartes tombent,
des occasions qui se présentent et, bien sûr, de l'irruption
occasionnelle du «génie» qui tend, de par sa nature,
à être positivement imprévisible. Mais, en tant
que société, nous ne poussons pas les technologies jusqu'à
leur terme ultime. Seuls les ingénieurs s'intéressent
à ce genre de délices technologiques, et, généralement,
les ingénieurs sont rémunérés par les chefs
d'entreprise et les actionnaires. Nous ne cultivons pas les technologies
pour elles-mêmes. Nos technologies sont produites, en réalité,
pour optimiser le retour sur investissement financier. Cela fait une
grosse différence.
Bien sûr, beaucoup d'éléments de
nos vies existent en dehors de l'économie monétaire. Un
tas de choses, dans nos vies, n'ont pas pour but le profit et ne peuvent
être estimées en dollars. «Les meilleures choses de
la vie sont gratuites», dit le proverbe. C'est bien beau, mais
cela paraît chaque jour plus démodé. C'est aussi
vieillot et moisi que le voeu des jeunes mariés qui se jurent
fidélité «pour le meilleur et pour le pire»,
ce qui, dans un contexte moderne, a de fortes chances de sous-entendre
«conformément au contrat de mariage». Commercialisation.
Commodification -un de mes jeux de mots favoris (1).
C'est un phénomène très important, qui augmente
en puissance année après année.
L'Université, les bibliothèques, les
institutions culturelles sont déjà depuis longtemps assiégées
par le commerce. Voici les informations télévisées
présentées par MacNeill Lehrer, qui vous sont offertes
grâce à des fonds publics et, accessoirement, grâce
à AT&T. Bienvenue aux étudiants de l'université
du Grand-Nord-Est, qui vous est offerte par Pepsi-Cola, la boisson officielle
du Grand-Nord-Est. Vous y apprendrez la vérité, et la
vérité vous fera accéder au marché de l'emploi.
Bonjour, je suis le chef du département de microbiologie de l'université
du Grand-Nord-Est. Je fais également partie de l'équipe
de direction de Transgenic S.A. Le recteur dit que ça ne pose
pas de problème parce qu'une partie de l'argent des brevets sert
au financement de l'université du Grand-Nord-Est.
Bienvenue à la Bibliothèque du Congrès.
Hoquet-Cola est la boisson officielle de la Bibliothèque du Congrès.
Voici notre réseau de distribution partagée de données
électroniques, qui vous est offert par Prodigy Services, filiale
commune d'IBM & Sears. Vous remarquerez le bandeau publicitaire
rouge vif qui défile sous vos yeux tandis que vous essayez d'accéder
aux oeuvres de William Wordsworth en texte intégral. N'y faites
pas attention. Ah, j'oubliais: il y a là un lien hypertexte qui
vous permet de commander votre T-shirt Wordsworth, qui sera débité
sur votre carte de crédit. Vous ai-je déjà dit
que la Bibliothèque du Congrès vous propose également
des services bancaires? Une donnée est une donnée, non?
Un bit (2) est un bit! Le moindre
pixel qui traverse le cyberespace est une opportunité commerciale
en puissance.
N'oubliez pas de visiter notre café-bibliothèque.
Vous pouvez, si vous le souhaitez, y louer des vidéos. Nous proposons
aussi des parapluies, des cendriers, des boucles d'oreilles, des textes.
Nous faisons ce que nous pouvons, nous autres bibliothécaires,
pour survivre durant cette période économiquement difficile.
Une bibliothèque, après tout, est une institution regrettablement
démodée, qui n'a pas été rendue apte au
combat par l'insertion dans une saine économie concurrentielle.
Du moins jusqu'à présent.
Le réseau américain des bibliothèques
est issu d'un climat culturel différent. Voilà comment
ça s'est passé. Vous êtes Benjamin Franklin, imprimeur
et homme de génie, en l'an de grâce 1731. Vous disposez
d'un club de discussion tous azimuts appelé «La Faction»
[The Junto], et vous décidez de mettre en commun vos livres
et de les rendre accessibles à chaque membre moyennant une très
petite participation financière. Vous êtes environ cinquante.
La Faction n'est pas un club de notables. Vous n'êtes ni des aristocrates,
ni des gens de bonne famille, ni même des philanthropes. Vous
êtes surtout des apprentis et de jeunes travailleurs manuels.
Si vous étiez riches, vous ne seriez pas si désireux,
en priorité, de mettre en commun vos informations. Vous installez
donc vos livres, avec leurs reliures de cuir, dans la vieille maison
de Philadelphie qui abrite le club, vous faites payer l'adhésion
quarante shillings et le droit de prêt dix shillings par anŠ
Vous n'êtes plus en 1731, mais en 1991. Fini,
les livres aux reliures cuir. Vous commencez à échanger
des disquettes et à remplacer les fiches par des systèmes
informatiques. Service public? Bienfait social? Institution démocratique
- la connaissance, c'est le pouvoir - le pouvoir au peuple? Peut-être
bienŠ mais peut-être n'êtes-vous qu'une nouille idéaliste,
monsieur Franklin. Et par-dessus le marché, vous menacez nos
intérêts commerciaux. Et nos secrets industriels, monsieur
Franklin? Nos marques déposées, copyrights et brevets?
Nos droits de propriété intellectuelle? Nos look-and-feel
(3)? Nos algorithmes brevetés?
Notre conformité aux normes de sécurité nationale?
Nos licences d'exportation? Nos enquêteurs du F.B.I.? Ne copiez
pas cette disquette, monsieur Franklin! Et vous me dites que nous devons
payer des «impôts» pour soutenir vos douteuses activités?
Eh bien, si ces dernières correspondent à un réel
besoin, le marché y pourvoira, monsieur Franklin. Je pense vraiment
que votre idée de «bibliothèque» devrait plutôt
être prise en charge par le secteur privé, monsieur Franklin.
Aucun auteur ne voudra jamais que ses livres soient lus gratuitement,
cher monsieur. Votre but est-il de faire mourir de faim les créateurs?
Ayons le sens des réalités, monsieur
Franklin. Vous savez ce que ça veut dire, «réalité»?
L'argent est une réalité. Il semble que vous vous
mépreniez à propos de l'information: vous croyez qu'elle
veut être libre et gratuite (4)
et que, si les gens deviennent capables d'apprendre et de faire ce qui
leur convient, la société dans son ensemble en tirera
bénéfice. Mais nous, nous ne croyons plus à la
société dans son ensemble. Nous croyons à l'économie
dans son ensemble - qui nous en semble un trou noir (5)!
Pourquoi donc pourriez-vous penser, voire apprendre, sans rémunérer
quelqu'un en échange? Parlons finance, puisque la rentabilité
est le fin mot de l'affaire. L'argent. L'argent est la réalité.
Vous voyez ce billet de banque? Il est bien plus réel que l'humus,
l'oxygène, la couche d'ozone ou la lumière du soleil.
Vous pouvez dire que ce n'est qu'un morceau de papier recouvert de symboles,
mais c'est un sacrilège! C'est le Dollar Tout-Puissant. La plupart
des dollars que nous vénérons sont, en réalité,
stockés dans le cyberespace. Les dollars ne sont que des 0 et
des 1 électroniques disséminés dans un réseau
d'ordinateurs.Mais cela ne veut pas dire qu'ils ne sont, au fond, qu'une
réalité virtuelle, une sorte de grand fantasme. Non. Les
dollars sont absolument et entièrement réels, bien
plus réels que cette vague chose qu'on appelle l'intérêt
public. Si vous n'êtes pas une marchandise, vous n'existez pas
!
Croyez-moi si vous voulez, mais Melville Dewey a dit
un jour: «Libre comme l'air, libre comme l'eau, libre comme la
connaissance.» Libre comme l'air? Soyons réalistes, nous
sommes dans le monde moderne - ça fait belle lurette que l'air
et l'eau coûtent cher! Hé, tu veux un air respirable? Règle
donc la facture de ton générateur d'air conditionné,
mon gars. Libre comme l'eau? Mec, si tu as un peu de jugeote, tu t'achètes
de l'eau en bouteille ou tu fais installer un filtre ionisateur sur
ton robinet. Libre comme la connaissance? Eh bien, nous ne savons pas
ce qu'est la «connaissance», mais nous pouvons vous fournir
beaucoup de données; dès que nous aurons trouvé
le moyen de les charger directement dans le crâne des étudiants,
nous pourrons mettre tous les enseignants au chômage, et les bibliothécaires
avec.
Mesdames et messieurs, nous n'arrivons pas à
mettre monsieur Franklin à la porte. Le problème est que
monsieur Franklin avait raison en 1731, et qu'il a toujours raison aujourd'hui!
L'information n'est pas une chose que l'on peut vendre aussi facilement
que du Coca-Cola. Si l'information était une marchandise comme
les autres, elle ne vaudrait plus rien dès qu'on en aurait de
grandes quantités. Dieu sait que nous avons des tas de données!
À ne plus savoir qu'en faire. Néanmoins, nous allons continuer
à en produire. L'argent est tout à fait inapproprié
pour décrire le monde de l'information. Combien vaut la Bible?
On trouve une Bible dans n'importe quelle chambre d'hôtel. Elle
ne vaut rien en tant que marchandise, mais elle n'est pas sans valeur
pour le genre humain. L'argent et la valeur sont deux choses différentes.
Qu'est-ce que l'information, en réalité
? Il me semble extrêmement néfaste de parler d'«économie
de l'information». L'important, ce n'est pas les données,
mais l'attention. Dans quelques années, vous pourrez peut-être
transporter dans votre poche toute la Bibliothèque du Congrès.
Et alors? Jamais vous ne lirez toute la Bibliothèque du Congrès.
Vous serez mort avant d'en avoir lu ne serait-ce qu'un millième.
Ce qui importe - et va devenir de plus en plus important -, c'est
le processus par lequel vous déterminez ce qu'il faut regarder.
Ici commence véritablement l'économie de l'information.
Ce qui compte, ce n'est pas qui possède les livres, qui les imprime,
qui détient les droits de propriété. Le point crucial,
c'est l'accès, pas la propriété. Et ce n'est
pas même, en vérité, l'accès lui-même,
mais les indications qui disent à quoi il vous faut accéder
- à quoi il vous faut prêter attention. Dans l'économie
de l'information, tout est surabondant - sauf l'attention (6).
Voilà pourquoi le prestidigitateur est la créature
appelée à diriger l'univers de l'information. Les prestidigitateurs
dirigent notre attention. Ne vous occupez pas de cet homme derrière
le rideau. Non, non! Regardez ma main! Je peux faire disparaître
un candidat. Voyez comme je fais sortir le Président d'un chapeau.
Regardez! Je peux faire disparaître ces gens affamés dans
un nuage de bruit médiatique. Rien dans les poches. Vite fait!
Les faits ne comptent pas si notre attention est adroitement
dirigée.
Les prestidigitateurs sont comme de méchants
anti-bibliothécaires; ils sont le «Côté Obscur
de la Force».
Les bibliothécaires étaient des gens
qui manipulaient des livres. Des magasiniers. J'aime bien ce mot qui
évoque l'humble travail quotidien. Je l'aime mieux que celui
d'«expert en recherche d'information», même si c'est
manifestement dans cette direction que les bibliothécaires se
dirigent de nos jours. C'est peut-être la bonne direction. C'est
là que réside, semble-t-il, la puissance. Mais je me demande
bien quelle sorte d'«information» on se propose de trouver,
et ce qu'on laissera, au contraire, se fossiliser tranquillement dans
les zones les plus obscures et les plus désertes des disques
durs couverts de poussière, que jamais personne ne consultera.
J'aime les bibliothèques et les bibliothécaires.
Je leur dois ma carrière. J'ai le plus grand respect pour monsieur
Franklin. Je déteste voir les livres devenir des marchandises
et voir l'accès aux livres devenir une marchandise. J'aime aussi
les librairies, et je gagne, bien sûr, ma vie grâce à
elles, mais je me fais de plus en plus de souci pour elles. Je n'aime
ni les chaînes de librairies, ni la grande distribution. Nous
avons déjà, aux États-Unis, une douzaine de personnes
qui achètent tous les livres de science-fiction pour les douze
principaux distributeurs américains. L'information et l'attention
sont filtrées par eux, leur critère est la rentabilité,
et la rentabilité est une feinte et une escroquerie. Je n'aime
pas non plus les grands groupes d'édition. L'édition moderne
est aux mains d'un trop petit nombre de gens. Ils détiennent
les moyens de production et, pis encore, ils détiennent beaucoup
trop de moyens d'attention. Ils déterminent l'orientation que
suivra notre attention.
Certes, il existe d'autres voies, d'autres méthodes
pour fixer l'attention des gens, à côté des voies
purement commerciales. Il y a, par exemple, des moyens esthétiques
et culturels de limiter l'attention. Les bibliothécaires exerçaient
une très grande influence sur ce type de sélection au
service du public. Il n'est pas inconcevable que les bibliothécaires
puissent reconquérir cette influence, à mesure que la
roue de la culture tourne. Les bibliothécaires vont peut-être
dans le sens de l'histoire. La propriété doit être
restreinte, et même dans les médias électroniques
la bonne vieille touche «supprimer» reste toujours à
portée de main.
Essayez de lire ce que disaient les bibliothécaires
il y a cent ans. Vos ancêtres bibliothécaires étaient
vraiment inquiets du succès des romans populaires. Dan Quayle
(7) ne serait certainement pas dépaysé
aujourd'hui par ce qu'ils disaient des romans. Voici un certain monsieur
Isaac Ray (8), dans les années
1870. Je le cite : «La doctrine que je voudrais précisément
inculquer est que l'excès d'indulgence à l'égard
de la lecture des romans, qui est caractéristique de notre temps,
est responsable de la plupart des désordres mentaux qui affectent
nos contemporains à un degré jamais rencontré dans
les époques précédentes.»
Écoutez maintenant le surintendant de l'État
du Michigan en 1869 : «L'État est infesté de colporteurs
de romans à sensation en tout genre - histoires de pirates, de
meurtres, intrigues amoureuses - en provenance de toutes les époques
et de tous les pays.» Le bibliothécaire James Angell, en
1904 : «Je pense qu'il faut avouer que la plupart des oeuvres de
fiction qui pleuvent sur le marché sont de l'ordure, ou pire
que de l'ordure. Elles ont, dans bien des cas, une influence positivement
néfaste. Elles éveillent des passions morbides. Elles
comportent les représentations de la vie les plus outrancières.
Elles ont un style déplorable.»
Ces respectables personnages parlent d'auteurs qui
corrompent la jeunesse, d'auteurs qui écrivent sur le crime et
les bas-fonds, d'auteurs qui rendent les gens fous, d'auteurs qui sont
eux-mêmes dégénérés, indignes de confiance,
et probablement déments. Je pense qu'ils savent de qui ils parlent.
Pour l'essentiel, ils parlent de moi.
Voici ce que disait le Président des États-Unis,
dans un discours aux bibliothécaires, en 1890 : «Le garçonnet
qui dévore avidement les histoires perverses pleines d'exploits
imaginaires et d'aventures à glacer le sang qui, de nos jours,
sont beaucoup trop accessibles, aura le cerveau farci d'idées
de la vie et de normes de comportement qui, si elles ne font pas de
lui une menace envers la paix et l'ordre, n'en feront certainement pas
un membre utile de la société.» Grover Cleveland
enfonce le clou. Je ressens très fortement, je ressens instinctivement,
je ressens passionnément que c'est en moi qu'il enfonce
le clou. Non seulement j'ai commencé, dans les bibliothèques,
par être ce garçonnet qui dévore avidement, mais,
grâce aux livres de science-fiction à deux sous qui rendent
débile, je suis devenu une menace envers l'idée que se
faisait Grover Cleveland de la paix et de l'ordre.
Beaucoup trop accessibles, hein, monsieur le Président?
Trop d'accès. Par tous les moyens, faisons en sorte que nos réseaux
électroniques ne comportent pas trop d'accès. Cela
pourrait devenir dangereux. Les réseaux pourraient pourrir l'esprit
des gens et corrompre les valeurs familiales. Ils pourraient répandre
le mauvais goût. Vous pensez que cette affaire de réseaux
électroniques est un problème nouveau? Regardez de plus
près. Écoutez ce que disait l'éminent littérateur
James Russell Lowell en 1885: «Nous nous informons avec diligence
et nous couvrons le continent de fils parlantsŠ nous allons être
enterrés vivants sous cette avalanche de stupidités grossièresŠ
nous faisons en sorte de devenir de simples éponges, trempées
dans la mare aux canards stagnante des cancans de village.»
La mare aux canards stagnante du village global. La
mare aux canards stagnante de Marshall McLuhan. Qui sont les canards
dans la mare stagnante? Dans tous les cas de figure, j'en fais partie.
C'est moi que vous trouverez plongé dans les magazines à
deux sous, les bandes dessinées à glacer le sang et les
romans populaires pleins d'exploits imaginaires. Demain, vous me trouverez
- moi ou mes successeurs - plongé dans les magazines électroniques
à deux sous. Dans les fanzines électroniques, la sous-littérature
informatisée, l'underground numérique. Dans tous les médias,
quels qu'ils soient, qui font vraiment chier Grover Cleveland. Il ne
sait pas trop si je ne suis qu'une raclure de caniveau ou si j'appartiens
à l'«élite culturelle» - mais dans les deux
cas, il ne m'aime pas. Il n'aime pas les cyberpunks.
Le fait qu'il n'aime pas les cyberpunks ne vous surprendra
pas beaucoup, j'en suis sûr. Mais il ne va pas aimer non plus
les bibliothécaires cyberpunks. J'espère que vous ne vous
faites pas trop d'illusions à ce sujet.
Les idées bizarres restent tolérables
aussi longtemps qu'elles ne sont rien d'autre que des idées bizarres.
Dès qu'elles commencent à défier le monde, il y
a de la fumée dans l'air et du sang sur le sol. Vous, les cyber-gars
de l'Association pour les Technologies de l'Information dans les Bibliothèques,
vous allez tout droit vers un bain de sang. C'est un conflit culturel,
un conflit politique, un conflit juridique. L'extension du droit au
savoir dans le cyberespace va être un terrible conflit. C'est
une vieille guerre, une guerre à laquelle les bibliothécaires
sont habitués, et je vous rends hommage pour les batailles que
vous avez déjà remportées dans le passé
au nom de la libre expression. Mais le cyberespace est un nouveau champ
de bataille. Je pense qu'il va falloir recommencer à gagner du
terrain, mégaoctet après mégaoctet.
Vous avez entendu quelques idées bizarres aujourd'hui.
C'est pour ça que nous sommes là - pour des idées
bizarres. J'aime lire Moravec. Je le respecte, et je prête une
grande attention à ce qu'il dit. C'est une véritable source
d'idées bizarres et, selon moi, il contribue aux valeurs fondamentales
de la république américaine. Je pense même qu'il
est assez sensé, d'un point de vue technique et rationnel, si
ce n'est d'un point de vue politique et social.
Mais, encore une fois, je ne pense pas que les ayatollahs
aient déjà lu Mind children (9).
Si c'était le cas, ils y verraient un blasphème complet
et absolu, bien pire que les Versets sataniques de Salman Rushdie.
Si Hans se mettait réellement à créer une après-vie
numérique, ici, sur la Terre, je suis bien sûr que les
fondamentalistes musulmans essaieraient de le faire tuer. Ils considéreraient
sûrement qu'ils ont le devoir moral de le faire. Et ils ne seraient
probablement pas les seuls. Beaucoup de gens ont vu le film de science-fiction
Terminator II. Ils pourraient se représenter notre ami
Hans sous les traits du futur Architecte de Skynet. Il veut rendre le
genre humain obsolète et donner le pouvoir aux robots. Ne vaudrait-il
pas mieux le tuer dès maintenant ?
Bien sûr, nous n'allons pas tuer Hans tout de
suite. Il lui reste encore à posséder sa propre chaîne
de télévision par satellite, à fonder son propre
mouvement religieux et à recueillir des dons. Il faut encore
qu'il commence à fabriquer un cerveau post-humain in vitro.
Que sa technologie cesse d'être rhétorique et devienne
commerciale. Que les Mind children deviennent Mind children,
et qu'ils soient produits en série par Apple et Toshiba, et distribués
aux yuppies audacieux d'âge mûr. Dans cinquante ans, la
Singularité? Dans cinquante ans, la transformation complète
de la condition humaine? Peut-être. C'est peut-être dans
cinq ans seulement que les services secrets fractureront les caves de
l'Institut de technologie du Massachusetts et emporteront tout le matériel
de Hans. On trouvera bien quelque crime à lui mettre sur le dos.
Peut-être pourra-t-on le coffrer pour avoir fait un discours devant
la Brigade fédérale des stups.
Je crois en quelque chose comme la singularité.
Je pense qu'une authentique transformation en profondeur de la condition
humaine est à l'oeuvre. Je n'ai aucune idée de ce qu'elle
sera, mais je la sens. Ce n'est pas un hasard si notre époque
historique produit des gens comme monsieur Moravec. Qu'il ait raison
ou non, c'est un phénomène culturel. Nous sommes peut-être
sur le point de modifier radicalement le système d'exploitation
de la condition humaine. Si c'est le cas, il est grand temps de songer
à faire une sauvegarde de notre civilisation (10).
C'est pourquoi je veux aborder une dernière
question aujourd'hui. Une dernière idée bizarre, une idée
de science-fiction. Je l'appelle l'Archivage en profondeur. C'est probablement
l'action la plus anticommerciale que puissent entreprendre les institutions
que nous appelons bibliothèques. J'aimerais que des trucs soient
archivés à long terme (11).
À très long terme. Pour les successeurs de notre
civilisation. Voire pour les successeurs du genre humain.
Nous offrons déjà quelques cadeaux impressionnants
à l'avenir lointain de notre planète. Les déchets
nucléaires, par exemple. Nous allons archiver proprement cette
saleté repoussante dans du béton, dans des mines de sel
et des conteneurs de verre fondu, pour des dizaines de milliers d'années.
Imaginez le plaisir qu'il y aura à découvrir l'une de
ces bombes à retardement radioactives dans six mille ans. Imaginez
la joie des archéologues désintéressés et
bénévoles lorsqu'ils fouilleront l'une de ces nécropoles
pharaoniques du vingtième siècle et qu'ils en mourront,
lentement et douloureusement. Oui, merci, les ancêtres. Merci,
le vingtième siècle! Merci d'avoir pensé à
nous!
Avons-nous l'obligation morale de nous expliquer devant
ces successeurs éventuels auxquels nous nuirons peut-être?
Sans doute. Ne devrions-nous pas envisager de leur laisser un héritage
un peu moins mortel et violent que nos dépôts fossiles
géants et que des couches de retombées radioactives dans
les glaces polaires? Si nous sommes presque capables de mettre toute
la Bibliothèque du Congrès dans notre poche, j'aimerais
que nous soyons capables de mettre toute la Bibliothèque du Congrès
près de chaque conteneur de déchets nucléaires.
Rendons la Bibliothèque du Congrès disponible pour l'an
20 000 de l'ère chrétienne.
Nous n'avons absolument aucun avantage à retirer
en agissant de la sorte. Il n'y a pas d'argent à gagner. C'est
pourquoi j'aime cette idée. C'est pourquoi je la trouve séduisante.
Je pense qu'elle donnerait un peu d'âme à la société
de consommation. Ce serait un geste moral destiné à montrer
que notre sens des valeurs n'est pas entièrement déterminé
par l'égoïsme, l'étroitesse d'esprit et le court
terme. J'espère que vous penserez à l'Archivage en profondeur.
Àvoir ce que deviennent les idées bizarres, celle-ci est
des plus réalisables et des moins nocives. Si vous ne devez vous
souvenir que d'une seule chose de ma conférence, j'espère
que ce sera de cette idée.
C'est tout ce que j'ai à dire; merci de m'avoir
écouté.