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Par PHILIPPE RIVIÈRE (Le Monde Diplomatique, janvier 2000)

PEUT-ON détenir l'exclusivité de l'usage d'une phrase courante ou d'un mot du quotidien ? America On Line n'a pas hésité à revendiquer la propriété de la phrase « You've got mail » (« Vous avez reçu un message »), en intentant un procès à son concurrent AT&T dont le slogan était... « You have mail » . Débouté en août 1999, le fournisseur d'accès à Internet a fait appel. La société Caddie, pour sa part, exige un droit de réponse dès qu'un journal utilise son nom pour parler d'un chariot de supermarché.

Tout espoir est permis à qui veut s'approprier un mot. L'office américain des brevets et marques déposées n'a-t-il pas accordé à M. Jeff Buhl, président d'une petite société de conseil, la marque « Y2K », acronyme anglais pour « an 2000 » ? Ce dernier a alors pu réclamer des royalties aux sociétés de service informatique spécialisées dans la lutte contre le bogue de l'an 2000.

La société Apple, de son côté, a remporté deux victoires juridiques sur des constructeurs d'ordinateurs concurrents, qui avaient mis en vente des machines s'inspirant du style coloré de ses derniers modèles. Le risque était-il si grand qu'un acheteur pressé prît un clone pour une pomme ? Entre l'effet de mode et la contrefaçon, la frontière paraît parfois très mince.

Le spectateur imagine-t-il que le nombre de points marqués, minute par minute, dans les matches de basket-ball est protégé par le droit d'auteur ? C'est en tout cas ce qu'a osé prétendre, devant le tribunal de New York, la National Basketball Association (NBA), qui réussit, dans un premier temps, à interdire à Motorola d'exploiter un service d'information sportive en direct. La cour d'appel renversa toutefois la décision, jugeant qu'il s'agissait en l'espèce de « données purement factuelles » et non d'une « oeuvre d'auteur originale (1) ».

De même les dirigeants de la Bourse de New York (NYSE) entendent-ils imposer leur droit de propriété sur les cotations. Le cours des actions est-il un fait brut, ou une invention dont l'auteur serait la société de Bourse ? Si les entreprises qui travaillent avec le NYSE (médias, sociétés de courtage, etc.) estiment légitime la perception d'une redevance pour l'établissement des cotations et leur transmission en temps réel, la revendication d'un droit de propriété sur l'historique des cours de Bourse leur paraît en revanche aberrante.

Dans ce grand mouvement d'appropriation, certaines entreprises franchissent la ligne qui sépare une banale répartition des marchés de la prédation vorace de biens communs, dont le commun des mortels ignorait d'ailleurs qu'il pût s'agir de « biens » au sens économique du terme.

On se souvient à ce propos que l'agro-industriel texan RiceTec avait obtenu de breveter une nouvelle espèce de riz sous le nom « Basmati », causant la fureur du gouvernement indien ; c'est maintenant le japonais House Foods qui réclame la paternité de la recette du... curry. Si l'Office japonais des brevets répond favorablement à sa demande (n° 06090838), un plat cuisiné quoti diennement par des millions d'Indiens deviendrait la propriété de ses « inventeurs » déclarés, MM. Hirayama Makoto et Ohashi Sachiyo (2).

Les affaires se succèdent : les avocats ont fait de l'extension et du renforcement de la propriété intellectuelle leur « nouvelle frontière ». Ils ont décidé d'en explorer toutes les promesses, à l'encontre du sens commun. Leur ambition ne pouvait qu'être démultipliée sur le territoire vierge du cyberespace.

Par essence globale, l'attribution des noms de domaine sur Internet (3) répond à la logique du « premier demandeur, premier servi ». Les marques déposées ne suivent pas cette logique et les différends les concernant ne sont pas réglés dans les mêmes juridictions. Un aigrefin grec s'est donc offert les noms de domaine amazon.com.gr et amazon.gr. Espère-t-il bénéficier ainsi de la renommée de la librairie américaine en ligne amazon.com, ou négocier avec cette dernière pour lui revendre ces noms au prix fort ?

FACE à ces abus, un document transmis par l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) à l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers - Icann (4) - affirme l'urgence d'établir, pour les marques « renommées ou notoires », un système d'« exclusion » écartant les demandes illégitimes (5). Pour qu'une plainte concernant un nom de domaine soit recevable par l'Icann, le plaignant doit prouver trois assertions. En premier lieu, il lui faut établir que le domaine litigieux est très proche de sa marque déposée ; ensuite, que son exploitant ne dispose d'aucun droit ou intérêt légitimes sur ce domaine ; enfin, que son utilisation est « de mauvaise foi ».

En septembre 1999, le vendeur de jouets en ligne eToys porte plainte devant le tribunal du comté de Los Angeles contre un collectif d'artistes européens, basé en Suisse et dénommé Etoy. A la veille du mois de décembre, le fournisseur électronique du Père Noël obtient la fermeture d'un site (etoy.com) qui lui paraît faire de l'ombre à son propre catalogue (etoys.com) - et risque de nuire à ses quelque 5 milliards de dollars de capitalisation boursière. Une faute de frappe suffit en effet à faire dévier le chaland distrait vers une galerie d'art que ses promoteurs veulent « insultante, destructrice, anarchiste, rebelle et antisociale ».

Qu'importe qu'Etoy ait remporté le prix Ars Electronica en 1996, et anime ce site depuis 1995, quand eToys n'a ouvert son propre serveur qu'en 1997... Qu'importe que, dans sa plainte, le vendeur de jouets n'ait pas fait étalage de ses autres « services » sur Internet : baby.com (« bébé.com »), pregnancy.com (« gros sesse »), birthdays.net (« anniversaires »), hobbies.com, etc. Le « cybersquatter » n'est pas toujours celui que l'on croit.

PHILIPPE RIVIÈRE.

 

(1) United States Court of Appeals for the Second Circuit, « The National Basketball Association v. Motorola Inc. », 1997.

(2) The Independent, Londres, 28 novembre 1999.

(3) Le nom de domaine correspond à l'adresse d'un serveur Internet : monde-diplomatique.fr, google.com, amnesty.org, etc.

(4) Cet organisme, dont la légitimité est contestée, vise à arbitrer les conflits liés à l'attribution des noms de domaine. http://www.icann.org/

(5) « Rapport final concernant le processus de consultations de l'OMPI sur les noms de domaine de l'Internet », OMPI, Genève, 30 avril 1999. http://wipo2.wipo.int/process/fre/wipo1.html

 

 

LE MONDE DIPLOMATIQUE | JANVIER 2000 | Page 7
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