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Nietzsche Open Source 

 

Peut-on utiliser Internet pour faire de la recherche scientifique en sciences humaines, en particulier pour établir, commenter, analyser les grands textes de la tradition littéraire et philosophique ?

Pendant les dix ou quinze dernières années, la plupart des chercheurs en sciences humaines ont appris à se servir de l’ordinateur au point de devenir même ordinateur-dépendants pour ce qui concerne la production de leurs écrits. Mais, le plus souvent, la diffusion et le partage de la connaissance en ce domaine utilisent encore le papier, c’est-à-dire un support coûteux et lourd qui sert très bien les nécessités de la lecture mais moins bien, ou souvent très mal, les nécessités de la recherche scientifique.

Il existe comme un blocage dans notre pratique de la recherche : au lieu de tirer les conséquences logiques des instruments techniques dont nous disposons et d’organiser des systèmes de validation et de diffusion de nos connaissances sur Internet, nous continuons à utiliser les moyens et les supports des siècles passés.

Ce blocage peut être expliqué par des raisons différentes : d’abord par la frilosité des philosophes et des littéraires par rapport à Internet, qui va du refus indigné d’utiliser cette diablerie de la technique moderne, au snobisme de ceux qui certes utilisent l’e-mail et le Web comme tout le monde, mais qui considèrent que le sérieux de la réflexion philosophique ne peut se manifester que dans de beaux volumes – à l’image de Platon qui utilisait certes l’écriture, mais soutenait que le moyen propre à la communication philosophique était le dialogue, car la parole figée dans l’écrit ne pouvait plus répondre à nos questions. Et pourtant, les paroles de Platon se sont probablement envolées dans les vents de la Grèce alors que ses écrits, d’une tablette à un parchemin, des belles éditions d’Aldus Manuce aux livres de poche et maintenant d’un CD-ROM à un site Web, sont arrivées jusqu’à nous, fécondant notre réflexion et nos dialogues philosophiques.

Les chercheurs ne sont pourtant pas les seuls à hésiter face à l’utilisation du support électronique. Il en va de même pour les conservateurs des bibliothèques et des archives publiques qui parfois ne comprennent pas l’utilité de numériser leurs fonds et leurs collections. Ou du côté des éditeurs qui ne savent encore bien comment maîtriser la vague d’Internet et qui craignent, pour ce qui concerne l’édition scientifique, de voir compromis le monopole de la diffusion de l’information savante qu’ils assument en ce domaine. Même les organismes qui gèrent et soutiennent la recherche scientifique en sciences humaines n’ont pas encore intégré l’outil Internet dans leurs mécanismes d’évaluation et d’organisation de la recherche.

Pourtant ce blocage induit des pertes de temps considérables et un ralentissement général de la recherche en sciences humaines. Il provoque une diffusion des travaux universitaires très restreinte dans le temps (quelques mois dans les rayons des librairies) et dans l’espace (le territoire national dans le meilleur des cas). Il génère des coûts considérablement plus élevés et, dans certains cas, produit même un transfert de pouvoir des chercheurs et de leurs instances d’évaluation aux directeurs de collection des grandes maisons d’édition.

Cela ne peut pas durer. Nos collègues des sciences exactes qui ont inventé Internet pour partager leur savoir, en exploitent maintenant toutes les potentialités, et leurs organismes de recherche ainsi que leurs éditeurs les accompagnent dans ce mouvement. En décembre 1999, par exemple, 12 éditeurs de publications scientifiques (parmi lesquels Oxford University Press, Macmillian Magazine, etc.) se sont mis d’accord pour tisser un ensemble de liens à travers les versions électroniques de leurs revues scientifiques (parmi lesquelles Nature, Science, etc.). De la sorte, les articles cités dans une revue pourront être liés et lus même s’ils se trouvent sur le site d’une revue concurrente. Sans parler du système de téléchargement de preprints (désormais e-prints) qui est actif depuis longtemps dans la communauté des scientifiques, par exemple à travers le site du Los Alamos National Laboratory aux États-Unis.

Cela ne peut pas durer non plus pour des raisons internes au marché du livre, qui font que l’édition universitaire trouvera de moins en moins d’espace sur les rayons des libraires et au sein des grands mécanismes de distribution, et sera de plus en plus dépendante des aides publiques. D’ailleurs cela est déjà le cas, surtout en Allemagne et en Italie, pour les grandes éditions savantes et les monographies très spécialisées.

Il est toujours risqué de se lancer dans des prévisions dans ce domaine, mais je crois que de même que dans les dernières années les chercheurs en sciences humaines ont appris à se servir de l’ordinateur, la prochaine décennie les verra prendre conscience de l’existence d’Internet en tant qu’instrument de recherche et étudier des modèles d’édition, de validation, et de structuration des connaissances en réseau.

Le commissaire européen à la Société de l’information, le Finlandais Erkki Liikanen, déplorait au début de cette année 2000 que les États et la Commission se montrent aussi lents et frileux face à l’extraordinaire vitesse avec laquelle les technologies de l’information et les marchés sont en train de bouger vers la New Economy. Ce qui signifie, pour ne pas parler en chiffres d’affaires, que l’Europe se verra imposer les modèles et les standards de cette nouvelle économie et que, par exemple, ce ne sera pas la Fnac mais Amazon qui nous apprendra comment se vendent les livres sur Internet, de la même manière que le site de Los Alamos nous a désormais appris comment on diffuse l’information scientifique. La réponse de la Commission européenne a été le lancement de la « eEurope – Une société de l’information pour tous », une initiative qui « vise à promouvoir une utilisation accrue des technologies numériques dans toute l’Europe et à donner à tous les Européens les connaissances nécessaires pour les utiliser ».

L’HyperNietzsche ne servira sûrement pas à rattraper le retard que nous avons pris dans le domaine du commerce électronique, mais pourrait être un signal que la vieille Europe a toujours son mot à dire et son rôle à jouer, au moins dans le domaine de la recherche en sciences humaines où pour l’instant il n’existe aucun modèle d’hypertexte de recherche capable de servir de point de rassemblement à une communauté de chercheurs et de les aider à travailler ensemble. Pourquoi ne pas le bâtir en France autour d’un philosophe allemand qui voulait être un bon Européen, dont les archives se trouvent dans l’ancienne Allemagne de l’Est et l’édition critique de référence a été établie par deux Italiens ?

 

1. UN HYPERTEXTE SAVANT

Le projet HyperNietzsche a relevé ce défi d’un Internet médium du savoir critique en littérature et en philosophie. Il ne s’agissait pas seulement d’établir une édition électronique de l’ensemble des textes et des manuscrits du philosophe accompagnée des principales traductions et des textes les plus importants de la littérature critique. Il s’agissait de créer un instrument souple et rapide qui permette aux chercheurs de comprendre d’un regard l’état des connaissances disponibles sur un certain auteur, les problèmes encore ouverts et les méthodologies à l’œuvre.

Il fallait donc que le système hypertextuel permette en premier lieu d’accéder aux fac-similés numériques des œuvres et des manuscrits de Nietzsche afin d’y travailler à distance en les accompagnant des différentes transcriptions et des traductions qui en ont été données ; deuxièmement, d’établir des liens de façon systématique et structurée entre ces sources primaires pour l’étude de la philosophie de Nietzsche et les essais critiques produits par les chercheurs, permettant de savoir, pour chaque aphorisme de Nietzsche ou pour chaque page de carnet, qui l’a commenté et comment ; et, finalement, de savoir qui a travaillé et qui est en train de travailler sur un aspect ou sur un problème particulier de la philosophie de Nietzsche.

Plus généralement, il s’agissait d’expérimenter une nouvelle forme d’organisation de la recherche en sciences humaines et de communication de ses résultats, fondée sur un nouveau système de fabrication, de validation et de partage des connaissances géré directement par les chercheurs.

L’échange rapide d’informations a toujours été l’une des nécessités des érudits, des savants, des philosophes surtout dans les moments historiques qui marquent le passage de la notion d’autorité et d’école fermée à une pratique ouverte et communautaire de fabrication et de validation des connaissances. Au XVIIe siècle, l’Accademia dei Lincei et l’Accademia del cimento (dont était membre Galilée) en Italie, la Royal Society de Londres (dont le secrétaire était Newton) et l’Académie royale des sciences sous Louis XIV ont été les principaux nœuds d’un réseau de correspondances érudites et de revues savantes qui accompagnèrent la naissance de la science moderne.

Changer les moyens de communication signifie modifier la structure de la recherche. Et en effet, cet hypertexte est conçu pour être en même temps outil de recherche et système d’organisation de la communauté internationale des chercheurs. Il se propose de coordonner et de rationaliser les études nietzschéennes (qui procèdent de façon un peu chaotique, comme c’est souvent le cas dans les sciences humaines), sans chercher à les rendre rigides, univoques ou centralisées, mais au contraire en accentuant leur caractère décentré, polyphonique et dynamique.

Un projet ambitieux donc, parce qu’il entend tracer, à travers l’utilisation d’un nouveau médium – l’ordinateur multimédia connecté en réseau Internet –, le schéma d’une nouvelle manière de produire et de partager les connaissances, pour rendre possible un véritable progrès cumulatif de la recherche scientifique en sciences humaines. Ambitieux, mais pas trop original, je dois l’avouer, parce que depuis quelque temps beaucoup d’individus et d’institutions dans le monde réfléchissent sur la manière d’utiliser ce nouveau médium dans la pratique d’établissement, de commentaire et d’interprétation des textes.

Ce qui caractérise l’HyperNietzsche par rapport aux autres expériences de ce type se résume en deux principes : d’abord un « principe de mise en contexte hypertextuelle » qui structure le fonctionnement du site Web. Deuxièmement, un principe d’organisation de la communauté des membres de l’HyperNietzsche qui naît de la combinaison de trois facteurs : une philosophie Open Source, un mécanisme d’évaluation par les pairs et un statut juridique qui s’efforce de rendre l’HyperNietzsche efficacement représentatif de la communauté des chercheurs nietzschéens et d’en suivre la dynamique interne. Dans la suite de notre exposé, et dans les essais qui composent ce volume, nous verrons ces deux principes à l’œuvre.

 

2. LABORATOIRE VIRTUEL ET RÉEL AUTOGOUVERNEMENT :
L’HYPERNIETZSCHE ET LA COMMUNAUTÉ
DES SPÉCIALISTES DE NIETZSCHE

Pour la communauté des chercheurs nietzschéens, l’HyperNietzsche devrait devenir l’instrument principal et quotidien de leur travail : une sorte de laboratoire virtuel dans lequel ils pourront accéder aux sources de leur travail, c’est-à-dire aux reproductions numériques des œuvres de Nietzsche, de sa correspondance, de ses manuscrits, des livres de sa bibliothèque personnelle et des documents biographiques qui le concernent. Et où ils pourront consulter également les principaux travaux critiques existants et publier les leurs. Cela leur donnerait la possibilité d’entrer en contact avec leurs confrères éparpillés dans le monde, mais surtout de structurer leur travail de manière à trouver immédiatement les informations dont ils ont besoin ou de voir à coup sûr les parties de leur domaine de recherche qui sont susceptibles d’être développées. En outre, par la combinaison d’un système d’évaluation par les pairs et d’outils statistiques capables de déterminer l’impact d’un article sur le reste de la littérature critique, pourront être définis des critères objectifs d’évaluation de l’activité des chercheurs.

Autour de cet instrument informatique a été créée une association, l’association HyperNietzsche, qui doit servir d’instance d’ « autogouvernement » de la communauté des spécialistes de Nietzsche. Cette association aura essentiellement pour tâche de gérer le processus de validation de la qualité des contributions à publier dans l’HyperNietzsche (qui n’a pas été conçu pour devenir la poubelle informatique dans laquelle verser tout ce qui n’a pas pu être publié sur le papier). Cette évaluation par les pairs, ainsi que l’obligation de signer toute contribution, même minime, publiée dans l’hypertexte sont deux des caractéristiques les plus importantes de notre système. D’une part, le lecteur d’un texte publié dans l’HyperNietzsche a besoin de savoir qui en est l’auteur et qui s’est porté garant de sa qualité scientifique. D’autre part, cette procédure permet que les contributions puissent être reconnues d’un point de vue universitaire. Cela correspond d’ailleurs à ce qui se pratique dans le monde du papier où les chercheurs sont très attentifs à bien distinguer et à signer leurs contributions, et où les grands projets de recherche ou les grandes éditions critiques sont toujours pilotés par un comité scientifique – qui toutefois n’est pas toujours l’expression de la communauté des chercheurs.

Dans le cas de l’association HyperNietzsche, en revanche, le comité scientifique sera élu tous les deux ans, à scrutin électronique, par tous les membres de l’hypertexte, donc par les chercheurs qui ont le plus contribué à développer la recherche sur Nietzsche (on est nommé membre de l’hypertexte sur la base de la qualité et de la quantité des contributions présentées). Nous avons essayé de dessiner un système démocratique et flexible, afin que la composition du comité scientifique et ses critères d’évaluation puissent suivre au mieux l’évolution des grandes directions de la recherche internationale et mieux en refléter les innovations méthodologiques. D’autant plus que l’association HyperNietzsche n’est liée ni à une institution, ni à une personne, ni à un pays déterminés.

D’autre part, la philosophie Open Source qui imprègne ce projet permet d’imaginer que, dans le cas où la gestion de l’association HyperNietzsche se scléroserait ou ne répondrait plus aux exigences d’une partie importante des spécialistes, il serait possible pour les « dissidents » de bâtir un autre hypertexte utilisant la structure, les outils logiciels et les matériaux contenus dans l’HyperNietzsche. Avec la seule contrainte de respecter à leur tour les principes d’ouverture du code informatique et de disponibilité en ligne des contributions selon les différents types de licences qui régissent le fonctionnement juridique de l’HyperNietzsche. Ce sera alors aux chercheurs de choisir à qui confier leurs travaux. Car la force d’un hypertexte ne résidera pas dans la gestion juridique de contrats d’exclusivité ou dans un quelconque algorithme de protection de l’accès ou de la copie, ou encore dans un quelconque outil logiciel propriétaire, mais simplement dans le prestige intellectuel dont jouit son comité scientifique.

La perspective d’une véritable collaboration internationale ouverte par l’HyperNietzsche n’aura pas forcément pour conséquence une complète atomisation de la recherche. Le fait qu’il existe un World Wide Laboratory, un « laboratoire aussi vaste que le monde », dans lequel tout chercheur peut travailler individuellement, n’affaiblit pas la raison d’être des centres de recherche traditionnels ni ne rompt le mécanisme par lequel, surtout en Allemagne, la recherche s’organise à travers des projets financés par la DFG (Deutsche Forschungsgemeinschaft) ou par d’autres organismes publics. Par exemple, c’est de cette manière que l’édition Colli-Montinari est portée à terme depuis la mort de ses fondateurs. Mais aujourd’hui, les groupes de recherche qui travaillent à l’édition critique jouissent d’une sorte d’exclusivité sur les matériaux qui constituent leur objet d’étude, exclusivité qui provient d’un rapport privilégié avec l’éditeur berlinois des œuvres de Nietzsche, Walter de Gruyter. Avec l’avènement de l’HyperNietzsche, d’un côté les centres nietzschéens existants pourront bénéficier de l’aide de toute la communauté des spécialistes; d’autre part pourront émerger de nouveaux centres nietzschéens. En effet, à partir du moment où tous pourront publier librement les résultats de leurs travaux dans l’HyperNietzsche, cessera l’exclusivité née d’un rapport particulier avec tel ou tel éditeur. Tout cela devrait donner un grand coup d’accélérateur à la recherche sur Nietzsche : le travail d’édition et de commentaire philologique pourra être mieux fait et plus rapidement, les résultats pourront être disponibles en temps réel et se tisser de façon plus féconde avec les interprétations philosophiques qui en seront données. De nouvelles répartitions de la tâche éditoriale et interprétative pourront s’inventer à l’échelle de la planète, sans chasse gardée et dans un nouvel esprit de coopération.

Enfin, un tel processus pourrait fort bien rencontrer l’intérêt des organismes publics qui financent la recherche, comme la DFG, le CNRS ou le CNR italien (Consiglio Nazionale delle Ricerche) qui pourraient profiter d’un système comme l’HyperNietzsche en tant qu’infrastructure de travail collectif. Cela permettrait d’éviter de financer deux fois la même recherche, donnerait une plus grande visibilité aux travaux des chercheurs et induirait des économies substantielles sur les coûts de publication – sans exclure bien sûr la publication en volume des contributions les plus aptes à être diffusées sous cette forme.

 

3. L’HYPERNIETZSCHE ET LES ARCHIVES :
MAXIMISER LA CONSERVATION ET LA CONSULTATION

La science est par définition une entreprise Open Source. Les chercheurs doivent pouvoir disposer librement des sources primaires concernant leur discipline, pouvoir y travailler et s’y référer dans un contexte de libre discussion publique. Dans le cas de Nietzsche, les sources primaires sont ses livres et ses manuscrits. Et l’Internet est le moyen le plus efficace de garantir à tous les chercheurs l’accès à ces documents.

L’un des présupposés du fonctionnement de l’HyperNietzsche est donc que les œuvres de Nietzsche, ses manuscrits et tout autre document servant à la recherche érudite et à l’interprétation philosophique puissent être numérisés et mis à disposition sur Internet.

Cette numérisation peut être effectuée par les propriétaires des originaux (archives, bibliothèques ou particuliers) et les documents mis à disposition sur leurs propres sites Internet. Ou bien, dans le respect des éventuels ayant-droits, les chercheurs peuvent prendre l’initiative, avec un possible soutien de leurs organismes de recherche ou à travers le bénévolat individuel, de lancer des campagnes de numérisation des œuvres et des fonds concernant notre philosophe. D’ailleurs, selon l’esprit fortement décentralisé d’Internet, il n’est pas nécessaire que les versions numérisées des manuscrits soient réunies physiquement en un lieu unique. Il suffira que chaque document ait sa propre adresse pour que l’HyperNietzsche puisse tisser des liens et reconstruire une unité virtuelle autour des différents gisements de matériaux.

Il n’est pas non plus nécessaire que la consultation de ces collections de documents numérisés soit d’accès gratuit. On peut très aisément mettre en place des systèmes de consultation payante, pour les textes comme pour les essais des chercheurs d’ailleurs. Mais, Nietzsche étant mort en 1900 et son œuvre tombée depuis au moins trente ans dans le domaine public, on perçoit mal quels types de droits pourraient être revendiqués par ses héritiers légitimes, surtout en considérant que ses ayants droit sont les Archives Goethe-Schiller de Weimar, c’est-à-dire une institution publique dont la tâche principale devrait être la mise à disposition de ses fonds au public (spécialement quand cela n’entraîne aucune dégradation des originaux, comme dans le cas des fac-similés numériques). D’ailleurs, la disponibilité gratuite en ligne est une solution qui s’impose dans le cas de la mise en réseau de documents qui sont patrimoine de l’humanité ou, de toute façon, qui sont conservés par des organismes publics comme des archives ou des bibliothèques. Pour ce qui est du respect des droits moraux et des droits d’exploitation commerciale, surtout dans le cas de documents inédits, les licences de l’HyperNietzsche – Free, Open ou Limited Knowledge – ont été conçues pour permettre à tout le monde de consulter les œuvres et les archives de Nietzsche, mais à personne de se les approprier au nom d’une quelconque exclusivité.

Nous pouvons même affirmer que les archives et les bibliothèques publiques pourraient trouver dans l’HyperNietzsche une proposition quant à la manière de concilier leurs finalités statutaires de conservation et de mise en libre consultation de leur patrimoine. Conservation maximale, parce que les chercheurs, sauf pour des études très pointues sur la nature du papier ou sur la datation des manuscrits, n’auront pas besoin d’accéder aux originaux qui pourront être conservés dans des conditions optimales; mise à disposition maximale, parce que l’image numérisée des manuscrits sera consultable par les millions d’utilisateurs d’Internet dans le monde.

Avec un tel système se crée un rapport plus étroit et fécond entre les archives et les chercheurs : la mise en réseau des manuscrits ouvre la porte à leur mise en valeur de la part des chercheurs qui peuvent ainsi redonner la parole à ce patrimoine parfois enseveli.

 

4. L’HYPERNIETZSCHE ET LES MAISONS D’ÉDITION

Nous n’aimerions guère les livres si nous pensions que des pixels sur l’écran d’un ordinateur peuvent concurrencer un objet tel le livre imprimé qui est le support idéal de la lecture, facilement maniable, transportable et même à l’épreuve d’un éventuel black-out. De la même façon, nous n’aurions rien compris à la puissance d’Internet si nous pensions qu’un autre médium pourrait être aussi efficace et économique dans la diffusion, le partage, la mise en relation de l’information et du savoir. Si l’on veut être équitable et profiter des avantages spécifiques à chaque médium, il faut donc aimer autant Internet que les livres (sans oublier le dialogue philosophique à la manière de Platon).

Il est probable que les années qui viennent verront se confirmer cette complémentarité et qu’à côté des maisons d’édition traditionnelles, se développeront au moins deux nouvelles figures d’éditeurs : les éditeurs de livres électroniques (comme en France les Éditions 00h00.com) et les éditeurs de sites savants (sur l’exemple de Bibliopolis), sans oublier cette nouvelle figure d’imprimeur, qui s’ajoute à celle des imprimeurs traditionnels, fournissant un service d’impression à la demande. Il faut donc essayer d’imaginer les rapports que l’HyperNietzsche pourrait entretenir avec ces figures anciennes et nouvelles.

J’assiste avec plaisir à la naissance de sites commerciaux qui entreprennent de gérer l’activité des communautés savantes. J’y vois confirmée l’intuition que j’avais eue en 1996 en présentant le projet HyperNietzsche lors d’un colloque à l’École normale supérieure de Pise – à une époque où les éditeurs audacieux investissaient dans le marché du CD-ROM. Ces sites se placent en concurrence directe avec l’HyperNietzsche, une concurrence salutaire et enrichissante. En effet, notre projet vise à donner à nos confrères, les chercheurs qui travaillent en sciences humaines, un modèle conceptuel et un système logiciel prêt à l’emploi, ouvert et gratuit, pour gérer directement la mise en commun de leurs connaissances. Mais dans le cas où une communauté savante ne trouve pas en son sein l’élan nécessaire pour une telle entreprise, ou bien si les organismes publics ne lui donnent pas les moyens de le faire, l’intervention d’un éditeur commercial donne à cette communauté la possibilité de profiter malgré tout des avantages de l’outil Internet.

En revanche, un système comme l’HyperNietzsche ne se pose nullement en concurrence avec les deux autres figures d’éditeurs électroniques et traditionnels qui pourront même trouver dans notre site de quoi alimenter leur production éditoriale. En effet, l’HyperNietzsche et les autres systèmes de ce type pourront représenter pour des éditeurs un réservoir de matériaux critiques de qualité certifiée, constamment à jour, fortement structurés, susceptibles à tout moment d’être réutilisés sous forme de volume ou de livre électronique (dans le respect, bien sûr, des droits d’auteur formulés selon les licences copyleft présentées plus loin). De ce gisement, les éditeurs pourront tirer des anthologies, des recueils thématiques, des monographies, des dossiers génétiques riches en fac-similés, des éditions à jour, etc.

Les éditeurs électroniques pourraient par exemple charger un spécialiste de préparer, à partir des textes disponibles sur l’HyperNietzsche, un recueil intéressant d’articles et de contributions diverses concernant un sujet donné – qui, par exemple, recouvre le sujet au programme de l’agrégation de philosophie ou qui touche un thème d’actualité. Un utilisateur pourrait ainsi, au lieu de parcourir l’HyperNietzsche à la recherche de l’ensemble des matériaux concernant un sujet qui l’intéresse, par exemple « Nietzsche et l’histoire », acheter chez l’éditeur électronique un recueil préparé sur ce sujet à partir des données du site HyperNietzsche.

Plus généralement, les éditeurs électroniques pourraient jouer le rôle d’intermédiaires entre l’HyperNietzsche, les services d’impression à la demande et les utilisateurs désireux de recevoir à la maison, bien imprimés et reliés, les textes qu’ils auront découverts dans l’hypertexte. Certes, les services d’impression à la demande pourront également s’adresser directement aux utilisateurs, sans qu’un éditeur n’intervienne. C’est aux éditeurs et aux imprimeurs de trouver la formule qui leur convienne, l’HyperNietzsche étant ouvert à tout acteur de ce marché. Mais il me semble que des éditeurs électroniques seraient bien à leur place à ce carrefour, gérant à partir de leurs sites propres les paiements électroniques, les envois postaux, la répartition des droits d’auteur (au cas où les auteurs auraient choisi des licences de type Open et Limited Knowl-edge). Profitant bien sûr de ce transit sur leur site, ils mettraient en valeur leur catalogue général autant que les livres et les recueils établis par leurs soins à partir des matériaux de l’HyperNietzsche.

Une entreprise renommée dans le domaine de la traduction via Internet, la Logos , qui a développé à travers sa Wordtheque un service d’édition en ligne, s’est proposée de jouer ce rôle d’intermédiaire. L’HyperNietzsche, toujours en accord avec sa philosophie, reste néanmoins ouvert à la collaboration avec d’autres entreprises qui entendraient fournir un service similaire. D’ailleurs, cet aspect commercial demeure en dehors du champ d’activité de l’HyperNietzsche qui est celui de la recherche.

Une entreprise telle que la Logos rendra aux utilisateurs un autre service important pour un système multilingue comme le nôtre : la traduction. En effet, l’HyperNietzsche publie des contributions dans toutes les langues connues par les membres de son comité scientifique, dont toutes ne seront pas forcément connues par tous ses utilisateurs. Un chercheur pourra donc se trouver parfois confronté à des contributions que le système lui signale comme étant en rapport avec ses intérêts de recherche et abondamment citées par d’autres spécialistes, mais écrites dans une langue qui lui est inaccessible. C’est souvent le cas d’ailleurs dans le monde des publications sur papier. Or l’HyperNietzsche permettra à l’utilisateur, en cliquant simplement sur un lien hypertextuel, de demander la traduction du texte qui l’intéresse et – à travers la société de traduction contactée – de la recevoir et la rétribuer directement via Internet. De son côté l’HyperNietzsche, qui a permis à notre chercheur de trouver ce qui l’intéressait, lui demandera en contrepartie de bien vouloir verser la nouvelle traduction dans le fonds commun, c’est-à-dire dans l’hypertexte, afin qu’elle puisse être utile à d’autres.

Au sein d’un tel mouvement, les éditeurs traditionnels pourront, me semble-t-il, continuer à accomplir leur mission d’intermédiaire culturel entre la communauté savante, aspirant à l’exhaustivité scientifique, et le public des lecteurs cultivés ou désireux d’apprendre mais non nécessairement spécialistes. Des sites savants comme le nôtre pourraient présenter pour eux un double avantage : les décharger de la contrainte de publier sur papier des matériaux érudits qui sont à l’étroit dans l’espace limité d’un volume, au point qu’ils doivent souvent sacrifier, au désespoir des auteurs, un appareil critique trop riche en variantes, notes, commentaires et qui serait probablement plus à son aise dans l’espace immense d’Internet. De la sorte, ils pourraient se concentrer sur la publication de ce qui est à la fois scientifiquement solide, durable et susceptible d’intéresser un public d’acheteurs sous la forme pérenne du volume. Deuxièmement, comme nous l’avons dit, ils pourraient trouver dans les sites savants un réservoir de textes de bonne qualité parmi lesquels faire leur choix.

Bref, je crois que les maisons d’édition, même à l’ère du numérique, devraient continuer à exercer et à peaufiner leur capacité de sélectionner des textes de bon niveau scientifique capables de retenir l’intérêt du public. À la différence que cette sélection se fera de moins en moins par la lecture des manuscrits et à travers le filtre des directeurs de collection, mais sur Internet et grâce au processus d’évaluation par les pairs exercé par les sites savants.

Il n’empêche que, face à la diffusion croissante sur Internet, elles devront fournir un effort pour optimiser toutes les phases de la production et de la distribution de leur produit, le livre. Jusqu’à aujourd’hui, l’impression en volume était pratiquement le seul moyen de rendre publics les résultats d’une recherche en sciences humaines. Si les chercheurs peuvent accéder par Internet aux contenus qui les intéressent, les maisons d’édition devront, au lieu de seulement vendre un contenu ou des droits d’exclusivité, manifester leur savoir-faire, composer, imprimer, relier et distribuer de beaux ouvrages, résistants à l’usure, commodes à transporter, plus agréables à lire que des signes sur un écran ou une liasse de feuillets mal imprimés et mal reliés.

Un système comme l’HyperNietzsche, avec sa philosophie Open Source, sera un facteur qui permettra de « libéraliser » le marché en rendant les contenus librement disponibles pour tous et en donnant à tous les chercheurs la possibilité de publier librement et presque à coût zéro leurs œuvres sur le Web. À partir de là, la concurrence entre maisons d’édition, dans le domaine de l’édition universitaire, se fera de plus en plus en fonction de la sélection des contenus et de la qualité du contenant.

D’ailleurs nous ne devons pas penser que la disponibilité d’un texte en ligne soit directement en concurrence avec sa reproduction et la vente du même texte sur le papier. Je crois que l’un des textes les plus anciens publiés sur le Web dès 1990, avant même que le Web ne devienne un système mondial , et depuis sans cesse diffusé, commenté, traduit dans toutes les langues du monde, est composé des spécifications techniques du langage HTML, c’est-à-dire du langage qui sert à écrire les pages Web. C’est un texte libre, que tout un chacun peut copier, distribuer, etc. Sur le Web, on trouve des milliers de sites qui reproduisent ce texte et qui de surcroît expliquent comment écrire des pages HTML. Et pourtant ont été publiés dans le monde des dizaines de milliers de livres qui reproduisent les spécifications techniques du langage HTML et qui donnent les mêmes explications qui se trouvent partout sur le Web.

Si le livre a encore de beaux jours devant lui, des systèmes tels que l’HyperNietzsche provoqueront probablement la mort d’un genre littéraire très prestigieux, très coûteux et à vrai dire peu lu : les grandes éditions critiques monumentales. Celles qu’on éditait et qu’on édite encore en 40 volumes et en quarante ans, grandes dévoratrices de fonds publics, instruments précieux et érudits qui se remplissent de poussière sur les rayons des bibliothèques et plus rarement (en raison de leur coût) sur les étagères des chercheurs. Celles qui restent souvent incomplètes, ou qui lors de la publication du dernier tome nous montrent cruellement l’obsolescence du premier en nous indiquant qu’il faudrait recommencer du début. Ou alors (comme ce sera probablement le cas pour l’édition de Nietzsche), qui changent de peau en cours de route jusqu’à se transformer en quelque chose de complètement différent. Ainsi, après quarante ans de travail, on se retrouve, au lieu d’une, avec deux éditions différentes, toutes les deux incomplètes, qui n’ont en commun que le titre publié sur le frontispice. Je crois que ces mammouths ne résisteront pas au choc provoqué par la diffusion d’hypertextes savants sur Internet.

 

5. DES DROITS DES AUTEURS ET DES LECTEURS

L’HyperNietzsche respectera scrupuleusement les droits d’auteurs sur les textes et sur les autres documents qui lui seront confiés pour la publication. Ce respect s’accompagne de la volonté de permettre le libre partage de ces documents, d’où la nécessité de mettre à disposition des auteurs et des ayants droit des instruments juridiques qui leur permettent de diffuser leur travail intellectuel en toute confiance, sans craindre que d’autres puissent se l’approprier de manière illicite.

S’il m’est permis de dire un mot ici de la question du respect des droits d’auteurs sur Internet, je crois que les éditeurs, face à la montée d’Internet, devront renoncer à l’approche crispée qui est celle des maisons discographiques face à MP3 ou Napster. Le président de l’Association of American Publisher, Peter Jovanovich, ne s’y est d’ailleurs pas trompé dans son discours à l’assemblée de l’industrie libraire américaine en juin 2000, en affirmant qu’il est inutile de s’attarder sur des positions de principe destinées à être bafouées par le progrès technologique, car on ne peut « désinventer » Internet, l’MP3, Napster, Wrapster, Gnutella, ou le génial et terrible FreeNet .

Ces logiciels devraient donner à réfléchir à ceux qui ont l’intention de réglementer Internet, d’imposer tailles et gabelles sur la lecture ou sur les supports vierges. Car insister dans cette voie n’aura d’autre effet que de multiplier des systèmes comme FreeNet. Et en dernier ressort ce sera FreeNet qui, indirectement, fera payer une taxe aux éditeurs sous la forme d’un manque à gagner.

Je crois qu’il faut prendre acte du fait que nous entrons dans une nouvelle ère du droit d’auteur. L’absence de droit d’auteur n’avait pas empêché Virgile, Pétrarque ou Montaigne (ni Vivaldi ou Mozart ) d’écrire leurs chefs-d’œuvre. La disparition ou la modification du droit d’auteur ne nous empêchera pas d’écrire les nôtres... si nous en sommes capables.

Quoi qu’il en soit, il est difficile de mesurer les enjeux et les conséquences de cette redistribution des rôles entre auteur, maison d’édition et utilisateur. Il est certain que dans cette phase de transition, nous assistons à une tentative de réaction contre le numérique qui nous inquiète parce qu’elle envisage de limiter fortement la liberté d’accès à l’information et la liberté individuelle tout court. Mais contre l’obstination de quelque programmeur ingénieux qui travaille en Open Source, comme ce jeune homme de 23 ans qui a inventé FreeNet pour s’opposer à toute forme de censure, des géants comme les multinationales du disque seront bien impuissants. Autant que Microsoft face à la montée de Linux.

Quant à l’HyperNietzsche, sa position dans ce débat est assez modérée. L’intérêt essentiel de nos auteurs n’est pas d’être rémunérés pour leur travail, mais d’être connus et d’acquérir un prestige intellectuel. Nos lecteurs, d’autre part, souhaitent disposer d’un ensemble de matériaux dans un contexte d’utilisation publique, à des fins d’enseignement et de recherche. Si nous voulions au contraire créer un hypertexte Nietzsche sous la forme d’un réseau Wrapster, Gnutella ou FreeNet, où partager au sein d’une communauté de passionnés de Nietzsche la version digitale pirate de tous les manuscrits, essais et documents qui concernent Nietzsche à la barbe du droit d’auteur, cette entreprise serait une voie sans issue pour nos auteurs et nos lecteurs, c’est-à-dire ceux qui veulent travailler scientifiquement sur Nietzsche, et citer, analyser, débattre philosophiquement à partir de documents disponibles à la lumière du jour, et auxquels accéder de manière parfaitement légale.

Nous considérons, comme l’exprime Philippe Chevet dans son essai, que le droit d’auteur peut encore être utilisé pour la recherche scientifique, à condition de le tempérer par la logique, non imposée mais suggérée, du copyleft qui met davantage l’accent sur la diffusion du savoir et sur la reconnaissance du droit moral que sur les droits patrimoniaux d’un auteur.

 

6. PRINCIPE DE MISE EN CONTEXTE HYPERTEXTUEL

Les bibliothèques numériques, les centres de textes électroniques, les banques de données d’e-prints sont normalement organisés selon un principe de recherche textuelle en texte intégral, par mots clés, par catégories, etc. Cette modalité de recherche de l’information n’est guère étrangère à notre site, qui dispose de toutes sortes d’instruments d’interrogation textuelle, de recherche d’occurrences, de recherche par titre, auteur, date, etc. Mais sa logique de fonctionnement est différente et s’efforce d’aller au-delà du principe de recherche. Car nous avons organisé l’information selon un principe de mise en contexte hypertextuel qui vise à mettre à disposition de l’utilisateur, au fur et mesure qu’il navigue dans le site en passant d’une page à l’autre, tous les documents corrélés concernant la page qu’il est en train de visualiser.

Le principe de navigation à travers une grande masse de données au moyen d’une mise en contexte variable a été mis au point pour la première fois, à ma connaissance, à la NASA, lors de la construction de la station spatiale. Le système HyperMan rendait en effet possible la navigation dans l’énorme ensemble des documents techniques nécessaires à cette entreprise, qui affluaient par courrier électronique des quatre coins du monde. Hyperman permettait de définir à l’aide d’un certain nombre de mots clés, des contextes variables en fonction de l’utilisateur.

Dans le système HyperNietzsche, en revanche, les contextes ne sont pas variables en fonction de l’utilisateur, mais en fonction des éléments qui composent l’hypertexte. Pour atteindre ce résultat, nous avons divisé l’information en matériaux, contributions et auteurs, c’est-à-dire d’un côté les objets d’étude (les matériaux), de l’autre les chercheurs qui travaillent avec ces matériaux (les auteurs), et enfin les produits de leur travail (les contributions). Cette division structure déjà la page d’accueil de l’HyperNietzsche.

En plus du cadre central consacré au projet philosophique et à l’architecture informatique et juridique de l’HyperNietzsche, la page d’accueil présente quatre cadres ou frames, dont trois correspondent à nos trois aires logiques, les Matériaux, les Auteurs, et les Contributions, et le quatrième permet un accès rapide aux derniers documents insérés dans l’HyperNietzsche et donne un tour d’horizon sur les événements et les manifestations les plus importantes qui sont liées au nom du philosophe. Concentrons-nous maintenant sur le contenu des trois premiers cadres. Par la suite nous verrons comment ces trois aires logiques se croisent pour former une structure hypertextuelle.

Matériaux

Dans la section « Matériaux » de l’HyperNietzsche, accessible par le cadre homonyme, est contenue la représentation sous forme numérique de toutes les sources primaires pour l’étude de Nietzsche, ordonnées selon un critère de publicité décroissante : les œuvres que le philosophe a consacrées à un public de lecteurs, les lettres qu’il a envoyées à un seul lecteur (ou à un cercle très restreint), les manuscrits qu’il a griffonnés pour lui-même, les livres de sa bibliothèque personnelle avec les annotations qu’il y a déposées, pour finir par tous les documents qui concernent sa biographie et donc sa vie privée.

Contributions

Le critère qui a été retenu pour ordonner les entrées de ce cadre est celui de la proximité par rapport aux matériaux. Le premier lien proposé concerne donc les Transcriptions de notes ou d’autres textes manuscrits. Nietzsche écrivant dans une écriture gothique allemande et avec une calligraphie souvent difficilement lisible, la transcription se révèle très importante.

En cliquant sur le lien des Chemins les utilisateurs, au lieu de se livrer à leurs propres parcours improvisés à travers les matériaux de l’HyperNietzsche, pourront suivre certains parcours déjà tracés par d’autres chercheurs. Les chemins sont l’un des aspects les plus délicats et les plus importants de notre hypertexte, parce qu’ils sont le résultat d’une réflexion sur le matériel publié qui touche au travail éditorial, à l’étude philologique, à la critique littéraire et génétique et à l’interprétation philosophique. Il s’agit de suggérer des pistes ou des modes de lecture, ou mieux de construire, selon des critères bien déterminés et explicites, une série d’hypothèses sur la séquence chronologique, sur le développement génétique ou sur la pertinence thématique des matériaux. Dessinant un chemin chronologique, un chercheur ou un groupe de chercheurs s’efforcent de disposer sur un axe temporel un ensemble de matériaux nietzschéens : notes manuscrites, lettres, documents biographiques, etc. Les chemins thématiques, quant à eux, demandent de définir d’abord, avec précision, le thème que l’on entend suivre et la raison pour laquelle des textes différents, écrits dans des époques diverses, doivent s’y référer. Les chemins génétiques sont les plus complexes et les plus chargés d’interprétation, parce que dans leur établissement entrent en jeu des éléments chronologiques, thématiques, biographiques aussi bien que des théories plus générales sur les dynamiques de la création et sur la scripturation d’un texte en différentes étapes.

Toute sorte de Commentaires, philologiques, génétiques, critiques, philosophiques, etc., sont publiables dans l’HyperNietzsche. Par rapport aux essais critiques, ils se caractérisent par leur brièveté, mais surtout par le rapport étroit qu’ils entretiennent avec le matériau qu’ils commentent.

Les Essais, au contraire, incarnent un moment d’extrême liberté où les matériaux aussi bien que les chemins contenus dans l’hypertexte sont analysés et utilisés selon des critères interprétatifs très généraux, souvent en référence à d’autres moments de l’histoire de la philosophie ou de la littérature. Ils interagissent avec les autres parties de l’hypertexte – ou même avec d’autres hypertextes – à l’intérieur d’une logique de développement argumentatif qui leur est propre. Ils représentent donc l’irruption dans l’hypertexte des théories interprétatives, critiques, littéraires, philosophiques... Accueillir les essais critiques à l’intérieur de l’hypertexte permettra d’analyser un texte de Nietzsche de différents points de vue. Par exemple, on pourrait considérer un aphorisme du Gai Savoir à partir du commentaire de Martin Heidegger, de Gilles Deleuze, de Giorgio Colli et du jeune docteur qui a soutenu sa thèse le mois dernier (une thèse qui peut-être n’aurait été jamais publiée sur papier et qui pourtant, pour cet aphorisme, présenterait des éléments de réflexion très intéressants). Cela veut dire confronter d’un regard la force interprétative de différents points de vue philosophiques. Vice-versa, nous pourrions, à travers une série de liens qui vont des essais aux matériaux, illustrer et vérifier tel ou tel principe interprétatif avancé par un critique en le mettant directement en rapport avec plusieurs lieux textuels de Nietzsche.

Les Bibliographies trouveront dans l’HyperNietzsche un système très souple de constitution, sous la forme de bases de données, immédiatement à la disposition des chercheurs, pouvant être constamment mises à jour. Aux entrées bibliographiques pourront être liées les œuvres correspondantes, en fac-similé ou en version texte.

Les Traductions sont une forme de contribution ayant la caractéristique de pouvoir s’appliquer à tous les autres éléments de l’HyperNietzsche. Aussi bien les matériaux que les contributions et les traductions elles-mêmes peuvent faire l’objet d’une traduction dans une autre langue. Les systèmes de type HyperNietzsche seront le lieu privilégié pour confronter des traductions ou pour stimuler l’envie de réaliser la traduction de textes importants pour la recherche.

Auteurs

Le troisième cadre est une récapitulation de tous les auteurs qui ont contribué à l’HyperNietzsche et des fonctions qu’ils assument à l’intérieur de l’association. Un clic de la souris suffit à atteindre la page personnelle du chercheur qui contient son profil scientifique et la liste de ses contributions.

Navigation

Essayons maintenant de simuler la consultation de l’HyperNietzsche de la part d’un chercheur, et entrons dans l’hypertexte à travers le cadre des Matériaux. En faisant clic sur Œuvres dans le cadre central apparaît la liste des œuvres publiées par Nietzsche. Choisissons maintenant l’œuvre que nous avons utilisée pour former le premier noyau de matériaux à insérer dans notre système : Der Wanderer und sein Schatten, Le Voyageur et son ombre. Un nouveau jeu de cadres apparaît alors qui permet de consulter tout ce qui, dans l’HyperNietzsche, concerne cette œuvre (fig. 5).

Dans la partie supérieure de cette fenêtre, les trois cadres qui dans la page d’accueil donnaient accès aux trois aires logiques de l’hypertexte se sont transformés en un menu à icônes et, surtout, se sont contextualisés. Dans la page d’accueil, chaque cadre se référait à la totalité des éléments présents dans l’HyperNietzsche : le cadre des Matériaux donnait accès à tous les matériaux, celui des Contributions à toutes les contributions, etc. Maintenant, de l’autre côté du miroir, nous nous promenons à l’intérieur de l’hypertexte en nous laissant guider par les trois images qui représentent sa structure logique et son organisation interne (la quatrième icône, le petit Nietzsche pensif en haut à gauche, nous ramènera à tout moment au point de départ). Maintenant, chacune de ces images se réfère exclusivement à la partie de l’hypertexte que nous sommes en train d’examiner : dans ce cas, cliquer sur le petit coffre-fort des Matériaux nous donnera accès non pas à tous les matériaux de l’HyperNietzsche, mais seulement à ceux qui concernent Le Voyageur et son ombre; cliquer sur l’icône de la plume nous donnera accès à toutes les contributions qui traitent du Voyageur, et cliquer sur l’icône aux deux visages stylisés permettra d’obtenir la liste de tous les auteurs qui ont écrit des contributions sur Le Voyageur.

Ce modèle de structuration des éléments de l’hypertexte vaudra non seulement pour chaque œuvre de Nietzsche, mais pour chaque aphorisme, pour chaque page de manuscrit, pour chaque lettre, pour chaque document biographique.

En détail, si nous contextualisons un matériau (par ex. un aphorisme de Nietzsche) : les matériaux sont les différentes représentations digitales qui en ont été données (fac-similé en mode image en différents formats : GIF, JPEG, PDF ; numérisation en mode texte en ASCII ou en HTML). Les contributions sont tout ce que les auteurs ont écrit sur cet aphorisme (des traductions, des notes philologiques, des commentaires philosophiques, des chemins génétiques). Les auteurs sont tous ceux qui ont travaillé sur cet aphorisme (Müller-Lauter, Campioni, Deleuze, ou l’étudiant qui vient de soutenir sa thèse).

Si nous contextualisons une contribution (par ex. un essai sur Nietzsche) : les matériaux sont tous les matériaux nietzschéens que cet essai utilise. Les contributions sont toutes les contributions d’autres auteurs citées par l’essai et toutes les contributions d’autres auteurs qui citent cet essai. Les auteurs sont tous les noms des auteurs qui sont cités dans cet essai et tous les auteurs qui ont cité cet essai.

Si nous contextualisons un auteur (par ex. Deleuze) : les matériaux sont tous les matériaux nietzschéens que Deleuze a utilisés. Les contributions sont tous les titres des contributions de Deleuze publiées dans l’HyperNietzsche et toutes les contributions d’autres auteurs qui citent Deleuze. Les auteurs sont tous les noms des auteurs que Deleuze cite (accompagnés du renvoi au lieu où Deleuze le cite) et tous les noms des auteurs qui ont cité Deleuze (accompagné du renvoi au lieu où ils l’ont cité).

Ce système hypertextuel permettrait, par exemple, à un professeur qui doit tenir un cours sur un aphorisme de Nietzsche, d’avoir immédiatement sous les yeux toute les traductions de cet aphorisme, tous les commentaires philosophiques, tous les essais qui s’y réfèrent. Non seulement, mais à travers les pages Web des auteurs, il pourrait découvrir des spécialistes qui partagent ses intérêts de recherche et entrer en contact avec eux.

Si le cadre de contextualisation reste identique, au changement du matériel contextualisé correspondra un changement de la barre de navigation en bas de la fenêtre, qui est censée fournir des raccourcis vers les outils informatiques dont le chercheur devrait avoir besoin en consultant un certain matériau.

Par exemple, cliquons sur le lien correspondant à la visualisation du texte en HTML relatif au Voyageur, tel que nous le voyons affiché dans la figure 5. Si je contextualise une œuvre dans sa version HTML, la barre de navigation met à ma disposition des outils de recherche textuelle qui me permettent de chercher par exemple tous les aphorismes du Voyageur dans lesquels apparaît le mot « der » (fig. 6).

Dans le cas de la visualisation de la correspondance de Nietzsche, en revanche, la barre de navigation me permet de visualiser les différents feuillets dont la lettre se compose et d’accéder rapidement à la lettre à laquelle la nôtre répond et à celle qui lui répond (fig. 7).

Pour ce qui concerne la visualisation des manuscrits, il est important de pouvoir passer aisément au niveau de « granularité » inférieur, c’est-à-dire la contextualisation d’une des notes présentes sur la page, ou supérieur, c’est-à-dire la contextualisation de l’ensemble du cahier (fig. 8 et 9).

C’est seulement dans le cas des bibliographies et de la bibliothèque de Nietzsche que le masque de visualisation est sensiblement différent. Prenons l’exemple du catalogue de la bibliothèque de Nietzsche. Ce catalogue recense tous les livres contenus dans la bibliothèque personnelle du philosophe, permet d’effectuer des recherches selon différents critères et de voir détaillée, pour chaque volume, la liste des pages qui portent des traces de lecture. Une recherche par nom d’auteur nous affiche, dans le cadre de gauche, les trois livres de Paul Bourget présents dans la bibliothèque de Nietzsche et, avec un clic sur le « Oui » de la rubrique « trace de lecture » ( « TL » ), on obtient dans le cadre de droite la liste des pages annotées des Nouveaux essais de psychologie contemporaine (fig. 10).

La description de chaque page annotée comprend la transcription des annotations et l’image numérisée. La figure 11 donne l’exemple de la page d’un livre de Schopenhauer soulignée en marge au crayon rouge par Nietzsche.

Dans le cas des partitions d’opéra, à la transcription des annotations et à l’image de la page annotée par le philosophe peut s’adjoindre la reproduction sonore ou même la séquence filmique correspondante, ce qui permet aux utilisateurs dépourvus de compétences musicales d’écouter le passage auquel Nietzsche faisait allusion et de se repérer à l’intérieur de l’opéra. Dans la copie d’écran à la figure 12, on aperçoit également le passage d’un essai intitulé « Nietzsche entre Tristan et Carmen » où il est question de ce passage de Carmen. Cette référence croisée a été activée, naturellement, en faisant clic sur l’icône des contributions relatives à cette page de la partition de Carmen, selon une logique d’organisation hypertextuelle désormais familière à nos lecteurs.

 

7. HYPERTEXTES CROISÉS ET « MÉTA-HYPERTEXTES »

Quand, dans le paragraphe concernant les contributions susceptibles d’être accueillies dans notre hypertexte, nous avons décrit les Essais, il avait été question de leur extrême liberté argumentative qui pouvait les faire se référer à d’autres hypertextes. Nous pourrions désigner ce type de liens entre hypertextes d’auteur par le terme d’ « infralinks ».

Prenons l’exemple d’un chercheur qui, dans un essai sur Nietzsche contenu dans notre hypertexte, cite un passage de l’œuvre de Schopenhauer. S’il existait un HyperSchopenhauer et si celui-ci était construit sur le modèle de l’HyperNietzsche, ou en tout cas sur un modèle adoptant une architecture Open Source , il serait possible à partir de l’article contenu dans l’HyperNietzsche d’appeler le passage contenu dans l’HyperSchopenhauer.

Et encore : si plusieurs hypertextes d’auteurs étaient construits et alimentés, il serait possible de construire des « méta-hypertextes » qui, au lieu de concerner un auteur seul, traiteraient d’un thème commun à plusieurs auteurs. Par exemple, en présence de plusieurs hypertextes sur Flaubert, Zola, les frères Goncourt, Balzac, etc., pourrait être bâti un méta-hypertexte sur le roman français du XIXe siècle qui pourrait comporter une approche historique ou théorique et qui en tout cas puiserait ses racines dans les hypertextes d’auteurs. Mais peut-être suis-je en train de me laisser emporter par un rêve...