Cette interview provient du défunt site www.powow.net
Egalement publié dans la revue Multitudes n° 5


 
Petite histoire des batailles du droit d'auteur



À quand peut-on faire remonter l'apparition du droit d'auteur ?

La réponse à cette question n'est pas évidente. L'état réel du droit
d'auteur ne peut se comprendre que par l'analyse des rapports entre le droit
subjectif, ou jus, qui relève des mentalités et des pratiques et le droit
objectif écrit, la lex, comme le souligne Alain Viala dans son étude sur la
Naissance de l'écrivain . L'expression elle-même de « droits d'auteur » est
apparue très tardivement. Sous la Révolution, Lakanal, dans son rapport de
janvier 1793, parle de « propriété de la production de génie » A.-C.
Renouard serait le premier auteur à avoir employé l'expression « droit
d'auteur », pour le substituer au terme « propriété » dans son Traité des
droits d'auteurs, dans la littérature, les sciences et les beaux-arts,,
publié en 1838. L'usage de ce mot, inventé par la doctrine, se serait ainsi
généralisé et développé tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle,
même si cela n'empêchait pas l'emploi concomitant de la notion de «
propriété » littéraire et artistique. Les nuances de vocabulaire cachaient
aussi des débats de fond sur la philosophie et la nature réelle des droits
en jeu. 
Les terminologies sont porteuses de sens puisque « droit d'auteur » ou «
propriété littéraire et artistique », font clairement référence à l'auteur,
à la personne créatrice, alors que la notion de « copyright », dont le terme
apparaît pour la première fois par écrit en 1791, renvoie davantage à
l'oeuvre et l'exemplaire que l'on cherche à préserver de la copie.

La question de la propriété intellectuelle et de ses enjeux pose toute une
série d'interrogations connexes qui participent aussi de la réflexion sur
les droits d'auteur : les problèmes liés à la liberté d'expression et à la
censure, à la responsabilité des auteurs, au statut social des auteurs et à
leur place dans la société, au régime d'autorité, à l'organisation et au
fonctionnement d'un marché.
Toutes ces questions, qui débordent de loin la stricte sphère juridique, et
celle encore plus restreinte du droit de la propriété intellectuelle tel
qu'il est vu par les juristes, ont occupé une place centrale, plus ou moins
sous-jacente suivant les époques, dans les débats entre les différents
acteurs.


Quand et comment émergent les principes fondateurs du droit d'auteur
français ?

Dans l'Antiquité, le droit d'auteur ne protégeait que l'élément de création
ou de production, même si un droit moral de paternité était reconnu. Ainsi
le plagiat était déjà considéré comme une action déshonorante. Martial
composa à ce sujet des épigrammes qui restèrent célèbres.
Le principe de diffusion n'apparut que beaucoup plus tard, avec l'invention
de l'imprimerie. Du fait des récents moyens de production et de diffusion à
grande échelle, le livre acquiert une valeur économique. Une nouvelle
catégorie professionnelle apparaît, celle des imprimeurs-libraires. Elle
s'organise en corporations et en guildes puissantes. La nature de l'activité
nouvelle d'édition suppose des moyens financiers importants et rend d'autant
plus redoutables et préjudiciables les risques de concurrence et la rivalité
entre les imprimeurs. Il devient essentiel de bénéficier d'un monopole
exclusif pour l'exploitation des ouvrages édités. Ainsi, apparaît la
pratique des privilèges d'édition, garantissant un véritable monopole
d'exploitation aux imprimeurs-libraires. L'auteur dans un premier temps
bénéficie donc de cette protection indirecte par le biais des imprimeurs,
qui vont peu à peu pouvoir les rémunérer.

Ainsi, jusqu'à la Révolution, la propriété littéraire a eu pour
référence-clef cette pratique du privilège d'édition. Son histoire est une
alternance de progrès et de replis, selon le rapport de force entre le
pouvoir, qui accorde ou refuse le privilège ; l'éditeur, qui en détient
l'usage ; l'auteur, dont le texte justifie l'existence même du privilège.

La question de la propriété des textes ne se posa guère dans un premier
temps, l'imprimerie diffusant essentiellement des textes anciens, des textes
juridiques ou religieux, sans « auteur-propriétaire ». Il était donc logique
que le privilège aille au libraire-éditeur, fabriquant le livre comme objet
commercial. Le premier privilège personnel fut accordé à Jean Spira, premier
éditeur de Venise, en 1469. Le premier privilège concernant les oeuvres
musicales éditées en France semble être celui qu'accorda Henri II en 1551 à
son joueur de luth, Guillaume Morlaye.
Par le système du privilège, condition indispensable à toute édition, le
pouvoir contrôlait toutes les activités de publication. C'est ainsi que très
tôt, privilège, censure et droit d'auteur furent des questions intimement
liées. Les privilèges étaient alors de courte durée, entre trois et dix ans.
Ensuite le texte tombait dans le domaine public et tout autre éditeur
pouvait le publier. Au début, l'auteur restait en marge des préoccupations
de la loi. L'ordonnance de Moulins de 1566, la première législation faisant
obligation aux libraires-imprimeurs de demander des « lettres de privilèges
» et d'indiquer leur nom et lieu de demeure ne mentionne nullement les
auteurs, et le Registre du syndic (sur lequel devait être inscrit tous les
privilèges à partir de 1610) indiquait rarement le nom de l'auteur à côté de
celui du libraire concerné.


Les auteurs étaient-ils oubliés dans cette « transaction » ?

Certes non. Tout d'abord, une nouvelle pratique de privilège se développa
progressivement en parallèle. Des auteurs purent obtenir pour leurs oeuvres
un privilège . Assez rare au XVIe siècle, cette pratique devint fréquente au
XVIIIe. Alors qu'aucune loi ne reconnaît explicitement que l'auteur est
propriétaire de son texte, les usages et les textes réglementaires prouvent
que la pratique de la propriété littéraire a existé dès que l'imprimé s'est
répandu, et qu'il commençait à passer dans le droit objectif, comme
l'explique Alain Viala.


En outre, les auteurs ont protesté eux-mêmes pour réclamer la protection de
leurs droits. Luther commence, en 1525, en accusant les imprimeurs de piller
et voler publiquement : « J'ai écrit les Postillae depuis le jour des rois
jusqu'à Pâques, et voilà que le compositeur qui s'engraisse de mes sueurs
vole mon manuscrit avant que j'aie fini et va le faire imprimer ailleurs
pour ruiner ma dépense et mon travail. »

En 1568, une première affaire est portée devant la justice, l'affaire dite «
Muret » au cours de laquelle fut affirmé le droit d'auteur. Elle fut
l'occasion pour l'avocat Marion de développer la thèse que  « l'auteur d'un
livre en est du tout maître et comme tel peut en disposer librement, même le
posséder toujours sous sa main privée ainsi qu'un esclave ». Et il ajoutait
: « La raison en est que les hommes, les uns envers les autres, par un
commun instinct, reconnaissent tant chacun d'eux en son particulier, être
seigneur de ce qu'il fait, invente et compose. »L'acte de publication était
vu comme une convention entre l'écrivain et le public, le premier donnant au
second accès à son oeuvre à la condition que le second lui reconnaisse la
pleine possession de sa création. En donnant raison à Marion, le Parlement
fit entrer la propriété littéraire dans la jurisprudence.

Les auteurs dramatiques, en particulier Corneille, furent également très
actifs pendant tout l'âge classique pour défendre leur droit. Il faut dire
que leur situation était très injuste, puisque les oeuvres étaient réservées
en exclusivité à la compagnie qui en assurait la création. À partir du
moment où la pièce était publiée, n'importe quelle troupe pouvait la jouer,
sans demander aucune autorisation à l'auteur, ni le rémunérer. L'édition
d'une pièce intervenait donc en général tardivement, après les
représentations, et l'auteur ne touchait aucun droit.

Dans le même temps, à partir du XVIIe s apparaît le « régime moderne », avec
la pratique de la rétribution au pourcentage des auteurs. Être auteur
pouvait devenir une profession et une profession digne d'estime. Les revenus
ainsi perçus ne donnent pas de quoi vivre, et l'imagerie littéraire
classique du « poète crotté » reste partiellement vraie. Mais les droits
d'auteur deviennent une véritable institution du monde des lettres posant la
question de l'autonomie matérielle de l'écrivain.

Face aux revendications des auteurs, le pouvoir monarchique choisit de
favoriser les libraires-imprimeurs, corporation puissante et influente. La
querelle éclata au milieu du XVIIe siècle. La corporation des libraires
s'opposait à ce que les auteurs puissent diffuser eux-mêmes leurs livres et
réclamait donc que les auteurs leur soient soumis en droit, avec une
propriété littéraire limitée dans ses applications. Le gouvernement ne
soutint pas directement les libraires, mais il interdit la pratique des
privilèges généraux, qui existaient jusqu'alors et porta ainsi tort par un
autre biais au développement de la propriété littéraire des auteurs. Ces
privilèges généraux accordés à l'ensemble des oeuvres d'un auteur avait le
double avantage de pouvoir échapper à la censure préalable et de mettre
l'auteur dans une situation de force dans ses négociations avec les
libraires. Puis, le droit d'auteur subit une deuxième restriction à
l'occasion de « l'affaire de la prolongation des privilèges ». Le pouvoir,
après avoir maintenu une position longtemps fluctuante, décida de ne
permettre cette pratique que pour des catégories limitées d'ouvrages. A
l'occasion de cette querelle, qui oppose les libraires non privilégiés et
les libraires privilégiés, apparaît pour la première fois la question du «
domaine public ».


L'idée de propriété littéraire continue cependant à faire son chemin ?

Oui, on passe progressivement de la reconnaissance d'un droit de paternité à
la reconnaissance d'un droit de propriété.
En 1725, Louis Héricourt, avocat au Parlement, dans son mémoire à l'occasion
d'un procès où il plaide pour les éditeurs de Paris contre ceux de province,
défendait l'idée qu'un manuscrit était un bien qui appartenait en propre à
son auteur qui en restait constamment propriétaire et était par conséquent
seul maître de son ouvrage . Les arguments avancés servirent les intérêts de
l'auteur, qui cherchèrent à faire admettre, qu'à l'issue du privilège de
l'éditeur, le privilège soit attribué à l'auteur.
Un arrêt du Conseil de 1761, rendu en faveur des petites-filles de La
Fontaine, affirmait que « les ouvrages de leur aïeul leur appartenaient
naturellement par le droit d'hérédité ».
Enfin, en 1777, deux arrêts du Conseil montrent le chemin parcouru du droit
de paternité au droit de propriété. Prémisse d'un « code de la propriété
littéraire », ils marquent bien les principes qui, à la veille de la
Révolution, régissaient souverainement le domaine. La ligne de partage est
clairement posée entre, d'une part, l'oeuvre et les prérogatives de l'auteur,
disposant d'une propriété de droit et, d'autre part, les prérogatives du
libraire bénéficiant plutôt d'une « libéralité ». Apparaît pour la première
fois l'idée que la cession s'interprète de façon restrictive, puisque le
privilège consenti à un libraire ne saurait dépasser la durée de vie de
l'auteur.

Il faut noter que dans les régimes de copyright, les questions rencontrées
au même moment sont similaires, même si les approches sont différentes. Des
causes plus ou moins identiques suscitent l'émergence d'un système de
protection de la propriété intellectuelle : à la fois la volonté
d'affranchissement des auteurs à la suite des Lumières et les pressions et
nécessités économiques invoquées par les imprimeurs-éditeurs pour défendre
leurs activités (et intervenant souvent « au nom » des auteurs). Ainsi
peut-on dire que l'argument consistant à souligner que la théorie de la
propriété est davantage invoquée dans les pays de droit d'auteur, comme la
France, et la théorie de monopole légal dans les pays de copyright est
historiquement inexacte. La défense de la propriété intellectuelle et celle
de la lutte pour la préservation d'un monopole sur le marché des activités
artistiques sont intimement liées.



Arrive alors la Nuit du 4 août 1789

Après l'abolition des privilèges, le 4 août 1789, la première tentative
législative pour essayer de régler le problème de la librairie et de
l'appropriation des textes date du 20 janvier 1790, à l'occasion d'un projet
de police sur les délits. Ce projet de loi de Sieyès est issu de la
convergence entre les intérêts commerciaux des éditeurs et les impératifs
politiques de l'Assemblée. Les éditeurs se plaignirent en nombre de ne
pouvoir publier de bons livres ­ car sans public ­ et d'être obligés
d'éditer des ouvrages séditieux. De son côté, l'Assemblée cherchait
naturellement à contrôler et limiter les publications séditieuses et voulait
rendre les auteurs responsables de leurs oeuvres, d'où l'importance de voir
les auteurs, les imprimeurs et les éditeurs signer leurs ouvrages. C'est
dans ce contexte, à propos des libelles répandus en province, que le comité
d'instruction est chargé de préparer une proposition de loi réglementant la
liberté de la presse. Sieyès, qui se tenait prêt, présente un projet le 20
janvier 1790. L'Assemblée décrète publication du rapport et du projet de
loi, mais c'est tout. Le projet est critiqué de tous bords dans la presse.
Sieyès plaide pour l'établissement d'une garantie accordée à l'auteur, mais
limitée à 10 ans, tout en soulignant qu'une telle propriété était acquise
pour l'avancement des Lumières. Il évoque « le progrès des Lumières et par
conséquent l'utilité publique réunis aux idées de justice distributive pour
exiger que la propriété d'un ouvrage soit assurée à son auteur par la loi. »
Son projet prévoit une transition avec les systèmes de l'Ancien Régime,
puisqu'il laisse la possibilité aux éditeurs de continuer à jouir des
privilèges en cours.
La première tentative révolutionnaire de donner aux auteurs une
reconnaissance légale de leurs droits sur leur texte n'était pas la
recherche d'une liberté pour les auteurs, mais plutôt l'exigence d'une
responsabilité. Le projet de Sieyès était avant tout une mesure de police,
la loi rendant l'auteur légalement responsable de son texte en le
définissant comme sa propriété. Ce texte pouvait être jugé en retrait par
rapport aux privilèges perpétuels et avait des conséquences très concrètes.
En avançant la notion de « propriété limitée », Sieyès et Condorcet
faisaient tomber dans le domaine public toute une série d'auteurs (Racine,
Molière, Rousseau, Voltaire).


Après ce projet avorté, éclate la querelle des théâtres qui donne un
éclairage nouveau au débat. Beaumarchais prend la tête du comité. Une
pétition signée de vingt et un auteurs dramatiques est présentée à
l'Assemblée par La Harpe le 24 août 1790. Mirabeau prépare le projet de loi,
au nom des pétitionnaires, et celui-ci est présenté par Le Chapelier le 13
janvier 1791. La proposition de loi de Mirabeau reprend l'essentiel des
idées du projet de loi Sieyès-Condorcet sur la propriété littéraire en se
focalisant sur le théâtre. Cependant, à la différence du projet de loi
précédent, Le Chapelier, dans son rapport, n'insiste pas tant sur les droits
des auteurs que sur ceux du public. Pour Le Chapelier la question qui lui
est soumise par la pétition des auteurs dramatiques tient réellement « aux
principes de liberté et de la propriété publique ».
« En sollicitant pour les auteurs, leurs héritiers ou leurs
concessionnaires, la propriété la plus entière de leurs ouvrages pendant
leur vie et cinq ans après leur mort, [les auteurs dramatiques]
reconnaissent et même ils invoquent les droits du public, et ils n'hésitent
pas à avouer qu'après ce délai de cinq ans les ouvrages des auteurs sont
propriété publique.  Le public devrait avoir la propriété de ces
chefs-d'oeuvre  et chacun devrait être maître de s'emparer des ouvrages
immortels de Molière, de Corneille et de Racine pour essayer d'en rendre les
beautés et de les faire connaître. Mais le despotisme qui flétrissait tout,
qui portait ses regards sur toutes les institutions, pour les maîtriser
avait envahi cette propriété commune et l'avait mise en privilège exclusif.»

« La plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable, et, si je puis
parler ainsi, la plus personnelle de toutes les propriétés, est l'ouvrage
fruit de la pensée d'un écrivain ; c'est une propriété d'un genre tout
différent des autres propriétés. Lorsqu'un auteur fait imprimer un ouvrage
ou représenter une pièce, il les livre au public, qui s'en empare quand ils
sont bons, qui les lit, qui les apprend, qui les répète, qui s'en pénètre et
qui en fait sa propriété. »
Le Chapelier ajoute que le droit de l'auteur de « disposer de l'ouvrage »
doit être vu comme une « ³exception², [car] un ouvrage publié est de sa
nature une propriété publique. »

Les auteurs se présentent, à l'opposé des intérêts privés particuliers des
éditeurs et des directeurs de théâtre, comme les serviteurs du bien public,
de l'utilité publique, de la propriété publique, au nom de l'accroissement
des connaissances.

Ainsi se trouvait votée la première loi révolutionnaire en matière de
propriété littéraire et artistique : la loi des 13-19 janvier 1791. Cette
loi consacre le droit de représentation .


La querelle des théâtres ne s'arrêta toutefois pas là. Le 6 décembre 1791,
le comité d'instruction publique, nouvellement chargé d'instruire la
question de la propriété des auteurs, reçut une requête d'auteurs
dramatiques, présentée par Beaumarchais. Les directeurs de théâtre
interprétaient en effet la loi de janvier 1791 de façon restrictive : ils
considéraient qu'elle portait seulement sur les oeuvres futures, voulant
ainsi se réserver le droit de représenter toute pièce d'auteur, même vivant,
déjà imprimée ou publiée. De nombreux débats eurent lieu devant le Comité
d'instruction publique (en  décembre 1791 et janvier 1792). Un projet de loi
de Gilbert Romme fut déposé le 30 août 1792. Ce fut la victoire des
directeurs de théâtre qui obtinrent le droit exclusif de représenter toute
oeuvre déjà produite avant le 13 janvier 1791. Marie-Joseph Chénier critiqua
fortement cette mesure et la question fut donc réouverte. Le 2 janvier 1793,
le comité reçut une pétition signée de trente auteurs et éditeurs de musique
demandant à l'Assemblée « dans toute sa sagesse de trouver un moyen de
protéger leur propriété et d'empêcher la piraterie ». Le 20 février 1793, le
Comité d'instruction publique demande à Chénier d'établir une loi générale
contre les éditions pirates en tout genre.

La révolution du 31 mai-2 juin 1793 purge la Convention nationale de sa
faction girondiste. Condorcet se cache ; Sieyès, après une courte présidence
du comité le 23 mai, se retire ainsi que Chénier. Les trois hommes sont
exclus du comité le 6 octobre 1793. La loi girondiste sur laquelle est basée
la propriété littéraire française émerge précisément au moment où la
victoire jacobine en chasse ses auteurs. Cette loi de Chénier, présentée par
Lakanal, est votée sans discussion le 19 juillet 1793.

 Des préoccupations identiques à celles de 1791 se retrouvent en 1793 dans
le rapport de Lakanal. L'auteur apparaît alors comme un agent de l'éveil du
public et de l'accroissement des connaissances et la reconnaissance du droit
des auteurs pour une période limitée, comme un mécanisme établi pour
récompenser les activités intellectuelles et favoriser le rayonnement
culturel de la nation. Cela dit, Lakanal insiste plus que Le Chapelier, sur
les effets pervers de la notion de « propriété publique », qui est parfois
utilisée à tort par les « pirates littéraires ». La loi du 19 juillet 1793
consacre le droit de reproduction .

Deux idées essentielles, qui marqueront pendant longtemps toute l'histoire
française du droit d'auteur, se dégagent de ces deux textes révolutionnaires
:

­ Un droit exclusif est conféré aux auteurs parce que leur propriété est la
« plus sacrée, la plus personnelle de toutes les propriétés », puisqu'elle
procède du fruit de la pensée, de la création intellectuelle.

­ Ce droit est temporaire (l'auteur en jouira pendant sa vie, puis ses
héritiers pendant cinq ou dix ans après sa mort), parce que l'intérêt public
exige aussi, au nom de la diffusion des oeuvres, que le monopole ne soit pas
éternel, et que l'oeuvre puisse rentrer dans le domaine public.

L'esprit des Lumières et ce souci constant d'assurer la diffusion du savoir
et de défendre la propriété publique, à côté de l'affirmation de droits
individuels reconnus à l'auteur, se retrouvent également à la même époque
aux Etats-Unis. Bien évidemment, le contexte artistique et culturel est
alors très différent de celui de la France et dès lors la nature des enjeux
tout autre. Les auteurs n'existent pas comme force constituée capable de
faire entendre leur voix et peut-être est-ce la raison aussi pour laquelle
l'élément essentiel d'abord mis en avant est la diffusion du savoir, des
progrès de la science et des arts utiles.



Si à l'aube du XIXe siècle, la France était dotée de « déclarations des
droits du génie », les droits d'auteur n'étaient pas encore totalement
consacrés. Le marché des biens culturels, notamment le commerce du livre
pour prendre le secteur pourtant jadis la plus organisé, n'était pas encore
constitué. L'ancien système de régulation du monde de l'imprimé,
complètement mis par terre au moment de la Révolution, ne se reconstitue sur
de nouvelles bases stables qu'après 1810, avec la mise en oeuvre par Napoléon
d'un nouveau mode de régulation.
En fait, pendant tout le XIXe siècle et le début du XXe siècle, les droits
d'auteur sont progressivement consacrés par la mise en place de nouvelles
législations, par le développement de la jurisprudence, et par les usages et
la pratique. Bien des polémiques éclatent encore. C'est le temps des
batailles de la propriété littéraire et artistique.




Que fut l'essentiel de ces batailles du XIXe siècle ?

Les batailles du XIXe s portèrent essentiellement sur deux questions,
étroitement liées : la nature du droit d'auteur et la durée de la propriété
intellectuelle. 

- La nature du droit d'auteur : est-ce un droit naturel ? quelle est la
nature de la propriété ? Est-ce une garantie de la liberté, un droit de la
personnalité ou un droit sui generis ?
La jurisprudence de la Cour de Cassation garde des traces de ces nombreux
débats, autour de l'ambiguïté de la notion de propriété, et du sens qu'elle
cache . La même confusion se retrouve également dans la doctrine tout au
long du XIXe siècle et traverse les débats parlementaires.

­ La durée de la propriété littéraire et artistique : doit-elle être limitée
ou perpétuelle ?

Une véritable bataille a lieu autour de la question de la durée de
protection du droit d'auteur. Les partisans farouches de la diffusion la
plus large possible du savoir s'opposent à ceux qui souhaitent  un
allongement de la durée de protection des oeuvres, voire la mise en place
d'une propriété perpétuelle.

Le débat s'intensifie au milieu du XIXe siècle  et  culmine, comme celui sur
la nature des droits d'auteur, aux alentours des années 1860. Les deux
questions sont solidaires puisque défendre le droit d'auteur comme une
application de la propriété permet de lui attribuer un caractère perpétuel.
Écrivains, poètes et pamphlétaires, tels Lamartine, Victor Hugo, Théophile
Gautier, s'engagent avec vigueur dans l'arène. Le premier est même
rapporteur du projet de loi Villemain qui prévoit d'instaurer un délai de
cinquante ans post mortem. Renouard, qui a publié en 1838 son traité sur les
droits d'auteur, est un farouche défenseur de l'idée de monopole et contre
l'idée de propriété. Il insiste sur la valeur sociale du travail de l'auteur
et critique violemment toute idée de perpétuité. Il souligne en 1841 que
l'écrivain et le public sont étroitement solidaires et s'en prend à
Lamartine qui n'aurait pas existé « sans la bible, sans Homère, sans Racine
et sans Chateaubriand » . À l'inverse, Laboulaye est un ardent partisan de
la propriété littéraire et il n'hésite pas à défendre le caractère perpétuel
des droits des auteurs. Lamartine, de son côté, attaque Proudhon et son
pamphlet Qu'est-ce que la propriété ? lors du Congrès international de
Bruxelles de 1859. Celui-ci lui répond avec virulence dans Les Majorats
littéraires, publié en 1862. Proudhon résume dans son ouvrage les grandes
étapes de la discussion (congrès internationaux, commission créée par
Napoléon). Opposé à une propriété littéraire perpétuelle qui affaiblirait
le domaine public ainsi que la production d'oeuvres nouvelles, Proudhon
propose une conception plus sociale du droit d'auteur, opposée à l'idéalisme
du droit privé.

La bataille semble se clore lors par l'adoption de la loi du 14 juillet 1866
portant sur le délai de protection de 50 ans post mortem. Pourtant, elle
rebondit bien vite sous une forme nouvelle : la bataille pour le domaine
public payant. 



Pendant  tout le XIXe siècle, la propriété littéraire et artistique reste
donc régit en France par les lois de 1791 et 1793 ?

Oui, mais complétée par cette loi de 1866 sur la durée de cinquante ans, par
quelques lois ponctuelles, et, surtout, par l'essor de la jurisprudence.
C'est véritablement la jurisprudence qui, à partir de la fin du XIXe siècle,
a donné corps et chair au droit moral, de même qu'elle a été amenée à
préciser le cadre de l'exercice du droit patrimonial.

La seconde partie du XIXe siècle est l'époque où se mettent en place
également les premiers accords internationaux visant à harmoniser les
pratiques et les législations de différents pays. La convention de Berne est
ainsi signée le 9 septembre 1886.


Comment la France se situe-t-elle à cette époque par rapport aux
législations de ses partenaires ?

La France est traditionnellement présentée comme la nation protectrice des
arts et des lettres par excellence, ayant toujours marché à l'avant-garde,
et dans laquelle les auteurs, défenseurs actifs de leurs droits, ont pris en
main leur destin. Pourtant, à partir du XIXe siècle et du début du XXe
siècle, lorsque les bouleversements dans les conditions de création et de
diffusion artistique et culturelle s'accélèrent, s'impose la nécessité
d'établir une nouvelle législation complète de la propriété littéraire et
artistique, couvrant l'ensemble des domaines artistiques. Alors même que ses
partenaires développent ou modernisent leur législation, la France
n'apparaît plus comme une figure « pionnière ». Aux yeux de tous, la
législation, même largement complétée, grâce au travail du juge, est
insuffisamment protectrice des auteurs. Le sentiment général qui domine est
le rêve d'un nouvel ordre, par le droit, adapté à l'époque moderne. Dès les
années 20 et 30, plusieurs tentatives de réformes législatives sont
entreprises. La plus importante est celle du Front populaire.




Pourquoi a-t-il fallu attendre 1957 pour avoir la première grande loi
française moderne sur le droit d'auteur ?

La loi de 1957 est la première grande loi moderne votée, mais pas le premier
projet de réforme politique.

Avec l'arrivée du Front populaire, Jean Zay, ministre de l'Education
nationale et des Beaux-Arts, propose, dès Août 1936, un grand projet
politique d'ensemble visant à régler la question du droit d'auteur et du
contrat d'édition. Il inscrit cette oeuvre dans un programme général destiné
à remodeler profondément toute la vie intellectuelle française afin de la
démocratiser et de l'adapter à l'époque moderne. Ainsi, le 13 août 1936,
Jean Zay dépose son projet sur le droit d'auteur devant la Chambre des
députés. Ce projet est destiné à combler une double lacune : régler toute la
matière du droit d'auteur et du contrat d'édition. Il faut, rattrapant le
retard sur bon nombre de pays, se doter d'une législation moderne, offrir
une large place aux nouveaux procédés de diffusion (la radio, le cinéma, la
télévision) et donner ainsi un statut à la création intellectuelle.
Loin de se limiter à des questions juridiques et techniques, le projet de
Jean Zay est un projet politique. L'idée centrale de Zay est de faire une
grande loi pour une catégorie sociale oubliée, celle des « travailleurs
intellectuels ». L'auteur, comme sa place dans la société, est au centre des
débats. Le créateur est perçu comme un travailleur et non comme un
propriétaire. La philosophie traditionnelle du droit d'auteur ­ la tradition
juridique française ­ est revue et corrigée. Il s'agit de restituer sa
véritable nature au droit d'auteur et de clore les débats doctrinaires du
XIXe siècle. Jean Zay cherche par là à mettre un terme à un faux débat
juridique et à ouvrir un vrai débat de société. Le gouvernement souhaite
clairement améliorer le sort des travailleurs intellectuels après le sort
des travailleurs manuels. Il veut défendre l'auteur, dont la position est
affaiblie par l'essor des intermédiaires économiques qui exploitent ses
créations.

Jean Zay ouvre à nouveau la vaste question de l'articulation des intérêts
privés et des intérêts publics dans le double dessein de concilier les
intérêts de « la famille et de la Nation » et de créer enfin le domaine
public payant. Il se situe volontairement dans la lignée des penseurs du
XIXe siècle, en particulier Vigny, Renouard et Proud'hon. Il invoque «
l'intérêt spirituel de la collectivité »et rappelle que c'est en son nom
également ­ à côté de l'intérêt propre des auteurs ­ que doit être construit
le nouveau droit français de la protection littéraire. Il propose avec
hardiesse de réformer la durée et les conditions d'exercice du droit
pécuniaire, afin de favoriser la diffusion des chefs-d'oeuvre de la
littérature et de l'art. Ainsi, l'article 21 de son projet prévoit que le
délai de protection post mortem de 50 ans est divisé en deux périodes : la
première de 10 ans et la seconde de 40 ans qui institue une sorte de licence
légale, en supprimant l'exclusivité d'exploitation des droits d'auteur au
profit d'un seul éditeur.

Cet article 21 fait couler des « flots d'encre », comme d'autres
dispositions relatives au contrat d'édition (l'article 32 sur la durée des
contrats d'édition et l'article 54 sur la dénonciation des contrats
antérieurs à la loi). Les éditeurs, et certains auteurs, se déchaînent. Jean
Zay voulait instaurer sur de nouvelles bases une collaboration efficace
entre les différentes parties, et en particulier entre les auteurs et les
éditeurs dans le respect mutuel de leurs droits.  Les éditeurs voient là un
³ projet de combat ² ; les polémiques éclatent naturellement. Le projet est
remanié à de nombreuses reprises au cours des années 1937 à 1939. Lorsque
les débats s'engagent devant la Chambre des députés, en juin 1939, sur la
base d'un projet pourtant largement revu, la discussion demeure animée et ne
peut s'achever avant la clôture de la session parlementaire. Seule une
partie du texte a pu être examinée et si le projet abordait bien l'ensemble
des disciplines touchées par le droit d'auteur (la musique, les arts
plastiques, la radio, le cinéma), c'est l'édition qui occupa toujours
l'essentiel des débats.

À la veille de la guerre, avec Jean Zay la discussion politique est entamée
mais inachevée. Un vrai débat de société s'est ouvert, sur des vraies
questions, débordant largement la sphère du juridique et du droit d'auteur
et posant de nouveaux enjeux autour de la place et du rôle des auteurs dans
la société moderne, du rôle de l'Etat en matière artistique et culturelle.
Ce débat, brutalement interrompu par la guerre, reprendra, mais sur des
bases nouvelles, liées aux modifications intervenues pendant et après la
guerre.


Que se passe-t-il après la Seconde Guerre mondiale ?

Après l'époque des batailles ­ dont le projet de Jean Zay a marqué le
dernier épisode ­ vient, au lendemain de la seconde guerre mondiale, celui
de la « fabrication » de la loi. Le processus d'élaboration suivi empreinte
un autre chemin. On choisit d'instruire le grand chantier législatif par une
commission ad hoc dont la présidence est confiée à un juriste, Jean Escarra.
C'est la commission de la propriété intellectuelle, dite « commission
Escarra », constituée en Août 1944.

La commission se mit au travail avec l'idée, au départ, d'établir rapidement
un projet d'ordonnance sur le droit d'auteur, pensant alors se passer d'un
vote au Parlement. Ce projet ne put aboutir dans les délais. L'instruction
du projet de réforme fut en fait très longue et s'étira finalement sur près
de 13 années. Le projet fut remanié à de nombreuses reprises, après
consultation de l'ensemble des professionnels et il n'aboutit au dépôt d'un
projet de loi au Parlement qu'en juin 1954. L'examen et la discussion
parlementaires s'échelonna  ensuite de 1954 à 1957. La « grande loi moderne
» tant attendue ne vit ainsi le jour que le 11 mars 1957

Au-delà de la nécessité reconnue par tous d'une grande loi pour les auteurs
et de la volonté politique d'adapter le droit d'auteur au monde moderne, le
projet politique des hommes de la IVe République est prudent. Il s'agit
avant tout de concilier les intérêts de l'auteur et les exigences du
capital.

La question de la tension entre l'intérêt public et intérêt privé passe en
arrière plan après la Seconde Guerre mondiale. Ce n'est plus là,
contrairement aux périodes précédentes, notamment aux années 30, que se
situe le débat. Bien au contraire, le point d'encrage de la réflexion sur
les droits d'auteur est l'équilibre à trouver entre les conflits d'intérêts
opposant l'ensemble des acteurs du marché : les auteurs, les intermédiaires
économiques qui produisent et diffusent les oeuvres, le public. Trouver un
compromis acceptable entre les impératifs de la création et ceux de la
diffusion et exploitation des oeuvres devient le sujet numéro un des débats.
La législation sur le droit d'auteur est présentée comme ayant précisément
une fonction d'arbitre entre les jeux d'intérêts divers.

La loi est vue et voulue comme une loi d'organisation économique, l'Etat
jouant le rôle d'arbitre en vue d'établir ce compromis acceptable.
La question de l'organisation et de la régulation des différentes activités
et professions artistiques ---­ toujours intimement liée à la question de la
réglementation de la propriété intellectuelle ­ semble traduire ici un
mouvement vers une ³ socialisation ² du droit d'auteur, vers une mutation
d'un droit naturel vers un droit social.

Par-delà la continuité historique dans la volonté de mener à bien la
modernisation de la législation du droit d'auteur, il est clair que les
projets des années 30 et de l'après-guerre revêtent des tonalités politiques
différentes derrière une intention commune.

Il semble qu'après la défense du « travailleur intellectuel », après l'Etat
organisateur des corporations sous Vichy, la IVe République a bien du mal à
se construire un récit politique autour de la réforme à mener. Le discours
politique est dilué et faible, les grandes débats touchant la place de
l'auteur et de l'artiste dans la société étant reporté dans d'autres cadres
législatifs, où ils s'enlisent. La question du domaine public payant et de
la création d'une caisse en faveur des arts et lettres est à ce titre
exemplaire. Dans le même temps, plus que le discours politique, les hommes
politiques mettent en avant la méthode choisie pour conduire la réforme.
Tirant sans doute les leçons de l'échec du Front populaire, la IVe
République est guidée par l'obsession du compromis. La IVe République,
indécise, voit-elle la méthode de la concertation comme une porte de sortie,
face à une absence de propos politique fort ? Ou bien, la question des
droits d'auteur est-elle déjà devenue une question avant tout « juridique »,
et donc « technique », dont la défense est accaparée par les spécialistes,
et bientôt, par les groupes d'intérêts, les groupes de pression, organisés ?

Pour finir, la loi du 11 mars 1957 est une loi peu politique, une loi de
consensus, une loi de pacification réussie, après l'échec de la dernière
grande bataille politique menée par Jean Zay. Véritable monument législatif,
c'est une loi de légiste, dont le principal auteur est un juriste. Loi
d'organisation économique, elle est accueillie dans la quasi-indifférence
par les auteurs. Le paradoxe et le sens de la loi de 1957 résident dans le
fait que, tout en sacralisant et en idéalisant l'auteur et la création
originale (tendance que les juristes présentent comme la prolongation d'une
longue tradition), elle est avant tout la loi des droits de la médiation
culturelle et artistique. Par-là, elle inaugure et est une loi fondatrice.
La loi de 1957 constitue un événement historique dans la mesure où elle
marque un tournant dans l'institutionnalisation du fait culturel et
artistique. Derrière la question du statut de l'auteur, on trouve déjà les
prémisses de l'organisation par l'Etat de l'action culturelle. Tout laisse à
penser qu'on assiste déjà à la naissance d'une organisation de « la société
littéraire » (et artistique), à l'émergence d'un « Etat littéraire », comme
il y aurait bientôt un « Etat culturel ».



Anne Latournerie
Bio : adjointe du responsable du département de l'édition de la Réunion des
musées nationaux, Anne Latournerie a soutenu un DEA d'Histoire du xxe siècle
à Science-Po sous la direction de Jean-Noël Jeanneney : « La Loi du 11 mars
1957 sur la propriété littéraire et artistique :  sacre de l'auteur ou
organisation des professions ? »