Cette page est une retranscription pour archive de http://www.euro92.org/acrob/lemennicierbrevets.pdf , (Euro 92).

LES DYNAMIQUE LIBERALES DE L'HISTOIRE ECONOMIQUE DE LA FRANCE

LA PROPRIETE DES INVENTIONS :
PROPRIETE NATURELLE OU MONOPOLE ?

par Bertrand LEMENNICIER
Université de Paris II-Assas

La propriété intellectuelle est connue comme un cas difficile pour les libéraux. L'idée est-elle une ressource rare ? Y a-t-il un usage conflictuel à son propos ? L'auteur y répond en affirmant qu'en matière de droit, il n'est nul besoin d'établir des protections légales ou d'attribuer des privilèges. Le droit fondamental que la loi doit faire respecter est plus immatériel : reconnaître aux inventeurs, écrivains, entrepreneurs et aux individus en général le droit d'exclure autrui des fruits de leur travail ou de leur investissement.

L'Institut Euro 92 et l'Association Histoire de l'Entreprise ont pris l'initiative d'organiser un cycle de conférences-débats mensuelles à la Sorbonne sur le thème "Les dynamiques libérales de l'histoire économique de la France". L'objectif de ces conférences est de mettre en lumière les continuités libérales de notre histoire et de montrer que l'histoire économique de la France ne se résume pas à une montée continue et progressive vers le dirigisme.

La huitième conférence a eu lieu le 15 mars 1995 autour de Bertrand LEMENNICIER, Professeur à l'Université de Paris II-Assas. La réunion fut animée par Henri LEPAGE, Délégué Général d'EURO 92.


PLAN
(Note du transcripteur : Les commentaires entre-crochet sont des ajouts personnels, ils ne figurent pas dans la brochure originale.)

Introduction

I - HISTORIQUE DES BREVETS D'INVENTION
[Octroi de privilège - Quatre pays, quatre façon de voir le droit de propriété sur les inventions - Echec des abolitionnistes libéraux]

II - LE DEBAT INTELLECTUEL [XIXème siècle]
L'approche déontologique - L'approche conséquentialiste

1 - Le brevet d'invention : juste rétribution de l'effort.
Contre-argument 1 : L'inventeur ne peut bénéficier des fruits d'une connaissance qui ne lui appartient pas.
Contre-argument 2 : L'inventeur est déjà rémunéré.
Contre-argument 3 : Il existe d'autres moyens de récompenser l'inventeur que de lui attribuer un monopole d'exploitation.

2 - Brevet d'invention : droit de propriété naturel. [c'est une propriété comme une autre]
Contre-argument 1 : Non appropriabilité et bien public.
Contre-argument 2 : Confusion entre monopole et droit de propriété.
Contre-argument 3 : L'invention appartient à la société.

3 - Brevet d'invention : protection de la personalité.
[Contre-argument : Une fois créée l'oeuvre est indépendante de son créateur.]

4 - Brevet d'invention : incitation au progrès industriel.
Contre-argument : Le monopole n'assure pas l'optimalité du montant d'invention.

5 - Brevet d'invention : moyen de rendre publiques les innovations maintenues secrètes.
Contre argument : La concurrence empêche le secret, le monopole l'accentue.

III - LES LECONS DU DEBAT
[Nouvelles technologies, nouveaux enjeux - Non au brevet, oui au droit d'auteur (simplification :-)]

Conclusion
Les produits liés - Les arrangements contractuels - Les stratégies commerciales
Notes


 

Introduction

Depuis plusieurs années on observe une explosion dans la manière dont on crée, conserve, transmet et manipule les idées ou les informations ou ce que l'on appelle les biens immatériels. De tels biens incluent les idées, les procédés, les bases de données, les algorithmes, les programmes de calcul, les logiciels, les produits littéraires ou artistiques, films, peintures, romans, les sons musicaux, les mélodies, les chansons, les poèmes etc... Les nouvelles technologies qui touchent l'informatique, la communication électronique, les autoroutes de l'information, la photocopie, les scanners optiques, ont bouleversé nos habitudes. Les étudiants en connaissent long sur ces nouvelles techniques, eux qui piratent les logiciels achetés ou déjà pillés par leurs camarades et qui photocopient à tour de bras les livres écrits par leurs professeurs au lieu de les acheter. L'explosion de ces nouvelles technologies relance l'intérêt que peuvent porter nos contemporains, économistes, juristes, philosophes et historiens aux brevets d'invention et aux droits de copies.

L'idée fondamentale sous-jacente est qu'en présence d'imitateurs, l'inventeur et l'industriel qui l'exploitent ne peuvent récupérer leurs mises de fond parce que les industriels imitateurs offrent le même service ou le même produit à des prix inférieurs car ils n'ont pas supporté ou partagé les frais de l'invention. L'inventeur et l'industriel voient les fruits de leurs investissements être captés par d'autres. Si cette appropriation se fait au détriment de l'inventeur et ou de l'industriel (les rendements de leurs investissements ne recoupent pas les frais engagés), ces derniers cessent d'investir ou investissent dans des technologies dont les rendements sont difficilement appropriables par les autres. Cette idée se retrouve dans la plupart des manuels de microéconomie et constitue l'orthodoxie et la justification principale des brevets d'invention ou des droits de copies. Par exemple, le manuel de J. Tirole, retient la thèse suivante : toutes les firmes seraient prêtes à investir dans la recherche et le développement pour innover, mais dès que cette invention est diffusée, les autres firmes peuvent en disposer sans coût, chacun attend alors que les autres fassent les investissements nécessaires, toutes les firmes raisonnent de la même manière et personne ne s'engage dans l'activité de recherche. L'invention est un "bien public". Cet argument n'est pas nouveau. J.B. Clark ou Schumpeter l'utilisent, le prix Nobel K. Arrow aussi. L'intervention de l'État, en accordant un monopole à l'inventeur, est alors un moyen de circonvenir ce problème de "free rider".

Il peut être intéressant, non pas de comprendre comment nous en sommes venus à adopter une législation sur les brevets et les droits de copies, la théorie des choix public nous l'explique très simplement en terme de groupes de pression réclamant une protection auprès du législateur, mais de comprendre pourquoi on a adopté une protection en termes de privilèges et de monopole au lieu d'adopter une protection en terme de droit de propriété comme le suggéraient les économistes français du XIXième siècle, ce qui implique une toute autre forme de protection des inventions. C'est ce que nous allons tenter de démontrer dans cet article, en nous reportant au débat du XIXième siècle qui, comparé à celui d'aujourd'hui, est d'une richesse insolente. Ceci illustre incidemment que l'analyse économique, contrairement à ce que l'on pense habituellement, ne progresse pas de manière linéaire puisque, dans ce domaine, depuis le siècle dernier elle a, au contraire, reculé.

Pour notre démonstration, nous procéderons en trois étapes. Nous commencerons par un historique de la législation. Ensuite, nous présenterons le débat entre les tenants du monopole, les tenants des droits de propriété et ceux qui refusent toute protection des idées ou inventions : les "légistes et les socialistes". Enfin, nous remettrons au goût du jour la thèse de G. Molinari et C. Le Hardy de Beaulieu d'une protection des idées à partir du concept usuel de droit de propriété, car la distinction entre biens matériels ou immatériels pour accorder un privilège est sans fondement.

 

 

I - HISTORIQUE DES BREVETS D'INVENTION

 

"Litterrae Patentes", "litteras breves", lettre ouverte, lettre publique, document écrit par le Roi plaçant son titulaire en dehors du champ de la loi commune en lui conférant une dignité, un emploi, une franchise ou un monopole, tel est le sens originel des patentes ou des brevets d'invention. Ce sont des privilèges.

Reprenons brièvement la présentation de Machlup et Penrose (1950) [1]. Les lettres les plus anciennes attribuées par des Rois à des inventeurs remontent au XIVième et XVième siècles. Wenceslas II, Roi de Bohème, instaure les premiers privilèges miniers. A Venise en 1469, les Doges donnent à J.Speyer le privilège exclusif d'imprimer des livres et interdisent l'importation de livres étrangers. Fort heureusement pour l'industrie de l'imprimerie, J. Speyer est décédé l'année suivante. C'est en 1474, que les autorités de Venise décident d'une loi, la "Parle Veneziana", qui énonce pour la première fois les quatre justifications habituelles d'une loi sur les brevets, précisent deux historiens modernes Plasseraud et Savignon [2] :

1) encouragement à l'activité d'invention ;

2) compensation des frais engagés par l'inventeur ;

3) droit de l'inventeur sur sa création ;

4) utilité sociale de l'invention.

Pour exercer la censure, les Princes ont toujours voulu contrôler la Presse. Ils ont donc donné un monopole aux imprimeurs et exigé l'enregistrement de tous les titres de livres qui étaient imprimés. L'objet était d'empêcher les protestants de diffuser leurs idées ! Tous les livres qui n'étaient pas autorisés étaient saisis et détruits. Les droits d'auteurs émergent en 1641 en Angleterre quand les éditeurs imprimeurs de l'époque, les "Stationers" qui contrôlent toute l'imprimerie et les copies de livres publiés, renégocient leurs privilèges.

Avant l'invention de l'imprimerie, les livres étaient recopiés par des scribes. Ceux-ci commettaient des erreurs ou prenaient la liberté de corriger ou de faire des ajouts de telle sorte que l'on ne savait pas qui était vraiment l'auteur ou si c'était bien lui qui avait écrit ce qui était recopié ! Avec l'imprimerie, les choses changent. Plus besoin de copistes, l'auteur peut fixer définitivement sa pensée sur du papier. Sa pensée lui survivra cette fois sans erreur ou ajout, en un mot intact.

Ce système d'octroi de privilèges s'est développé et dénaturé au cours des siècles suivants. Certaines de ces lettres étaient données à des inventions nouvelles ou à des techniques importées, pour une période limitée ou pour l'éternité. Certains privilèges assuraient une protection contre l'imitation et octroyaient de fait un monopole contre la concurrence ; d'autres, au contraire, exemptaient l'invention ou la technique des réglementations imposées par les corporations. Elles avaient, alors, pour but de réduire les positions de monopole et d'accroître la compétition. Souvent ces privilèges étaient octroyés pour faire ce que la loi ou les règlements interdisaient de faire ! La plupart des privilèges nous dit Renouard [3], un célèbre juriste du temps, conseiller à la Cour de Cassation et auteur d'un traité sur les brevets d'invention, ne servait pas à récompenser les inventeurs ou à protéger leurs innovations, voire à développer une industrie, mais plus simplement à accorder un profit de monopole à des favoris de la cour du Roi.

 

Devant ces abus, en Angleterre, la parlement finit par interdire à la Couronne d'attribuer des privilèges avec pour seule exception le monopole des patentes qui offrait un privilège au premier inventeur. C'est la loi du Statute of Monopolies de 1623 qui marque la seconde grande loi sur le droit de propriété des inventeurs après celle de la République de Venise.

Entre 1642 et 1850 le système des brevets d'invention s'est répandu dans le monde occidental. En 1787, la constitution américaine donne au Congrès le pouvoir de : "promouvoir la science et les arts, en accordant pour une durée limitée aux auteurs et inventeurs un droit exclusif sur leurs écrits et découvertes".

En France, l'Assemblée Constituante, avec la loi du 7 janvier 1791 déclare :

"Toute découverte ou nouvelle invention, dans tous les genres de l'industrie est la propriété de son auteur; en conséquence, la loi lui en garanti la pleine et entière jouissance, suivant le mode et pour le temps qui seront ci-après déterminé"

Le Chevalier De Boufflers rapporteur de la Loi écrivait :

"S'il existe pour un homme une véritable propriété, c'est sa pensée ; celle-là paraît du moins hors d'atteinte, elle est personnelle, elle est indépendante, elle est antérieure à toutes les transactions; et l'arbre qui naît dans un champ n'appartient pas aussi incontestablement au maître de ce champ, que l'idée qui vient dans l'esprit d'un homme n'appartient à son auteur. L'invention qui est la source des arts, est encore celle de la propriété ; elle est la propriété primitive, toutes les autres sont des conventions."

Le fondement des brevets d'invention est la propriété "naturelle" de l'homme sur les fruits de son travail.

En 1810, l'Autriche adopte un système où les inventeurs n'ont aucun droit de propriété sur les inventions. Le gouvernement se réserve le droit d'accorder des privilèges pour restreindre le droit "naturel" d'imiter l'idée d'un inventeur.

Quatre lois, quatre façons différentes de voir le droit de propriété sur les inventions :

D'une façon ou d'une autre, la plupart des État ont adopté un système de protection des inventions. La Russie en 1812, la Prusse en 1815, la Belgique et la Hollande en 1817, l'Espagne en 1820, la Bavière en 1825, la Sardaigne en 1826, le Vatican en 1833, la Suède en 1834, le Wurtemberg en 1836, le Portugal en 1837 et la Saxonie en 1843. Dans cette première vague on remarque un absent de marque : la Suisse. Ce pays refuse de légiférer à propos des inventions.

 

Aux alentours de l'année 1827, en Angleterre, des plaintes sont formulées devant la difficulté d'obtenir ces privilèges. Différents groupes de pression s'efforcent d'influencer le législateur pour qu'il modifie la loi en faveur des inventeurs. Ces pression, paradoxalement, ont entraîné une contre attaque extrêmement vive de ceux qui désiraient l'abolition du système de brevet. Le journal l'Economist, de nombreux inventeurs, des députés, le vice-président de la chambre de commerce de Londres étaient des partisans de l'abolition pure et simple de la loi. En Allemagne et en France, un mouvement semblable apparaît. Ingénieurs, inventeurs, industriels, avocats spécialisés dans ces affaires et tous ceux qui de près ou de loin bénéficiaient du système des patentes se trouvaient dans le camp de ceux qui défendaient le système de brevet. Les économistes de l'époque, en France, principalement, engagés, par ailleurs, dans une campagne pour le libre-échange, voyaient dans le droit des brevets non pas la reconnaissance d'un droit de propriété mais l'attribution d'un monopole individuel ayant les caractéristiques d'un privilège. Ils rejoignent le camp des abolitionnistes. La querelle a été totale et a touché énormément de monde. pamphlets, livres, articles savants, journaux de la presse quotidienne, débats dans différentes associations professionnelles d'hommes de loi, d'inventeurs ou d'économistes, discussions au parlement ponctuent cette controverse.

Des commissions parlementaires, en Angleterre, étudient le système de patentes (en 1851-52, puis à nouveau en 1862-65 et enfin en 1869-72). La plupart de ces commissions concluent à l'aspect dommageable du système. Une réforme est menée. Elle réduit la durée du monopole et rend plus stricte l'application de la loi. En France, des travaux similaires ont été entrepris pour réviser la loi de 1791. Dès les années 1828, rapporte Renouard, une commission s'est occupée de ce problème. Interrompus, les travaux de la commission ont repris en 1832 par le Compte d'Argout, Ministre du commerce.

Ces travaux ont consisté en une vaste enquête d'opinion auprès des chambres de commerce et de manufactures, des tribunaux de commerce et de prud'hommes, des académies savantes, des particuliers ou des fonctionnaires. Adopté par le gouvernement, le projet de réforme de la loi sur les brevets proposé par cette commission a été soumis et finalement ratifié le 4 juin 1844 par le parlement et promulgué le juillet de la même année.

Dans un premier temps le mouvement abolitionniste, très connecté avec le mouvement pour le libre-échange, semble l'emporter un peu partout en Europe. En Prusse, Bismarck s'oppose au système de brevet d'invention pour la confédération du nord de l'Allemagne ; la Suisse demeure le seul pays de l'époque à ne pas avoir de loi sur les patentes, les autorités résistent aux assauts répétés des tenants du protectionnisme. La Hollande en 1869 abolit le système de protection des brevets qu'elle avait adopté quelques années plus tôt en 1871.

Nous observons alors une grande période d'idées libérales entre 1840 et 1873 qui conduit à un mouvement en faveur de l'abolition des brevets et droit de copies.

Mais en fait les partisans du monopole et de la protection des brevets vont l'emporter. le tournant fatidique a été 1873. Une campagne très impressionnante des divers groupes de pression intéressés par la loi sur les brevets s'est développée dans une ambiance de protectionnisme croissant. Création de société pour la protection des brevets, pétitions distribuées à la presse quotidienne, conférenciers, pamphlets, articles, prix offert au meilleur article qui défendra le système de brevet, conférences internationales, toutes ces techniques de diffusion de la pensée ont été utilisées à l'époque. La dépression économique des années 1870 et la montée des nationalismes en Europe sapent le mouvement libre-échangiste.

Cette défaite des abolitionnistes, s'est traduite par une vague de législation dans divers pays. 1874 en Grande Bretagne, 1877 en Allemagne, 1885 au Japon, 1887 en Suisse ! Le dernier bastion du libre-échange en matière de brevet, la Hollande, cède finalement en 1910 !

Il faut attendre 1957 et les années 1980 pour que l'on remodifie ces lois principalement pour prendre en compte les nouvelles technologies de communication.

 

 

II - LE DEBAT INTELLECTUEL

 

Pour convaincre le parlement de faire modifier la loi sur les brevets, de nombreux débats ont opposé juristes, inventeurs, économistes et parlementaires entre eux.

Il est intéressant de considérer cette querelle car elle peut nous familiariser avec les débats actuels sur la propriété intellectuelle en matière de nouveaux moyens de communication comme Internet.

"Quand un homme a inventé, dans l'industrie ou dans les arts, un procédé nouveau, qui a pour effet, soit de simplifier le travail, soit d'augmenter la somme des produits, soit enfin de donner à ces même produits un plus haut degré de perfection, il possède, selon l'opinion commune, qui est aussi la nôtre, un droit particulier, un droit exceptionnel quant à l'exploitation de sa découverte. C'est ce droit qu'on a voulu constater et garantir en délivrant à l'inventeur une sorte de titre authentique, qu'on appelle en anglais Patent et en français brevet d'invention."

Cette définition du mot "brevet d'invention" se trouve dans le dictionnaire de L'Economie Politique édité par Charles Coquelin [4] chez Guillaumin en 1854.

"Quel est le fondement de ce droit ? Jusqu'où doit-il s'étendre, doit-il être limité, absolu, temporaire ou éternel ? D'autre part, à quels signes reconnaîtra-t-on une invention et comment en constatera-t-on l'existence ? Enfin le droit des inventeurs une fois constaté, sous quelle forme les brevets d'inventions leur seront-ils délivrés ? Telles sont les principales questions que ce sujet fait naître" ajoute-t-il.

Cette série de question soulevées par Charles Coquelin est toujours d'actualité.

Gustave de Molinari [5], un économiste belge du XIXième, rédacteur en chef de la revue Le Journal des Economistes, dans un article sur la propriété des inventions, paru dans ce même journal en septembre 1855, développait une démonstration simple pour convaincre le lecteur que la propriété sur les idées ne diffère pas fondamentalement de la propriété sur les choses.

"Convient-t-il de reconnaître et de garantir un droit aux inventeurs, un droit de propriété illimité sur leurs oeuvres, ou bien faut-il se borner à leur concéder le privilège de les exploiter de manière temporaire, et les faire rentrer ensuite dans le domaine public ? ... Deux opinions bien tranchées se trouvent en présence, au sujet de l'origine et des fondements du droit de propriété, celle des économistes d'une part, celle des légistes et des socialistes de l'autre."

Les économistes s'accordent, pour la plupart, à reconnaître que la propriété est fondée sur le travail et naturellement conforme à l'utilité commune ; que l'homme qui crée une propriété par son travail se trouve justement et utilement investi du droit d'en user et d'en disposer d'une manière illimitée dans l'espace et dans le temps, à la seule condition de ne porter aucune atteinte aux droits des autres membres de la société, c'est-à-dire de ne point agrandir sa propriété en empiétant sur celle d'autrui ; en conséquence, que la société ou le gouvernement qui la représente est tenu de reconnaître et de protéger la propriété dans ses limites naturelles ... Les économistes ajoutent que la propriété étant la base sur laquelle repose le mécanisme de production et de la distribution des richesses, toute atteinte portée à la propriété occasionne inévitablement une diminution de la production et une perturbation dans la distribution des richesses.

Telle est, en résumé, l'opinion de la plupart des économistes sur la propriété. L'opinion des légistes et des socialistes est diamétralement opposée à celle-là.

Selon les légistes et les socialistes, la société ne se borne pas à reconnaître et à garantir la propriété, elle la crée, elle l'institue; ce qui lui donne naturellement le droit d'en disposer à sa guise.

Ce point de départ étant bien marqué, examinons si la faculté d'user et de disposer exclusivement d'une découverte que l'on a faite, d'une combinaison utile que l'on a créée, constitue un droit de propriété que la société soit tenu de reconnaître et de garantir dans ses limites naturelles, ou si elle contient simplement l'étoffe d'un privilège que la société confère en le limitant selon son bon plaisir et en se réservant le droit de le ressaisir quand cela lui plaît.

Se reporter à la controverse qui a fait rage au XIXième siècle sur ce sujet des brevets d'invention ne constitue pas seulement un exercice de style, mais une réflexion capitale. Cela permet de dégager l'ensemble des arguments qui fondent le droit de la propriété industrielle et de montrer qu'aujourd'hui, plus d'un siècle après, les critiques qui ont déjà été faites par les partisans d'une abolition du système des brevets ont toujours la même force de conviction. La question d'établir des droits de la propriété intellectuelle reste entière aujourd'hui faute d'un retour à ce débat de fond.

Dans leur revue de la littérature de l'époque, Machlup et Penrose ont décelé quatre arguments types.

 

L'approche déontologique

Argument de type 1 : Un individu a un droit de propriété naturel dans ses idées. L'appropriation de ses idées par quelqu'un d'autre doit être considéré comme un vol. La collectivité est tenue moralement de reconnaître et protéger ce droit dans ses limites naturelles. En conséquence faire respecter ce droit ( et implicitement les attribut de la propriété : transférabilité, durée illimitée... ) est le seul moyen pour la société de reconnaître ce droit de propriété sur les idées. Les auteurs entre autres qui ont soutenu cet argument sont : Bouflers, Molinari, Le Hardy de Beaulieu, Garnier. On pourrait ajouter Diderot, Lamartine et Nerval à cette liste.

Argument de type 2 : L'équité requiert qu'un individu reçoive une rémunération proportionnelle aux services rendus lorsque ces services sont utiles à la société. Les inventeurs rendent des services utiles. La façon la plus simple de les rémunérer est de leur offrir un privilège sous la forme d'un monopole d'exploitation de leur invention. A. Smith et S. Mill avancent cet argument.

Argument de type 3 : La personnalité d'un individu se forge pas son travail et sa création. L'esprit de chaque individu se fait connaître par cette activité de création. La personnalité d'un individu et son développement est indissociable de l'existence des droits de propriété sur lui même. Les brevets et les copyrights constituent l'étape essentielle pour que les droits de propriété protègent et permettent le développement de la personnalité. Hegel est celui qui soutient cet argument. Le droit moral de l'auteur sur son oeuvre est l'étape ultime de cette extension de la personnalité dans les biens matériels supports des biens immatériels. E. Kant affirmait qu'un livre n'est pas une simple marchandise, mais l'exercice de son esprit que l'on peut concéder à autrui moyennant rémunération, mais que l'on ne peut pas aliéner. Quelqu'un qui copie offre au public la pensée de quelqu'un d'autre, l'auteur, ce qu'il ne peut faire sans sa permission. L'auteur a donné cette permission à son éditeur et s'il y a exclusivité, celui qui copie est dans son tort et doit réparation. (Chez E. Kant paradoxalement, les copyrights ne sont valables que pour la littérature, les arts plastiques ne sont pas protégés parce qu'ils ne sont pas l'expression d'un discours !)

 

L'approche conséquentialiste

Argument de type 4 : Le progrès industriel est bénéfique pour la société. Les inventions et leur exploitation sont nécessaires pour assurer le progrès industriel. On n'obtiendra pas suffisamment d'invention si des moyens ne sont pas mis en oeuvre pour inciter inventeurs et industriels à se lancer dans cette activité. Il faut que les profits attendus excèdent les coûts. Le moyen le moins onéreux pour assurer cette rentabilité est d'offrir un monopole s'exploitation des inventions. L'ensemble des utilitaristes, Bentham en tête, sont les tenants de cette vision.

Argument de type 5 : Le progrès industriel est bénéfique pour la société. Pour l'assurer il faut que les inventions nouvelles puissent se diffuser rapidement. En absence de protection contre les imitations les inventeurs auront tendance à garder les inventions secrètes. Pour inciter à diffuser l'invention, il faut accorder un monopole d'exploitation. Par ce biais, la société achète à l'inventeur la publicité de son invention. Charles Coquelin est l'un des partisans de cette argumentation.

Ces arguments sont indépendants les uns des autres. En rejeter un ne suffit pas à éliminer les autres. Les premiers sont fondés sur des considérations éthiques et les deux autres sur des considération d'opportunité. Revenons sur chaque argument en exposant les critiques de l'époque.

 

1 - Le brevet d'invention : juste rétribution de l'effort

Les économistes classiques comme A. Smith ou J. Stuart Mill, s'ils condamnent habituellement les monopoles, font une exception en matière d'invention. A. Smith accepte que l'on donne un monopole temporaire à une compagnie qui fait le commerce dans un pays lointain au même titre que l'on donne un monopole à l'inventeur d'une nouvelle machine ou à l'auteur d'un ouvrage. Il s'agit de récompenser des risques encourus au départ et dont les principaux bénéficiaires sont les consommateurs. La vision de J. Stuart Mill [6] a largement influencé l'opinion sur les brevets. Ce dernier écrivait, il y a plus d'un siècle :

"qu'il (l'inventeur) doit être compensé et récompensé ne peut être nié. Si tout le monde pouvait profiter de son génie sans à avoir à partager les dépenses qu'il a faites pour rendre son idée pratique, ou bien personne n'assurera les dépenses, excepté des individus très riches et ayant le sens du bien public, ou bien l'État attache une valeur au service rendu et lui accorde une subvention...; en général un privilège exclusif, d'une durée temporaire, est préférable; parce que la récompense dépend de l'utilité de l'invention, et la récompense est d'autant plus élevée que celle-ci est utile à la collectivité ; et parce qu'elle est payée par les personnes à qui cette invention rend service : les consommateurs du bien considéré..."

Cette idée que la moralité et la justice puissent fonder le système de brevets d'invention n'a cependant pas emporté l'adhésion immédiatement. Machlup et Pensore citent les contre-arguments qui ont été développés à l'époque.

 

Contre-argument 1 : L'inventeur ne peut bénéficier des fruits d'une connaissance qui ne lui appartient pas.

S'il est juste et seulement juste de rétribuer l'inventeur, faut-il encore qu'il fasse la preuve que l'invention soit bien le fruit de son travail. Les progrès de la connaissance qui n'appartiennent à personne ou à la société contribuent tout autant à l'invention.

 

Contre-argument 2 : L'inventeur est déjà rémunéré.

Une autre ligne d'attaque a été de faire remarquer que, s'il est certes moral et juste que l'inventeur soit récompensé, il n'est peut être pas juste qu'il le soit deux fois. En effet, l'inventeur est déjà rémunéré. Si un inventeur fait une invention vraiment en avance sur son temps, la durée entre la mise en application de son invention et l'apparition des premières imitations lui permet d'obtenir des profits ou une rente suffisante pour le récompenser de ses efforts. Lui assurer un monopole d'exploitation c'est effectivement lui accorder un super profit. Le point essentiel est alors la vitesse avec laquelle une invention peut être imitée.

 

Contre-argument 3 : Il existe d'autres moyens de récompenser l'inventeur que de lui attribuer un monopole d'exploitation.

On peut reconnaître le droit à une rémunération mais rejeter l'octroi d'un monopole d'exploitation. Il existe bien d'autres moyens de récompenser les inventeurs. On peut accorder des bonus aux inventeurs financés par l'État ou les associations de professionnels. On peut organiser des prix (les prix Nobels).

En réalité les arguments habituels pour justifier le monopole d'exploitation sont ceux de Mill. L'avantage du profit de monopole c'est qu'il est corrélé à l'utilité sociale de l'invention, une plus grande demande accroît les profits, et plus l'invention est utile plus cette demande sera grande et parce qu'il est payé par ceux qui en bénéficient. Or, tout autre système de rémunération sera plus arbitraire. Si cela est vrai pour les bonus ou les prix, cela n'est pas vrai de la rente captée par l'inventeur avant l'apparition des imitations et des substituts. Le seul argument qui résiste à Mill est celui du profit consécutif à l'introduction de l'invention. Outre les profits réalisés à la vente, ceux réalisés sur le marché du capital en spéculant sur la valeur de l'entreprise qui exploite l'invention permettent de capter la totalité de la rente consécutive à cette introduction. Ce contre-argument a été repris dans la littérature moderne par Hirshleifer un professeur d'économie de l'Université de Los Angeles.

 

2 - Brevet d'invention : droit de propriété naturel

Un homme a une propriété "naturelle" sur ses idées : c'est le principe solennel proclamé par l'assemblée constituante dans la loi de janvier 1791. Dans le préambule de cette loi est écrit :

"L'Assemblée Nationale, considérant que toute idée nouvelle dont la manifestation ou le développement peut devenir utile à la société, appartient à celui qui l'a conçue, et que ce serait attaquer les droit de l'homme dans leur essence que de ne pas regarder une découverte industrielle comme la propriété de son auteur...

Article 1 : Toute découverte ou nouvelle invention dans tous les genres de l'industrie, est la propriété de son auteur ; en conséquence la loi lui en garantit la pleine et entière jouissance, suivant le mode et pour le temps qui seront ci-après déterminés".

Bien dans le style de la révolution française qui consiste à affirmer le principe et à contrôler les conditions de son application de telle sorte que la notion de droit de propriété disparaît. Ce que Charles Coquelin perçoit parfaitement et ce qui lui permet d'ironiser sur la thèse de De Boufflers :

"Après de telles paroles, on ne comprend guère comment le rapporteur a pu conclure à la fixation d'un terme limité pour l'exercice de ce privilège des inventeurs... (imaginez) que la société dise au propriétaire d'un champ : l'arbre qui est né dans ce champ est à vous; en conséquence vous jouirez pendant dix ou quinze ans de ses fruits; après quoi je vous en dépossederai pour le faire tomber dans le domaine public."

La notion de propriété dans les idées contraste avec le courant précédent. Il ne s'agit pas de savoir s'il est juste ou non de récompenser les efforts ou de bénéficier du fruit de son travail, il s'agit de faire comprendre qu'il n'y a pas de différence entre la propriété sur des choses matérielles et sur celle des idées.

"La propriété des inventions est une propriété comme une autre".

C'est le titre d'un article de Le Hardy de Beaulieu dans le Journal des Economistes de 1868. Un grand nombre d'économistes français, Garnier ou Blanc ou belges Le Hardy de Beaulieu ou Molinari, sont des avocats d'un droit de propriété "naturel" sur les idées, droit de propriété qui est à l'image d'un droit de propriété sur un champ ou une maison : transférable et de durée illimitée. Mais aussi le célèbre directeur du musée de l'industrie belge, l'infatigable M. Jobard, est un grand partisan d'un droit de propriété absolu sur les inventions. Le droit de propriété sur les choses est moins sacré que celui sur les idées. Ainsi le Chevalier de Boufflers, rapporteur de la loi écrit:

"S'il existe pour un homme une véritable propriété, c'est sa pensée ; ... et l'arbre qui naît dans un champ n'appartient pas aussi incontestablement au maître de ce champ, que l'idée qui vient dans l'esprit d'un homme n'appartient à son auteur."

A sa suite Lamartine, Vigny, Nerval, le célèbre civiliste Accolas sont tous des partisans d'un droit de propriété absolu sur les idées.

Parmi les économistes britanniques partageant ce point de vue on trouve, nous disent Machlup et Penrose, Macleod et McCulloch. Ce concept de propriété sur les produits intellectuels a été soigneusement analysé et très vivement critiqué par les juristes, les philosophes et les économistes du temps.

 

Contre-argument 1 : Non appropriabilité et bien public.

Tout le monde à l'époque concède qu'un homme est propriétaire de ses idées avant qu'il ne les communique à autrui. Mais celles-ci une fois divulguées, deviennent la possession d'autrui. Rien ne peut être entrepris pour les restituer. C. Coquelin parle de confusion de pensée :

"C'est toujours, comme on le voit, cette étrange confusion d'idées qui fait mettre sur la même ligne une invention, c'est à dire une vérité nouvelle, ce n'est pas autre chose, dont le propre est de se communiquer à toutes les intelligences, et qui est susceptible d'être explorée à la fois en cent lieux différents, avec un objet matériel, nécessairement circonscrit qu'un seul homme peut occuper parce qu'il n'est pas susceptible de partager, et qu'il ne peut être utilement exploité que là où il se trouve."

Le droit de l'inventeur à la pleine propriété de son invention - en particulier le droit d'exclure autrui de l'usage de son idée - entre en conflit avec le droit tout aussi naturel d'un individu d'imiter les autres. Peut-on être propriétaire d'une idée incorporée dans la tête d'autrui ? Peut-on accepter qu'un droit de propriété sur les idées ou les inventions soit perpétuel ? Cette simple conséquence heurte le sens commun et montre qu'un droit de propriété sur les idées est un non-sens. Les notions de possession, de contrôle, d'appropriation, de restitution, d'occupation qui définissent si bien la propriété d'une chose sont largement inapplicables aux produits intellectuels.

M. Chevalier, un économiste français du XIXième siècle, affirmait :

"Une idée peut appartenir à un nombre illimité de personnes ; c'est l'essence même d'une idée que, une fois publiée, elle appartienne à tout le monde."

T.N. Bernard, un juriste du siècle dernier écrit :

"Le champ que j'ai converti en jardin ne peut être utilisé par mon voisin pour y paître ses bestiaux ... Non seulement les diverses applications de l'idée ne gênent pas l'inventeur dans l'emploi qu'il en peut faire, mais, si l'application faite par les autres est exactement la même que la sienne, il est soumis à la loi universelle de la concurrence, loi de progrès s'il en fut jamais."

 

Contre-argument 2 : Confusion entre monopole et droit de propriété.

Charles Coquelin explique à sa manière cette confusion en reprenant la thèse de M. Jobard.

"Monopole ! monopole ! s'écrie M. Jobard, voilà le grand argument que l'on invoque contre le privilège des inventeurs. Mais ajoute-t-il, est-ce que toute propriété n'est pas un monopole ? Est-ce que le propriétaire d'un fonds de terre ne jouit pas d'un monopole, aussi bien que le propriétaire d'une maison, d'une usine, etc. ?

Sans doute toute propriété est un monopole. Mais c'est précisément pour cela que le droit de propriété n'est applicable qu'aux chosent qui se refusent à une exploitation multiple, et qui constituent par cela même des monopoles naturels. La possession d'un fonds de terre est un monopole; c'est vrai. Mais ce monopole ce n'est pas la loi, c'est la nature qui l'a créé. Il existe par la force des choses; car vous ne ferez jamais qu'un fond de terre soit exploité à la fois par plusieurs mains. En est-il de même des procédés industriels ? non, puisqu'on peut s'en servir en cent lieux différents. Il n'y a donc entre les deux cas aucune similitude. En attribuant à celui-ci ou à celui-là la possession exclusive d'un fond de terre, la loi ne fait que respecter la nature des choses, qui ne permet pas que ce même fonds soit exploité par plusieurs ; elle ne fait que déterminer un choix entre les concurrents. En réservant à un seul homme l'exploitation d'une invention industrielle, elle viole la nature des choses."

On confond le droit d'exclure autrui d'une ressource avec le droit d'exclure autrui d'une ressource avec le droit d'exclure les inventeurs ou les imitateurs potentiels d'un marché celui des inventions. En fait, Charles Coquelin soutient l'idée d'un droit de "priorité" et justifie le monopole par le fait que le gouvernement achète par ce monopole temporaire d'exploitation la divulgation de cette découverte que l'inventeur pourrait garder secrète autrement.

 

Contre-argument 3 : L'invention appartient à la société.

Un autre argument, différent de celui de l'impossibilité d'appropriation, est fréquemment avancé à cette époque, c'est celui-ci :

"avant d'établir un droit de propriété dans une invention (les inventeurs) devraient rendre toute la connaissance et l'aide qu'ils ont obtenu de la connaissance et des inventions des autres. C'est impossible, et cette impossibilité montre que leur invention font partie du tout que constituent les idées d'une société, ils n'ont donc aucun droit de propriété dans leurs inventions" dans The Economist du 28 décembre 1850.

T.N. Bénard dans le même esprit affirme :

"Il ne s'agit pas d'exproprier l'inventeur, mais plutôt d'empêcher l'expropriation de la société, qui dans son héritage possède tous les éléments utilisés pour réaliser les inventions."

Une critique particulièrement perfide a été, finalement, portée par les abolitionniste. Les partisans de la loi sur les brevets ou sur le droit d'auteur veulent utiliser le mot de propriété parce qu'ils veulent substituer un mot "respectable" à un autre mot qui l'est beaucoup moins : celui de monopole. C'est un moyen puissant de légitimer des privilèges. En effet ces droits de propriété n'émergent pas spontanément en réponse à une rareté croissante, mais créent une rareté artificielle qui n'existerait pas sans l'intervention de l'État. Ce fut un choix délibéré de la part des hommes politiques français de la révolution affirment Machlup et Penrose, en s'appuyant sur les interprétations de De Boufflers, le rapporteur de la loi.

 

3 - Brevet d'invention : protection de la personnalité

L'idée comme quoi les brevets d'invention mais aussi les droits de copies sont un moyen de protéger la personnalité de l'individu parce que celle-ci s'incorpore dans des objets est un argument de philosophe. Les économistes du temps ou les juristes de l'époque n'en font pas la critique. En revanche les juristes sont influencés par cette vision personnaliste des droits de propriété intellectuels tel Berthauld.

 

Contre-argument

Les brevets ou les copyrights fondés sur le concept de personnalité souffrent d'une confusion sur le statut ontologique d'une idée et de sa relation avec l'auteur. Si comme l'affirme Hegel une personne doit transposer sa liberté dans une sphère externe pour exister en tant qu'idée, cela ne signifie pas que cette transposition soit constitutive de la personne humaine, ni que les choses qui résultent de cette transformation soit inextricablement liées à la personne. Ceci est évident avec les choses éphémères comme un dessin sur la plage ou sur une vitre embuée. La personnalité de l'auteur n'est pas altérée par ce fait. La connection ontologique entre l'artiste et son oeuvre c'est quand elle est finie, extériorisée dans un bien matériel. En effet à partir de ce moment la pensée est incorporée dans un objet, elle est objectivée. Une fois créée l'oeuvre est indépendante de son créateur. L'enfant une fois né est séparé physiquement de sa mère. Il est indépendant ou le sera. Une oeuvre d'art ne dépend plus, pour son existence, du créateur mais de son audience. L'oeuvre ne prend une signification que parce que les autres y attachent de l'importance.

Il y a ici une prétention de la part des artistes à savoir ce qu'est une oeuvre d'art. Ce sont les autres qui en décident. L'expérience subjective de l'artiste, qui voudrait être adulé pour ses efforts ou son mérite, n'a aucun poids. C'est le service rendu par l'oeuvre d'art qui décidera de la réputation de l'auteur et il sera rémunéré en conséquence. Paradoxalement le droit moral de l'auteur est un désir de contrôler la pensée d'autrui ou de savoir mieux que lui ce qu'il faudrait faire de l'oeuvre qu'il a cédée ! S'il ne veut pas la vendre il peut la concéder et voir s'il y a des clients qui sont prêts à louer sa peinture ou son livre.

 

4 - Brevet d'invention : incitation au progrès industriel

Si le progrès industriel est bénéfique pour la société et que les inventions entraînent le progrès industriel, il faut un système incitatif pour qu'il y ait un montant d'invention suffisant pour entraîner ce progrès industriel. Le monopole d'exploitation est le système d'incitation le moins onéreux.

 

Contre-argument : Le monopole n'assure pas l'optimalité du montant d'invention.

Personne ne nie que les inventions améliorent le progrès industriel. Les abolitionnistes mettent en cause l'idée que les brevets d'invention induisent un montant optimal d'invention et qu'il s'agit là d'un moyen peu coûteux d'atteindre l'objectif visé.

Il n'est pas dit que sans intervention ni protection, il n'y aurait pas autant d'inventions. Est-il vrai que, sans privilège, l'inventeur renoncerait à inventer ? Si le monopole est effectif, en incitant une personne à faire ce qu'elle n'aurait pas fait autrement, le résultat revient à divertir des ressources existantes vers des emplois qui ne sont pas nécessairement plus productifs. Les ressources qui auraient été spontanément dirigées vers certaines inventions non protégées par un brevet sont réallouées dans le secteur des inventions protégées par un privilège.

Cette réallocation est alors un coût social qui s'ajoute aux coûts propre du système de brevet d'invention c'est à dire aux dépenses encourues pour payer les avocats et la bureaucratie en charge de l'administrer comme aux désavantages que supportent le consommateur lorsque les firmes utilisent les brevets d'invention pour se protéger contre la concurrence au-delà de l'invention elle même. Il faut mentionner un dernier coût : celui d'empêcher les autres firmes d'utiliser un procédé ou une technique qui est par définition plus efficiente ! C'est en réalité ce dernier coût qui était jugé comme le plus dommageable. Dans le journal The Economist de Février 1851 on pouvait lire :

"Chaque brevet est une interdiction de toute amélioration dans une certaine direction, excepté pour celui qui bénéficie du brevet, pendant un certain nombre d'années ; et par conséquent, aussi bénéfique que cela puisse-t-être pour celui qui reçoit le privilège, la communauté ne peut-elle en tirer tous les fruits..."

C'est un des arguments les plus forts que les adversaires de l'époque ont avancé contre les brevets d'invention. Le système d'incitation ne doit pas priver autrui des bénéfices des inventions. Or, c'est ce qui se passe. Un inventeur qui a la même idée et qui n'a pas eu la chance ou l'opportunité de déposer en premier son brevet se trouve empêché de l'exploiter. c'est la raison pour laquelle le droit d'acheter ou de vendre le brevet a atténué cette opposition.

 

5 - Brevet d'invention : moyen de rendre publiques les innovations maintenues secrètes

L'argument comme quoi l'inventeur garderait le secret de son invention en absence de privilège n'a pas été mieux accueilli.

Contre argument : La concurrence empêche le secret, le monopole l'accentue.

Si un inventeur veut garder secret son invention, la société n'est pas sûre d'y perdre car la concurrence entre les inventeurs la fera émerger quelque part. Les inventions ou les découvertes sont souvent produites simultanément en des endroits différents. Les garder secrètes sans pouvoir les exploiter constitue un coût pour l'inventeur puisqu'il se prive des profits que pourraient rapporter sa découverte. Et s'il peut tirer des profits élevés de son invention tout en la gardant secrète, un système de patente devient inutile. Paradoxalement comme les patentes sont délivrés à un stade où la découverte est devenue pratiquement un objet, le privilège incite à maintenir secrète l'invention jusqu'au stade où l'on pourra obtenir le brevet ! La suppression du monopole entraînerait une publication plus rapide des inventions et des découvertes pour permettre aux inventeurs de bénéficier d'une réputation et ce simple fait accélèrerait le progrès technique.

Les opposants au système des brevets pensaient fermement que l'abolition des lois sur les patentes serait bénéfique pour la nation dans son ensemble. Les défenseurs étaient convaincus que l'abandon de ce système serait suicidaire. Mais la querelle académique s'est totalement éteinte pendant un siècle. Elle retrouve aujourd'hui un regain de vigueur avec l'apparition des nouvelles technologies.

 

 

III - LES LECON DU DEBAT

 

Le développement fantastique des nouvelles technologies en matière d'information rend ce débat d'une actualité brûlante. La protection accordée par le brevet est une protection à domaine spécifique. Il n'y a pas une protection générale des oeuvres de l'esprit. Toute production immatérielle qui n'a pas un support sous la forme dépôt d'un brevet ou publication d'une oeuvre littéraire, ne reçoit pas de protection. Que fallait-il faire avec un logiciel ou une banque de donnée, un fichier nominatif ? Tous sont des nouveaux produits qui sont des oeuvres de l'esprit. Doit-on leur accorder une protection - un brevet ou un droit d'auteur - à l'image de la propriété industrielle ou littéraire et artistique ? Jusqu'où s'étend ce droit de propriété ? Faut-il interdire à la télévision de colorier les films noir et blanc parce que ces productions immatérielles bénéficient de la protection du droit d'auteur ? Faut-il interdire la photocopie des livres ou la reproduction des logiciels ? Comment préserver la propriété de ces idées sur les autoroutes de l'information ?

 

Deux catégories de réponses ont été offertes par le monde des affaires, de la politique et de la loi. La première est d'exiger une plus grande protection des intérêts économiques des créateurs par une extension des brevets. Il en est ainsi de l'imitation des logiciels à travers la jurisprudence américaine.

Par exemple, dans l'affaire Atari contre North American Philips Consumer Electronics l'imitation de logiciel a été condamnée. La partie condamnée, devant le succès du jeu PAC MAN, avait entrepris de réaliser et de mettre sur le marché un jeu du même type appelé K.C.MUNCHKIN. Les personnages et les règles du jeux n'étaient pas identiques, mais il ne pouvait y avoir de doute sur le fait que les deux produits s'adressaient au même public. D'ailleurs le défendeur avait présenté dans sa promotion commerciale son jeu comme étant de la même famille que celui du PAC-MAN. La Cour d'Appel admit que beaucoup d'éléments dans le jeu de PAC-MAN étaient susceptible de droit d'auteur. Si la grille, les scores, les tunnels, les billes indiquant les résultats du jeu font partie du savoir commun des programmeurs, en revanche le personnage central était soumis au droit d'auteur. Or c'est précisément cet élément qui, aux yeux de la Cour, a été approprié illicitement.

 

Mais dans le même temps on observe d'autres groupes de pression qui demandent des exemptions à ces protections. Prenons les créateurs de logiciel. Ils bénéficient de la propriété littéraire et artistique. Ils ont donc un droit à ne pas voir leurs oeuvres être copiées sans leur autorisation. Ils s'opposent alors aux enseignants qui ont besoin de logiciel à des fins de recherche ou de pédagogie. La pétition suivante émanant d'un groupe d'enseignants d'informatique de Toulouse et qui a circulé dans l'Université en juin 1988 peut illustrer ce propos.

"Monsieur le Premier Ministre,

Tout en comprenant la nécessité d'une loi assurant la pleine protection du droit d'auteur, nous nous permettons d'attirer votre attention sur l'article 47 de la loi du 3 juillet 85, qui entrave totalement la mission pédagogique des établissements d'enseignement supérieur pour lesquels les logiciels ne sont pas un bien de consommation, mais un objet d'études.

Il résulte de la législation actuelle, un grand désarroi des enseignants (déjà 4 inculpations) et une désorganisation inacceptable de l'enseignement de la micro-informatique.

Une telle situation compromet ainsi gravement la formation des étudiants et leur insertion dans le domaine professionnel, ce qui ne pourra que s'aggraver en 1992 lors de l'ouverture du grand marché européen, mettant ainsi en cause le rayonnement scientifique de la France.

La gravité de la situation appelle des mesures urgentes ; nous vous demandons instamment de prendre une position claire sur ce sujet, en soumettant au vote de l'Assemblée Nationale, une modification de la loi du 3 juillet 85 qui, en créant une dérogation à l'article 47, permettrait aux établissement de l'enseignement public d'utiliser à des fins pédagogiques et non commerciales des copies de logiciels.

Nous vous prions d'agréer.. "

Cette pétition, si elle était acceptée, priverait les créateurs d'un marché très important, celui des étudiants. Cette querelle entre les créateurs et les utilisateurs montre combien les enjeux économiques peuvent être considérables (le prix moyen dans le commerce d'un logiciel se situe entre 2000 F et 4000 F).

Il serait logique que le contribuable subventionne l'achat des logiciels comme il le fait de n'importe quel autre matériel d'enseignement (livres par exemple). La pétition, et l'intervention sous forme d'exemption, revient à priver les auteurs de leur revenu. Il est sans doute plus aisé politiquement de spolier une minorité que d'augmenter le budget de l'éducation pour payer des logiciels.

Par ailleurs on se plaint que Microsoft le leader mondial en matière de logiciel abuse de sa position dominante ! Or, il doit cette position non seulement aux talents de ses ingénieurs mais aussi au protection des brevets!

La seconde réponse consiste à développer des techniques de protection privée visant à exclure de l'utilisation du bien ou du service ceux qui ne paient pas. En général les créateurs usent de ces deux moyens pour tirer un maximum de revenus de leurs inventions.

Cette question de la protection des oeuvres de l'esprit ou de la propriété intellectuelle implique plus que de simple intérêts économiques. Les demandes de protection de la propriété intellectuelle sont souvent accompagnées d'un contrôle accru de l'État sur ces nouvelles techniques et donc sur les informations qui sont communiqués par ces moyens. Or la liberté de transmettre des informations hors du contrôle de l'État est un problème aussi fondamental que celui de la protection des intérêts économiques des créateurs. Cet aspect de l'intervention de l'État est souvent négligé. c'est ce qui guette les autoroutes de l'information !

 

La plupart des auteurs confondent droit de propriété et monopole, comme Jobard, le directeur du musée industriel de Bruxelles. L'argument de C. Coquelin mérite que l'on s'y attarde car cette différence entre monopole et droit de propriété n'est toujours pas perçue correctement par les juristes contemporains et les économistes les suivent parfois dans leurs erreurs. C'est toute la différence entre le brevet et les droits d'auteur. Le point commun au monopole et à la propriété, c'est le droit d'exclure autrui de quelque chose. Mais comme le souligne C. Coquelin, ce quelque chose fait la différence.

Un droit de propriété est fait pour exclure autrui d'une ressource ou d'un objet dont plusieurs individus veulent faire un usage différent. Un conflit apparaît parce que l'usage que l'un veut faire de la ressource exclut qu'un autre individu puisse faire un autre usage de la même ressource. Le propre du droit de propriété, comme de la règle d'attribution de ce droit, est de résoudre ce conflit dans l'usage d'une ressource. le premier occupant, le plus proche, le premier arrivé sont des règles d'appropriation qui coupent court aux conflits parce qu'elles sont anonymes, asymétriques et non ambiguës. une fois la propriété attribuée à un individu, celle-ci peut être échangée volontairement. Elle est ainsi placée dans les mains de celui qui pense en faire un usage qui donne les profits les plus élevés.

En revanche, un monopole légal est un droit d'exclure autrui de l'entrée d'un marché. C'est le droit d'interdire à des concurrents d'offrir le même service ou le même bien que celui que l'on offre. Cette possibilité d'exclure autrui de l'entrée d'un marché permet de saisir des gains à l'échange supplémentaires que l'on pourrait saisir autrement. En effet en mettant en concurrence les acheteurs entre eux, après avoir éliminé ses propres rivaux par la violence étatique, on tire un maximum de gains à l'échange au détriment du consommateur.

 

Une fois cette définition bien comprise, l'argument contre les brevets d'invention s'impose. Le brevet d'invention par définition exclut les imitateurs ou les autres inventeurs du marché ! Comme le rappelle C. Coquelin une invention n'est pas une ressource ou un objet dont plusieurs individus pourraient faire un usage différent et conflictuel. Lorsque l'on découvre le vélo, chacun peut l'utiliser à des usages différents, l'un pour se déplacer, l'autre pour y suspendre ses vêtements, un troisième pour un lampadaire. En revanche, le cerveau d'un inventeur, s'il est utilisé à faire la comptabilité d'une entreprise, ne peut être utilisé à développer un nouveau moyen de se déplacer dans les airs. Une invention peut être utilisée en cents lieux différents ou pour dix usages distincts. Le capital humain d'un individu ou son fonds de terre ne peut être utilisé ou exploité pour des usages différents et par des individus différents. C'est là toute la différence. Si le brevet d'invention est un monopole légal il est clair qu'il permet de s'approprier des gains à l'échange sur le dos du consommateur ou bien encore il permet d'obtenir une rente au delà de la rémunération nécessaire pour éliminer le coût d'opportunité de l'inventeur à s'engager dans cette activité plutôt que dans une autre. C'est pourquoi il existe une double rémunération de l'inventeur et un détournement des activités de recherche et d'invention vers l'acquisition de cette rente de monopole. Les brevets d'invention constituent un gaspillage des ressources intellectuelles. L'argument de C. Coquelin est toujours aussi moderne. Il faut avoir une vision positive ou utilitariste du droit pour la rejeter.

 

Les droits d'auteurs sont en revanche un attribut logique des droits de propriété. En effet l'oeuvre de l'artiste ( ou de l'inventeur ) est le produit de l'usage d'une ressource : le capital humain de l'artiste ou de l'inventeur lui même. C'est l'artiste ou l'inventeur qui est propriétaire de cette ressource (il peut la louer à quelqu'un d'autre comme le font les "nègres" en littérature). Les fruits tirés de l'usage de cette ressource sont sa propriété. Mais la limite naturelle du droit d'auteur s'arrête à la propriété des autres artistes ou inventeurs sur leur propre capital humain. Ceux-ci peuvent produire des ouvres similaires ou imiter l'artiste qui lance un nouveau style ou imiter l'inventeur qui fait une découverte.

L'auteur doit faire la preuve que celui qui crée une oeuvre semblable a effectivement "volé" son idée. Il doit faire la preuve que celui qui crée une oeuvre similaire a violé d'une façon ou d'une autre son droit de propriété, par exemple en diffusant ou en vendant une copie de son oeuvre originale alors que le contrat de vente stipulait de ne pas la diffuser ou de ne pas la reproduire sans le consentement du propriétaire.

G. Molinari écrit dans le dictionnaire d'Economie Politique édité par C. Coquelin les phrases suivantes :

"En quoi consiste cette propriété ( la propriété littéraire et artistique ) et jusqu'où s'étend-elle ? Elle consiste d'abord dans l'objet matériel qui vient d'être façonné, manuscrit, tableau ou statue et, jusque là, elle ne se différencie point des autres propriétés mobilières. La loi la range, du reste, dans la même catégorie que celles-ci. Un homme de lettre ou un compositeur de musique peut disposer, comme bon lui semble, de son manuscrit, un peintre de son tableau, un sculpteur de sa statue; il peut conserver son oeuvre, la léguer à perpétuité à sa famille, la donner ou la vendre. Mais voici la particularité qui distingue d'une manière essentielle la propriété littéraire et artistique de la propriété agricole, industrielle ou commerciales, c'est qu'il est dans la nature des oeuvres littéraires et musicales et des objets d'arts, [...]

 

[ Page 22 manquante ! ! ! Si vous l'avez, contactez-moi, SVP ]

 

[...] innovations et de détruire toutes valeurs que l'on néglige d'entretenir ou de renouveler. Donner un droit de propriété

intellectuel d'une durée perpétuelle sur une oeuvre d'art n'est pas un excès, car la valeur de cette oeuvre est dans la tête des clients, elle va et elle vient. Si les générations futures apprécient l'oeuvre contrairement aux générations présentes on ne voit pas pourquoi les ayants droits ne devraient pas bénéficier des rendements procurées par l'oeuvre réalisée par leur ancêtre. Par ailleurs elle peut être détrônée par une oeuvre similaire bien avant la fin de la vie du créateur. Il est aussi limité par les moyens dont disposent les individus pour protéger leur propriété sans faire appel à la protection du législateur.

En fait la question principale, comme nous l'avons déjà soulignée, est celle du contrat qui lie l'auteur, le créateur ou l'inventeur avec son éditeur ou son industriel. L'auteur peut-il vendre son manuscrit à plusieurs éditeurs ? Ceux-ci entreraient en concurrence entre eux, en offrant des versions ou des copies différentes de la même oeuvre. L'auteur verrait alors son oeuvre être diffusée plus rapidement et tirerait des revenus plus élevés de sa création. C'est le point fondamental. L'éditeur et l'industriel veulent l'exclusivité de l'oeuvre pour jouir d'un monopole de marché. On est renvoyé dans cette discussion à un problème de relations entre inventeur, producteur et distributeur ou entre auteur, éditeur et libraire. Les contrats qui s'établissent entre éditeur et auteur ou entre inventeur et industriel violent-ils les droits de propriété de l'auteur ou de tiers ? Le brevet d'invention donne ce pouvoir de monopole à l'inventeur.

 

Le Hardy de Beaulieu cite le sénateur M. Chevalier et le président de la chambre de commerce de Liverpool qui, lors d'un débat qui a eu lieu à la société d'économie politique le 5 juin 1869, dénoncent les abus des inventeurs qui ont tendance à "rançonner et même ruiner les industriels qui font usage de leur procédé".

L'éditeur en imposant à l'auteur une exclusivité pour reproduire son manuscrit (il était un temps où l'auteur donnait à l'éditeur en exclusivité son capital humain) empêche les autres éditeurs de le concurrencer, c'est là où le droit de copie, d'un droit naturel à reproduire une oeuvre originale, se transforme en monopole. Il faut alors mieux comprendre la nature des contrats qui vont s'établir entre ces trois parties. Car on peut imaginer qu'un auteur crée sa propre entreprise pour reproduire ses créations et intègre dans celle-ci un réseau de distribution. Cette entreprise intégrée ne viole aucun droit de propriété, elle ne jouit pas d'un brevet d'invention mais du droit naturel de reproduire et distribuer les copies d'un original. Cette activité n'est pas différente de celle d'un constructeur automobile. Les contrats de distribution sélective ou de franchise existent, on peut comprendre que les contrats entre éditeurs et auteurs ou inventeurs et industriels sont de ce type et permettent d'économiser les coûts de transaction propres à une firme éditoriale intégrée.

 

 

Conclusion

Une idée est-elle une ressource rare ? Y-a-t-il un usage conflictuel à son propos ? Une idée ressemble-t-elle à une terre ? Contrairement à une ressource naturelle, une idée n'est pas une ressource rare. Une idée est possédée par le cerveau d'un individu. Il en a l'exclusive propriété tant qu'il ne la divulgue pas. Mais dès qu'il la rend publique, cette idée rentre dans le cerveau de quelqu'un d'autre ou de milliers d'autres individus. Celui qui a adopté l'idée ne peut s'en défaire comme il pourrait le faire d'un objet dont il a la possession mais non la propriété. Par ailleurs elle ne prive pas les autres d'utiliser cette idée. Une fois divulguée, elle est un bien public libre. La propriété sur les choses matérielles résout l'usage conflictuel des ressources rares et guide celles-ci vers les utilisations les plus importantes. Mais pour les biens immatériels comme les idées, les tours de magies, les théories, les productions littéraires ou les chansons, ils émergent spontanément, ils sont découverts, mais sont-ils découverts comme on découvre un gisement de pétrole en sachant ce que l'on cherche ? Non la création, c'est ce dont il s'agit, ne se produit pas comme on produit du pain, elle résulte de l'interaction des idées, une fois mis en évidence ces biens immatériels peuvent être multipliés à l'infini par le bouche à oreille ou à un coût faible. L'individu aura la propriété de l'objet dans lequel l'idée est incorporée. Non de l'idée elle même.

Un brevet devient alors une exclusivité sur une part de marché, non sur une ressource, puisqu'il s'agit d'interdire à un autre inventeur d'exploiter la même idée. Cette exclusivité viole le droit naturel d'un individu de découvrir et exploiter les fruits de son travail ou de son intelligence ou d'imiter quelqu'un d'autre. Cet acte d'un concurrent ne prive pas l'inventeur des fruits de son travail, il le prive de gains à l'échange exactement comme un concurrent peut le faire dans n'importe quelle activité.

 

Il est facile de montrer qu'en absence de brevet d'invention ou de droits de copie, il existerait quand même une production littéraire et artistique. Il existerait des inventions. N'oublions pas qu'il existe un grand nombre d'idées qui ne sont pas protégées par un brevet ou un droit de copie : la mode, les stratégies commerciales, les découvertes scientifiques ou les formules mathématiques ; les plaisanteries ou les tours de magie, les slogans ou les mots nouveaux dans la littérature. On doit inclure aussi un grand nombre d'inventions non déclarées ou ne faisant pas l'objet d'un brevet. Que dire des brevets d'invention ou du droit de copie arrivés à expiration. Pensons aux chansons ou on peut reprendre et revendre avec profit un texte comme une mélodie que nos parents, grand-parents et parfois arrières grands-parents fredonnaient. Que dire des poèmes de Virgile ou de Sapho que l'on peut rééditer sans payer de droits d'auteurs.

En fait, il existe un nombre extraordinairement grand de moyens pour s'approprier les revenus tirés des idées. La plupart des oeuvres d'art y compris les concerts de musique, le cinéma, le théâtre, le cirque, les expositions de peinture etc. ... utilisent des barrières à l'entrée. Des tickets d'entrée ou des invitations sont exigées à l'entrée. D'autres comptent sur la générosité des passants, musiciens des rues, ou produisent les oeuvres d'art sans chercher à en tirer un bénéfice. la plupart des programmes de télévision sont financés grâce à un produit lié : la publicité. D'autres émissions sont codées et il faut payer pour obtenir un décodeur . Les photocopies pirates peuvent être combattues grâce à un papier spécial - qu'on peut photocopier - produit par Nicopi International of Canada. Une autre firme a développé un papier qui une fois photocopié écrit sur l'original "Unauthorized Copy". Les individus ayant accès aux autoroutes de l'information utilisent des cryptages pour protéger leurs idées.

 

Prenons des exemples :

 

Les produits liés

Lier l'oeuvre littéraire ou artistique ou le financement de l'invention à un bien purement privé complémentaire ou non au service rendu est un moyen courant d'offrir un bien public. La télévision dissémine l'information d'une agence de publicité en acceptant d'interrompre le déroulement d'une oeuvre cinématographique pour financer ses émissions. Les logiciels peuvent être liés à des biens complémentaires comme les manuels. Les possibilités d'offrir un bien ou un service comme des émissions de radio ou de télévision par l'intermédiaire d'un appareil muni d'un décodeur ou via la publicité montrent clairement qu'il existe même parfois plusieurs moyens de distribuer le bien soit en facilitant un accès égalitaire (publicité) soit en excluant le consommateur (décodeur). Ces deux moyens ne font nullement appel à l'État ou à l'impôt pour les produire. les partisans de l'État dans un tel cas sont même privés de l'argument d'un accès égal à tous puisque les recettes publicitaires remplacent avantageusement l'impôt car personne n'est obligé de regarder la publicité alors que dans l'autre alternative tous sont obligés de payer l'impôt.

 

Les arrangements contractuels

Quand les innovations sont rapides la protection du brevet ou le copyright ne servent à rien. Il faut alors se détourner d'eux et trouver d'autres moyens de protéger sa propriété ou s'approprier les revenus de son invention ou de ses oeuvres littéraire ou artistiques. On peut utiliser la jurisprudence et le droit civil pour faire respecter ses droits de propriété. Exactement comme un transporteur (ou le locataire d'une maison) qui a la possession d'un bien mais pas la propriété et le propriétaire qui a la propriété mais n'a pas la possession, un contrat peut être établi entre l'inventeur (ou l'auteur) et l'utilisateur de l'invention (l'éditeur ou le consommateur). Le droit de propriété reste à l'inventeur et la possession va à l'utilisateur.

Mais les clauses contractuelles peuvent spécifier que l'utilisateur n'a pas le droit de reproduire sans le consentement du propriétaire l'invention ou l'oeuvre d'art. Elles peuvent spécifier que l'utilisateur n'a pas le droit de reproduire sans le consentement du propriétaire l'invention ou l'oeuvre d'art. Elles peuvent spécifier que l'utilisateur a la possession pour une durée limitée (location). Ou inversement que l'utilisateur acquiert la propriété après un certain délai (leasing). Pour se protéger d'un non respect du contrat, des cautions peuvent être exigées de la part du propriétaire. Le transporteur ou le locataire peut être tenu responsable des dommages qu'il cause. De tels contrats peuvent être utilisés plus efficacement conjointement avec le secret de fabrication pour protéger la propriété de l'inventeur ou de l'auteur sur les fruits de sa création. Ainsi la formule du Coca-Cola n'a jamais été brevetée. Le secret de fabrication est plus efficace.

Une autre manière de protéger ses inventions est de constituer une association, une corporation, une guilde ou un syndicat pour imposer un code de conduite à la profession et bannir les professionnels qui copient et trichent en faisant circuler des listes de copieurs et autres tricheurs. Ce système fonctionne très bien entre les scientifiques par la pratique de la citation.

 

Les stratégies commerciales

Les entrepreneurs essaient d'améliorer leurs techniques de commercialisation comme ils le font des techniques de production. La commercialisation fait partie intégrante du processus de production. Avec l'invention il y a un avantage considérable obtenu quand on est le premier sur le marché. Nous avons déjà développé cet argument. Être le premier est souvent plus rémunérateur que de bénéficier d'un brevet d'invention ou d'une protection par le droit de copie. Le premier sur le marché bénéficie d'une position de monopole le temps qu'un concurrent puisse à son tour y pénétrer. Il dispose aussi, comme le signale A. Plant, d'un avantage, il peut dissuader un concurrent d'entrer sur le marché en pratiquant un prix plus bas que le coût de son concurrent.

Si l'inventeur croit vraiment à son invention il peut acheter les titres de propriété de la firme qui l'utilise et capitaliser les revenus de son invention sans qu'il ait besoin d'être protégé par un monopole ou un droit de copie.

Les produits intellectuels offrent une opportunité plus grande pour pratiquer la discrimination des prix. Il est courant de mettre un prix élevé pour la première sortie d'un manuel en couverture cartonnée et des prix très inférieurs un an plus tard avec une couverture non cartonnée. Les producteurs de vidéo cassettes font de même. On saisit les consommateurs les plus enthousiastes d'abord à des prix plus élevés. Plus tard on s'efforce de capter les consommateurs qui le sont moins à des prix plus faible. Pourtant il y a possibilité de revente sur un marché d'occasion. Mais les acheteurs les plus enthousiastes sont aussi ceux qui ne se séparent pas des ouvrages qu'ils aiment. Ils sont collectionneurs. par ailleurs, la possibilité de copier une oeuvre originale peut permettre de la diffuser et ainsi attirer de nouveau acheteurs qui veulent avoir un original et non une copie. Il n'est pas certain qu'il faille absolument éviter la contrefaçon.

Dans toute cette histoire de droit de propriété intellectuel, il n'est nul besoin d'établir des protections légales ou d'attribuer des privilèges. Le droit fondamental que la loi doit faire respecter est plus immatériel : c'est reconnaître aux inventeurs, écrivains, entrepreneurs ou aux individus eux-même le droit d'exclure autrui des fruits de leur travail ou de leur investissement.

Le choix du moyen d'exclure est de la décision de l'inventeur, de l'écrivain ou de l'entrepreneur ou du travailleur. La loi autorise le propriétaire d'un champ à exclure les autres fermiers des fruits de ses efforts, elle ne lui dit pas par quel moyen réaliser cette exclusion. Il peut enclore son champ avec des fils de fer barbelés ou marquer son territoire et faire des rondes en hélicoptère pour vérifier si on viole sa propriété. Le propriétaire est le seul à savoir quel moyen d'exclusion est le moins coûteux pour maximiser ses gains.

 

 


NOTES

[1] F. Machlup et E. Penrose (1950) : "The Patent Controversy in the Nineteenth Century", The Journal of Economic History (May).

[2] Y. Plasseraud et F. Savignon (1986), L'Etat et l'invention, histoire des brevets, Documentation Française

[3] A. C. Renouard (1844), Traité des Brevets d'Invention, Paris, Guillaumin.

[4] C Coquelin (1854), "Brevet d'invention" dans Dictionnaire d'Economie Politique, Guillaumin

[5] G. Molinari (1855), "De la propriété des inventions", Journal des Economistes (Septembre)

[6] Stuart Mill, J. 1848, Principles of Political Economy, Penguin Books (1970)