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Qui sont les prédateurs d'aujourd'hui ?

Olivier Blondeau, le Monde Interactif, 28 mars 2001

 

Il y a quelques semaines, lors du Salon du Milia, Lionel Jospin n'hésitait pas à employer le terme de " prédateurs " pour qualifier ceux qui pratiquent l'échange de fichiers musicaux pirates sur Internet. A l'heure où se prépare, dans une indifférence quasi générale et avec la complicité bienveillante de nombreux gouvernements, un des plus grands crimes de masse que l'humanité ait jamais connu, ces propos sont pour le moins choquants. Passer sous silence les ravages que provoque le sida dans le tiers-monde, le scandale de ces paysans obligés de vendre leurs organes pour acheter des semences - qui, jadis, leur appartenaient - pour rabattre en fin de compte l'immense chantier de la propriété intellectuelle à l'ère de l'immatériel sur un problème de piratage musical a quelque chose de malhonnête, sinon d'indécent.

Comment qualifier ceux qui, sous prétexte de droit d'auteur, refusent l'accès aux soins, en Afrique du Sud, en Inde ou ailleurs, à des millions de malades du sida ? Que dire de ces géants de l'industrie agroalimentaire qui brevètent et modifient génétiquement le stock mondial de semences, privant ainsi de leur moyen de subsistance des millions d'agriculteurs insolvables ? Que dire, enfin, de ces entreprises qui pillent le travail de milliers de contributeurs, souvent bénévoles, qui ont créé Internet en déposant des brevets sur les principes les plus élémentaires du Réseau ?

Chacun se félicitait récemment que la carte du génome humain ait été décryptée par un établissement public. Est-ce réellement suffisant ? A qui vont profiter ces recherches financées par des fonds publics : aux malades ou aux laboratoires ? Dans un communiqué de presse datant de décembre dernier, l'association Act Up, dénonçant les pratiques monopolistiques des laboratoires pharmaceutiques, ne revendiquait rien de moins que " l'abolition de la propriété intellectuelle partout où elle tue ". Malgré son caractère peut-être maladroit, sinon excessif, cette revendication marque un tournant majeur dans l'histoire de la contestation sociale et politique. L'affrontement ne se situe plus, aujourd'hui, seulement sur le terrain de la propriété privée et de la marchandise matérielle mais aussi, et probablement de plus en plus, sur celui de la propriété intellectuelle et du savoir.

Avec l'avènement de l'immatériel conçu comme une des sources premières de productivité et de richesse, l'économie passe d'une logique fondée sur l'échange de marchandises à une logique reposant sur le contrôle de l'accès à la connaissance. Ce que l'on s'acharne à qualifier de " nouvelle économie " n'est en fait qu'une tentative visant à pérenniser modèles économiques et rapports de domination de l'ère industrielle. Les entraves juridiques et technologiques au mouvement des connaissances, loin d'avoir pour seule motivation la juste rémunération des auteurs, visent en fait à réintroduire de la pénurie dans un domaine qui, jusqu'à présent, était celui de l'abondance.

A un moment où le savoir risque de devenir une marchandise à part entière, comment ne pas s'interroger sur le statut que l'on souhaite lui donner ? C'est autour de cette question cruciale, liée à la liberté de circulation de l'information et au respect des principes fondateurs qui régissaient jusqu'à présent les lois sur la propriété intellectuelle, que convergent aujourd'hui et convergeront demain plus encore des mouvements dont la rencontre paraissait bien improbable. Activistes de la lutte contre le sida, tiers-mondistes, militants anti-OGM, informaticiens du libre... généralement tous ceux que l'on qualifie d'anti-mondialisation ne préfigurent-ils pas un nouveau rapport de forces lié à l'évolution de la société : celui qui oppose les info-riches et les info-pauvres.

Olivier Blondeau, sociologue

mailto: olivier.blondeau@freescape.eu.org