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CONTRE L'APARTHEID MÉDICAL
Stratégies mondiales pour la santé populaire

DANS sa lutte contre le sida, le Brésil connaît des succès remarquables : grâce à sa campagne de distribution gratuite de médicaments, le nombre de décès annuel a été divisé par deux en quatre ans. Début février 2001, les Etats-Unis attaquaient cette politique devant les tribunaux de l'Organisation mondiale du commerce, pour défendre les brevets de leur industrie pharmaceutique. Dans le même temps la firme indienne Cipla proposait à Médecins sans frontières des génériques à prix cassés... La guerre du médicament est ouverte, et les pays du Sud sont en ordre de bataille.

Par Philippe Demenet
Le Monde Diplomatique, mars 2001

 

Bien qu'elle soit originaire d'un pays - l'Afrique du Sud - qui compte officiellement 4,2 millions de séropositifs, Mme Bongiwe Mhlauli affiche ses priorités. « Mon problème, dit cette responsable d'un réseau d'éducateurs de santé primaire à Mount Frere (Transkei), c'est d'abord la pauvreté et son escorte : chômage, alcool, drogues, contrebande, rapports sexuels de plus en plus jeunes, etc. ! » Présente en décembre 2000 à Savar (Bangladesh), elle venait y retrouver 1 500 militants des soins de santé primaire, originaires de 95 pays, au sein de la première Assemblée mondiale de santé populaire (People's Health Assembly - PHA) (1).

Promoteurs, depuis les années 1970, d'un bien-être fondé sur la justice sociale, le respect des valeurs indigènes et de l'environnement, ces militants constatent l'effritement de leurs conquêtes à travers la planète. Malgré le slogan lancé par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), voilà vingt-huit ans, à la conférence d'Alma-Ata, qui assignait comme « objectif social prioritaire » à la communauté internationale de favoriser

« l'accès de tous les peuples de la planète, en l'an 2000, à un niveau de santé qui leur permettra de mener une vie fructueuse, socialement et économiquement ».

Depuis trente-cinq ans qu'il anime le projet Piaxtla dans la Sierra Madre occidentale (Mexique), le biologiste David Werner (2) a formé des centaines de « promoteurs de santé » qui, à leur tour, aident les villageois à identifier et à résoudre leurs problèmes sociaux et médicaux. Mais, depuis six ans, il voit son travail saccagé par le traité de libre-échange nord-américain (Alena). « Deux millions de paysans ont dû s'exiler vers des bidonvilles et travailler pour des salaires de misère, dit-il. La malnutrition infantile est repartie à la hausse. On assiste à une véritable épidémie de crimes, de drogue, de pauvreté. »

Pour nombre de villageois, la « médecine occidentale » est aussi hors de prix que vécue comme une aliénation. Que faire ? Dans le village du Tamil Nadu, où, sitôt son diplôme en poche, et tandis que ses camarades de promotion émigraient pour l'Angleterre, il s'est installé voilà vingt-cinq ans, le Dr Prem a pu vérifier l'efficacité contre la jaunisse de Phyllanthus niruri en décoction, ou celle de l'huile de safran des Indes (Crucuma longa) contre les maladies de peau. « J'insiste pour qu'ils s'enduisent le corps de citronnelle, témoigne-t-il. C'est la meilleure des préventions contre les moustiques et la malaria. »

Les plantes médicinales ne se substituent pas, bien sûr, à la médecine allopathique pour lutter contre la tuberculose ou la pneumonie. « Nous couplons les deux médecines, la traditionnelle et la chimique », précise pour sa part le Dr Ugo Icu, fondateur en 1978 de l'Asociación de servicios comunitarios de salud au Guatemala, où 45 % de la population n'ont pas accès aux services de santé. D'un côté, il casse le prix des génériques en réalisant des achats en gros pour ses pharmacies villageoises. De l'autre, il engrange l'expérience ancestrale des centaines de « promoteurs de santé » et des sages-femmes qu'il forme chaque année. Mais le gouvernement guatémaltèque, qui consacre un budget dérisoire à la santé, entend sous-traiter sa politique sanitaire à des partenaires privés. « Il ne tient aucun compte de la riche expérience de nos ancêtres mayas dans le domaine de la médecine traditionnelle », regrette le Dr Icu.

Aux Philippines, « on interroge les vieux, pour réapprendre », enchaîne implicitement Mme Wilma Salinas, responsable des travailleurs de santé de la région de San Luis, à Mindanao. Sur cette île où la guerre civile ajoute ses méfaits à ceux du retrait de l'Etat en matière sociale, « l'étude de la médecine traditionnelle est devenue une nécessité dans la mesure où les remèdes occidentaux sont inaccessibles ». Les multinationales, qui produisent 72 % des médicaments de l'archipel philippin, dictent leurs prix. L'amoxicicilline, qui figure parmi les 270 médicaments essentiels répertoriés par l'OMS, coûte 22 dollars les cent capsules, contre... 8 dollars au Canada !

Au moins des plantes médicinales comme le lagundi (Vitex legundo), dont les décoctions guérissent toux et fièvres, le dita, qui agit contre la malaria, ou le sambong (Blumea balsamifera) qui soigne l'hypertension et les calculs rénaux, sontils encore gratuits et accessibles à tous. Mais pour combien de temps ?

« Les multinationales ont breveté le sambong ! Et elles commencent à en faire des pilules ! » s'alarme Mme Salinas. C'est le sort de milliers d'autres plantes médicinales du Sud. « Le phyllanthus niruri est breveté et transformé en tablettes que les indigènes ne pourront jamais s'acheter ! » s'indigne l'Indien Prem. Dans les coulisses du PHA circulait une liste des brevets déposés sur les plantes traditionnelles, dressée par la Fondation pour la recherche en science, technologie et écologie de New Delhi. La moutarde indienne (brassica campestris) cumule à elle seule 16 brevets - déposés par Calgene Inc. (Etats-Unis) mais aussi par Rhône-Poulenc (France). Elle est connue des Indiens, depuis les temps ayurvédiques, pour ses vertus anti-hémorragiques, contre la perte d'appétit, le désordre mental, l'impétigo, les vers, les rhumatismes, les bronchites, ou la grippe. Quant au Neem (Azadirachta indica), un arbre à tout faire, surnommé « don de Dieu » par les paysans qui l'utilisent pour se soigner et confectionner un insecticide naturel, il collectionne 62 brevets.

Comme aux temps de la conquête coloniale, les compagnies pharmaceutiques et les laboratoires de recherches occidentaux s'attachent les services d'indigènes, savants ou guérisseurs traditionnels. Hoechst, par exemple, mène une recherche intensive à partir de la médecine ayurvédique. Les propriétaires de ces richesses, communautés amazoniennes, adivasi, peuples des îles du Pacifique, n'en tirent généralement aucun profit malgré la Convention sur la biodiversité entrée en vigueur en 1993 et ratifiée par 169 pays (sauf les Etats-Unis), qui prévoit un partage « équitable ».

« La loi américaine et l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ne reconnaissent pas la validité de la science non occidentale », déplore Mme Mira Shiva, de l'Association indienne des volontaires. Depuis des millénaires, les Indiens appliquent du safran en poudre ou en pâte sur les blessures et les coupures. Le 28 mars 1995, l'office américain des brevets accorde la propriété exclusive de la « méthode pour promouvoir la guérison d'une blessure [en administrant du safran]» à deux chercheurs de l'université du Mississippi (Jackson).

Exaspéré, le Conseil indien pour la recherche scientifique et technique attaque le brevet devant les tribunaux américains, preuves à l'appui : des textes sanscrits et un article médical publié en 1953 attestent l'antériorité des connaissances traditionnelles indiennes. Il faudra deux ans pour que le monopole détenu par les chercheurs soit annulé !

Cette victoire est demeurée unique. Par manque d'argent et de moyens, les activistes indiens, philippins, guatémaltèques ou amazoniens sont impuissants face à ces milliers de brevets pirates. Leur seul espoir réside, lors de l'adaptation des lois sur la propriété intellectuelle, dans de nouveaux outils permettant de protéger le savoir ancestral. Ainsi le Kenya veut-il introduire le concept de « connaissance indigène » dans sa législation. La Thaïlande a été contrainte d'y renoncer sous la pression des Etats-Unis et de l'OMC. En Inde, où l'on recense 7 500 plantes médicinales, les mouvements civiques multiplient les initiatives pour que le gouvernement introduise la notion de « connaissance publique préalable » (prior art) dans ses amendements à la loi de 1970 sur la propriété intellectuelle.

Précurseurs, certains praticiens des soins de santé primaire ont pris l'initiative d'établir des « registres de propriété communautaire » pour poser l'embryon d'un nouveau droit de propriété intellectuelle. Ainsi les 220 herbes médicinales recensées par le Vivekananda Girijana Kalyana Kendra (Projet de développement tribal intégré), dans une zone indigène à 100 km de Mysore (Karnakata), ont-elles été « enregistrées ». « Aucune de ces plantes, qui permettent aux villageois de traiter le tiers de leurs affections les plus courantes, n'a encore été officiellement brevetée. Et nous ne laisserons personne s'en emparer pour le compte des multinationales ! Elles sont propriété de la communauté ! », prévient le Dr Sundarshan, qui anime ce projet.

Les militants voient également les nuages s'accumuler sur les usines locales de médicaments génériques, que l'on retrouve en Inde, au Brésil ou en Thaïlande. L'AZT (un antisida) made in India coûte cinq fois moins cher qu'aux Etats-Unis. Le lariam (contre le paludisme) huit fois moins. Mais, d'ici à 2005, ces pays sont invités à rentrer dans le rang et à se doter de législations conformes aux accords sur les Adpic (aspects des droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce) élaborés en 1995 dans le cadre de l'OMC.

Ces accords imposent aux médicaments des brevets de vingt ans. Certains garde-fous sont prévus : la « licence obligatoire » (un pays peut imposer l'utilisation d'une licence à son propriétaire pour des motifs d'intérêt public : épidémie, prix trop élevés...) et les « importations parallèles » (achat à l'étranger de médicaments moins chers que sur le marché local). Mais quiconque, au Sud, se hasarde à introduire dans sa législation ces précautions élémentaires de santé publique (couramment pratiquées par les pays du Nord), se heurte aux pressions des Etats-Unis, de la Banque mondiale, de certains pays européens et des lobbies pharmaceutiques.

« Les licences obligatoires sont bel et bien prévues par l'accord, mais personne ne semble y porter attention ! » rappelle M. Bas van der Heide, de Health Action International (HAI). Dans les coulisses de l'assemblée annuelle de l'OMS, les membres de ce contre-lobby martèlent le message auprès des délégations officielles : « Il suffit d'imposer la présence de génériques sur le marché pour que les grandes compagnies baissent aussitôt leurs prix ! »

Les majors pharmaceutiques n'hésitent pas non plus à annoncer, à destination de certains pays, de grandes « braderies » sur les médicaments antisida. « Leur objectif primordial est de bloquer l'arrivée des génériques brésiliens », dénonce M. Pierre Chirac, qui coordonne la campagne de Médecins sans frontières pour l'accès aux médicaments essentiels.

Dans cette guerre, les associations de consommateurs se battent en première ligne. « Nous allons faire enregistrer des sociétés en Ouganda, au Kenya, au Zimbabwe et en Afrique du Sud, pour réclamer des licences obligatoires sur trois médicaments antisida : le 3TC, le D4T et la neveropine, que l'on importera de Thaïlande, d'Inde et du Brésil, révèle M. James Love, qui anime avec M. Ralph Nader le Consumer Project on Technology (Washington). Obtenir ces licences obligatoires nous permettra de démontrer qu'il est possible de vendre, en Afrique, des médicaments antisida à un juste prix ! »

 

PHILIPPE DEMENET.

(1) A l'appel de huit organisations : Asian Community Health Action Network (ACHAN) ; Consumers international (CI) ; Dag Hammarskjold Foundation (DHF) ; Gonoshasthaya Kendra (Centre de Santé populaire, Bangladesh) ; Health Action International (HAI) ; International People's Health Council (IPHC) ; Third World Network (TWN) ; Women's Global Network for Reproductive Rights (WGNRR)

(2) Auteur avec Carol Thuman et Jane Maxwell du livre de chevet des éducateurs : Where there is no doctor Hesperian Foundation (Berkeley, Californie), 1992, 20 dollars.

 


LE MONDE DIPLOMATIQUE | MARS 2001 | Pages 26 et 27
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