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Sur la protection des contenus digitaux: la dérive du droit aux USA

Le texte qui suit est un échange entre Ron Rivest, l'un des inventeurs du procédé de cryptage RSA, et John Gilmore, fondateur de Cygnus Solutions et de l'Electronic Frontier Foundation. L'URL du document original est http://cryptome.org/jg-wwwcp.htm, la traduction en français est de Laurent Pelecq, et inclut des corrections de François Désarménien, Gérard Delafond et Isabelle Coulonges.

Ron Rivest

Je pense que ça nous éclairerait d'entendre votre point de vue sur les différences qu'il y a entre les propositions d'Intel pour la protection des contenus et les pratiques existantes dans le domaine du cryptage télé. La position de l'avocat du diable serait : si le consommateur est prêt à acheter un matériel supplémentaire ou spécifique qui lui permette de voir un contenu protégé, qu'y a-t-il de mal à cela.

John Gilmore

Il n'y a rien de mal à permettre aux gens d'acheter des produits qui ont pour but la protection de contenus s'ils le désirent.

Ce qu'il y a de mal, c'est quand les gens qui ne désirent que des produits qui enregistrent simplement des bits, du son ou de la vidéo sans protection du contenu, sont incapables d'en trouver parce qu'ils ont été retirés du marché. Par des lois restrictives comme l'« Audio Home Recording Act » [NDT: la loi sur les enregistrements audio privés], qui a tué le marché du DAT. Par les lois "anti-contournement" comme le « Digital Millenium Copyright Act » contre lequel l'EFF intente une action en justice. Par des actions des agences Fédérales comme le FCC qui a décidé il y a un mois qu'il serait illégal d'offrir aux citoyens la possibilité d'enregistrer des programmes de télé haute-définition même si les citoyens en ont légalement le droit. Par des accords privés entre compagnies, telles que SDMI et CPRM (qui plus tard finissent par être soumis comme un « fait accompli » [NDT: en français dans le texte] aux comités de standardisation, ce qui force le public concerné à agir pour les faire capoter). Par des accords privés cachés derrière les lois et les standards, tel que l'accord tacite qui fait que les enregistreurs DAT et MiniDisc traitent les données en entrée comme un contenu protégé par « copyright » sur lequel l'utilisateur n'a aucun droit. (Mes enregistrements du mariage de mon frère ne peuvent pas être copiés parce que mon MiniDisc agit comme si moi et mon frère ne détenions pas le « copyright »).

Pionner New Media Technologies, qui fabrique pour Apple le graveur de DVD récemment annoncé, dit "Les applications majeures pour le consommateur seront l'édition et le stockage de films personnels et le stockage de photos numériques". Ils oublient prudemment de mentionner "le décalage dans le temps de programme télé, ou l'enregistrement de vidéo internet", parce que les fabricants et les compagnies de distribution sont de mèche pour s'assurer que ces fonctionnalités NE SE RETROUVENT JAMAIS SUR LE MARCHE. Même si c'est 100% légal de le faire d'après la décision de la cour suprême dite « _Betamax_». Streambox a écrit un programme qui permet d'enregistrer les flux vidéos RealVideo sur un disque dur; Real a intenté un procès contre eux et fait retirer le produit du marché. Selon Nomura Securities, les ventes de graveurs DVD dépasseront celles des magnétoscopes en 2004 ou 2005, et dépasseront aussi les ventes de lecteurs DVD non-enregistreur en 2005 (http://www.kipinet.com/tdb/1000/10tdb04.htm). Donc vers 2010, peu de consommateurs auront accès à un enregistreur qui les autorise à faire une copie d'un programme télé, ou de le décaler dans le temps, ou de laisser les enfants le regarder à l'arrière de la voiture. Est-ce que quelqu'un fait des commentaires sur la dérive concernant cette notion sociale ? Trouvons-nous cela bien ou mal ? N'avons nous rien à dire à ce sujet ?

Au lieu de ça, les consommateurs devront payer les compagnies de télé ou de cinéma encore et encore pour avoir le privilège de décaler un programme dans le temps ou dans l'espace. Même s'ils ont acheté le film et s'il est stocké chez eux sur leur propre équipement, et s'ils ont assez de bande passante pour y accéder où qu'ils se trouvent. Ce concept est appelé "Paiement à l'utilisation". Il ne peut s'accommoder du principe "Vous avez le droit de faire une copie de ce que vous avez le droit de regarder". Ces compagnies ne peuvent pas éliminer ce droit légalement, parce qu'elles violeraient trop de principes fondamentaux de notre société, donc elles introduisent des limitations dans la technologie pour que vous ne puissiez pas exercer ce droit. En ce faisant, elles violent les fondements sur lesquels une société stable et juste est basée. Mais du moment que la société survit au moins jusqu'à leur mort, elles ne semblent pas se préoccuper de sa stabilité à long-terme.

Ce qu'il y a de mal, c'est quand les sociétés qui fabriquent des produits protégeant la copie n'informent pas l'utilisateur des limitations. Comme dans les récentes pages Web « happy-happy » d'Apple sur leur graveur DVD, annoncé ce mois-ci (http://www.apple.com/idvd/). C'est rempli d'informations enthousiastes sur la façon de graver des DVDs à partir de vos propres enregistrements numériques, etc. Ce qu'ils négligent de dire c'est que vous ne pouvez pas l'utiliser pour copier ou décaler dans le temps ou enregistrer du son ou de la vidéo sur lesquels des compagnies privées détiennent un copyright. Même si vous avez le droit de le faire selon la loi, la technologie vous en empêche. Ils ne disent pas que vous ne pouvez pas vous en servir pour mélanger ou mettre ensemble des séquences vidéos d'artistes différents comme on peut le faire avec un graveur de CD. Ils ne disent pas que vous ne pouvez pas protéger vos propres disques contre la copie; c'est un droit que les gros fabricants se sont réservé. Ils ne vous vendent pas un graveur DVD pour faire de l'édition, car ceux-là sont "uniquement à usage professionnel". Ils vous vendent un graveur ordinaire, qui ne peut pas enregistrer les blocs-clés nécessaires pour protéger VOS PROPRES enregistrements, de même qu'un DVD ordinaire ne peut pas être utilisé comme exemplaire original pour presser vos propres DVDs en grand nombre. Ces points particuliers ne sont pas simplement survolés; ils sont simplement ignorés, omis, invisibles jusqu'à ce que vous achetiez le produit.

Il n'y a pas qu'Apple qui trompe le consommateur ; c'est contagieux. Les enregistreurs portables de mini-disques de Sony sont fournis avec des prises numériques en entrée, jamais en sortie. On enregistre le son mais il sera restitué en format analogique de faible qualité. Intel vante les merveilles de son TCPA « Trusted Computing Platform Architecture » [NDT: (lit.) architecture de plateforme de traitement informatique en qui on peut avoir confiance]. Il faut lire entre les lignes pour découvrir que son unique but est d'espioner la façon dont vous utilisez votre PC, de manière à ce que n'importe qui sur Internet puisse décider s'il peut vous faire confiance. TCPA n'est pas fait pour vous dire si vous pouvez avoir confiance en votre propre PC (par exemple s'il a un virus), il ne fournit pas cette fonction. Il permet aux maisons de disque de savoir si vous avez installé un programme quelconque pour faire des copies de MP3s, ou si vous avez un logiciel libre pour contourner un certain système de protection peu efficace utilisé par cette compagnie. Intel est en train de promouvoir l'HDCP « High Definition Content Protection » [NDT: protection des contenus haute-définition] qui est un système matériel de cryptage très rapide qui fonctionne uniquement sur le câble entre l'ordinateur et son moniteur. Le seul signal crypté est celui que l'utilisateur est en train de regarder, mais alors pourquoi est-il crypté. Pour que l'utilisateur ne puisse pas enregistrer ce qu'il voit ! Si le câble est endommagé, le processeur dégrade le signal au niveau de "qualité d'un magnétoscope analogique".

Intel est aussi en train de promouvoir SDMI et CPRM « Content Protection for Recordable Media » [NDT: Protection du Contenu de Support Enregistrable] qui transforment vos propres supports de stockage (lecteur de disques, mémoire vive « flash », disques ZIP, etc) en collaborateurs des maisons de disques et de cinéma, pour vous retirer (vous le propriétaire de l'ordinateur et des supports) la capacité de stocker des choses sur ces supports et les récupérer plus tard. Au lieu de cela on ne pourrait récupérer les éléments stockés qu'avec certaines restrictions incorporées au logiciel qui les extrait -- limitations qui ne sont ni sous le contrôle du propriétaire de l'équipement, ni de la loi, mais sont liées aux contrats passés entre les maisons de disques et de cinéma et les fabricants d'équipements. Telles que, "vous ne pouvez pas enregistrer de la musique protégée par copyright sur un support non crypté". Si vous essayez d'enregistrer une chanson qui passe sur une radio FM sur un enregistreur CPRM, il refusera de l'enregistrer ou de la jouer parce qu'elle est signée en filigrane mais pas cryptée. Même pour enregistrer votre propre exemplaire original, la configuration par défaut dans le cas des enregistrements analogiques est d'en empêcher la copie, surtout si c'est avec une fidélité supérieure aux CDs, et qu'une seule copie ne soit possible dans le cas où la copie est autorisée (quand on passe outre les autres limitations). Intel et IBM ne vous disent pas ces choses; vous devez atteindre la page 11 de Exposé B-1 "CPPM Compliance Rules for DVD-Audio" [NDT: Règles de Conformité CPPM pour les DVD-Audio] ou la page 45 sur 70 de l'"Interim CPRM/CPPM Adopters Agreement" [NDT: Accord Provisoire de ceux qui adoptent le CPRM/CPPM], disponible seulement après avoir répondu à des questions personnelles importunes en suivant le lien http://www.dvdcca.org/4centity/. Tout ce qu'Intel vous dit c'est que le CPPM donnera "accès à plus de musique aux consommateurs" (http://www.intel.com/pressroom/archive/releases/aw032300.htm). Il est anormal de mentir aux consommateurs pour les tromper.

Ce qu'il y a de mal, c'est quand des scientifiques ne peuvent pas se pencher ce sujet ou publier leur résultats. Le professeur Ed Felten de Princeton a étudié quelques détails du système de "signature en filigrane" de SDMI, au sein d'une étude publique délibérément autorisée par l'hermétique comité SDMI, de façon à déterminer si le public pouvait casser leurs méthodes de cryptage. (SDMI n'autoriserait pas EFF à joindre à ses délibérations sous prétexte que nous n'avons pas d'intérêts légitimes dans le processus du fait que nous ne sommes ni un éditeur de musique ni un fabricant. Il n'y a ni consommateur ni représentant des droits des citoyens dans le consortium SDMI.) Le professeur Felten racontait dans le New-York Times la semaine dernière que les gens de SDMI et les avocats de Princeton lui disent qu'il ne peut pas révéler les détails de ce qui ne marche pas dans ces systèmes de signature en filigrane à cause du Digital Millenium Copyright Act. Il n'y a pas de problème pour dire aux compagnies de SDMI à quel point il est facile de casser leurs méthodes de cryptage, mais on ne peut pas le révéler au public ou aux autres chercheurs.

Ce qu'il y a de mal, c'est quand des concurrents sont dans l'impossibilité de fabriquer des équipements ou des logiciels concurrents, ce qui serait en faveur des consommateurs dans un marché libre. Au lieu de ça, ces équipements sont interdits, font l'objet de menaces et ces logiciels sont censurés et marginalisés. Tel que le logiciel libre DeCSS et les logiciels de lecture de DVD LiViD. Tels que les lecteurs de DVDs de par le monde qui sont capables de lire les DVDs américains de la "Région 1". L'EFF a dépensé plus d'un million de dollars l'an dernier pour défendre l'éditeur d'un magazine sur la sécurité et un adolescent Norvégien, des tentatives de l'industrie pour les faire censurer et emprisonner, respectivement, pour avoir publié et écrit un logiciel concurrent qui permet de lire ou copier les DVDs mais qui ne respecte pas les contrats restrictifs que les studios de cinéma imposent à la plupart des logiciels de lecture. Les studios de cinéma on dépensé 4 millions de dollars en poursuites judiciaires dans le cas de New-York. Peu ou aucun fabricant n'est autorisé à mettre des enregistreurs de musique numérique sur le marché -- vous pouvez voir beaucoup de lecteurs MP3 mais où sont les enregistreurs MP3 stéréo ? Ils ont été réduits à l'inexistence par la menace de suites pénales. Ceux qui prétendent encore enregistrer, enregistrent seulement de la "qualité-voix monaurale".

Ce qui est mal c'est quand les mécanismes de contrôle établis pour protéger les droits du copyright sont utilisés dans d'autres buts. Non pas pour protéger les droits existants, mais pour créer de nouveaux droits à la fantaisie des détenteurs de copyright. Les compagnies de cinéma ont insisté pour avoir un système de codage par région pour les DVDs, parce qu'elles gagneraient moins d'argent si les DVDs étaient réellement commercialisés dans le monde entier sous les lois actuelles du libre marché. (Ils ne pourraient pas faire payer cher des billets de cinéma si le même film était disponible simultanément sur DVDs, et ils ne pourraient pas combiner les campagnes publicitaires pour les cinémas et les DVDs s'ils attendaient longtemps entre la sortie en salle et sur DVD.) Ce système mène à une situation dans laquelle le consommateur peut acheter un lecteur DVD en toute légalité, acheter un DVD en toute légalité, et utiliser l'un avec l'autre, sans que cela fonctionne. L'utilisateur a tous les droits pour voir le film, mais il ne le peut pas, parce que s'il le pouvait, les compagnies de cinéma gagneraient moins d'argent. Des mécanismes similaires existent sur les DVDs pour empêcher les gens de passer les pubs en avance-rapide ou de sauter ces absurdes "avertissements du FBÏ".

Microsoft a délibérément conçu des protocoles incompatibles dans Windows 2000 pour éviter que des machines Unix concurrentes ne puissent être utilisées comme serveur DNS dans certains cas. Microsoft a publié une description fonctionnelle mais uniquement sous forme de fichier crypté accessible à condition que les lecteurs acceptent de ne pas utiliser cette information pour les concurrencer. Quand quelqu'un a décrypté le chiffrement simpliste SANS accepter les termes du contrat, Microsoft l'a menacé d'utiliser le DMCA pour poursuivre Slashdot, le populaire site Web d'informations sur le logiciel libre qui a publié le résultat. (Heureusement pour nous, Slashdot a du répondant et a dit "allez-y, nous nous défendrons" et Microsoft s'est défilé.) Le copyright ne donne pas le droit d'empêcher la concurrence, ou de limiter le commerce global -- mais d'une certaine façon les lois promulguées pour protéger le copyright sont utilisées dans ce but.

Ce qu'il y a de mal, c'est quand la politique sociale se fait dans une arrière-salle enfumée, entre les cadres des sociétés de musique/cinéma et d'informatique, pas par débat public, par le corps législatif, ou par les tribunaux. Le cahier des charges du CPRM, par exemple, permet au distributeur d'un paquet de bits (s'il a accès au logiciel qui offre cette possibilité) de décider que les futurs destinataires n'auront pas le droit de faire des copies de ce paquet de bits. Ou deux mais pas trois. On ne peut pas faire respecter cette clause sur le plan légal, elle n'est pas issue de la loi. Ce que dit la loi est différent. Mais on fera respecter cette clause grâce au matériel construit par tous les fabricants d'envergure, parce qu'ils seront traînés en justice par les sociétés de musique/cinéma s'ils osent fabriquer des équipements compatibles qui laissent les consommateurs faire TROIS copies, ou en faire en étant uniquement limités par leurs droits légaux. Trouvera-t-on surprenant que ces politiques d'arrière-salle soit finalement à l'avantage des parties présentes dans la salle, au détriment des consommateurs et du public ?

Ce qu'il y a de mal c'est quand l'équilibre entre les droits des créateurs et les droits à la liberté d'expression et de la presse est rompu. Parce que la moindre extension des droits des créateurs conduit à une DIMINUTION de la liberté d'expression et du droit d'édition. Chaque fois que la notion de copyright est étendue, le domaine public se rétrécit. Le droit de critiquer, le droit de contester à quelqu'un son interprétation de la vérité sont mis à mal. Le premier amendement [NDT: concernant la liberté d'expression, de la presse, de religion, etc...] donne un droit quasi-absolu au public ; la clause sur le copyright le limite pour empêcher la publication par autrui. Toute extension du droit d'empêcher la publication diminue le droit de publier. Par exemple, rien de ce qui a été créé après 1910 n'est entré dans le domaine public, parce qu'avec les années la notion de copyright s'est accrue. Mais les droits de reproduction issus des limitations technologiques n'ont pas de date de péremption. Il n'y a rien dans le cahier des charges du SDMI ou du CPRM qui ne dise : "Après 2100 vous serez autorisés à copier les films de 1910".

Ce qu'il y a de mal, c'est qu'un petit doigt de la "protection par copyright" mène la communication entre êtres-humains par le bout du nez. Comme l'a fait remarquer Andy Odlyzko (http://www.research.att.com/~amo/doc/eworld.html, cf. « Content is not king » [NDT: Le Contenu n'est pas Roi] et « The history of communications and its implications for the Internet » [NDT: l'histoire des communications et ses conséquences pour Internet]), "La vente annuelle de tickets de cinéma aux États-Unis est bien en dessous de 10 milliards de dollars. L'industrie du téléphone ramasse au moins autant d'argent tous les quinze jours!" Triturer la loi et la technologie de communication et de traitement informatique des hommes dans le but de protéger les intérêts des détenteurs de copyright, appauvrit globalement le monde. Même si ça ne violait pas les règles fondamentales de stabilité à long-terme des sociétés, ce serait une mauvaise décision sur le plan économique.

Ce qu'il y a de mal c'est que nous avons inventé la technologie pour supprimer la pénurie, mais nous sommes en train d'y renoncer délibérément au bénéfice de ceux qui profitent de la pénurie. Nous avons maintenant les moyens de reproduire n'importe quel type d'information qui peut être représentée de façon compacte sur un support numérique. Nous pouvons répliquer cela dans le monde entier, pour des milliards de personnes, à des coûts très bas, à la portée de tout un chacun. Nous travaillons dur pour des technologies qui permettront de reproduire d'autres types de ressources aussi facilement, y compris des objets réels quelconques ("nanotechnology" ; cf. http://www.foresight.org). Les progrès des sciences, technologies et des marchés libres ont mis fin à bon nombre de pénuries. Il y a cent ans, plus de 99% des américains utilisaient toujours des toilettes dans le jardin, et un enfant sur dix mourrait dans la petite enfance. Maintenant même les américains les plus pauvres ont des voitures, des télévisions, des téléphones, le chauffage, de l'eau pure, les égoûts -- des choses que les millionnaires les plus riches de 1900 ne pouvaient pas acheter. Ces technologies promettent la fin des besoins matériels dans un futur proche.

Nous devrions nous réjouir de créer collectivement un paradis sur Terre ! Au lieu de ça, ces âmes tordues qui vivent en entretenant la pénurie rôdent pour convaincre des co-conspirateurs d'aliéner notre technologie de reproduction bon marché pour qu'elle ne puisse pas faire des copies -- du moins pour le genre de produits qu'ILS veulent nous vendre. C'est le pire genre de protectionnisme -- brader notre société pour le compte d'une industrie locale inefficace. Les éditeurs et distributeurs de films évitent soigneusement de nous faire remarquer cela, mais c'est ce qui est en train de se passer.

Si avant 2030 nous avons inventé une machine à reproduire la matière qui soit aussi bon marché que la copie de CD actuelle, allons-nous la mettre hors-la-loi et la marginaliser ? De façon à ce que les agriculteurs puissent vivre en maintenant les prix des produits alimentaires élevés, de façon que les fabricants de meubles puissent vivre en empêchant les gens d'avoir des lits et des chaises dont la reproduction coûte un dollar, de façon que les maçons ne soient pas ruinés du fait qu'une maison confortable peut être reproduite pour quelques centaines de dollars ? Oui, de tels développements vont certainement créer des dislocations dans l'économie. Mais devrions nous les marginaliser et maintenir le monde en état de pauvreté pour sauver l'emploi de ces personnes ? Et resteront-ils réellement en marge ou est-ce que les avantages de la technologie fera rapidement que la "marginalité" dépassera le reste de la société ?

Je pense que nous devons entrer dans l'ère de la plénitude et trouver comment y vivre ensemble. Je pense que nous devrions travailler pour comprendre comment les gens peuvent vivre en créant de nouvelles choses et en fournissant de nouveaux services plutôt qu'en limitant la reproduction de ce qui existe. C'est ce que j'ai fait dix ans durant en créant une société de support pour les logiciels libres. Cette société, Cygnus Solutions, investit plus de 10 millions de dollars par an pour écrire des programmes et les rendre librement disponibles, et laisser n'importe qui les modifier ou les reproduire. Elle fait cela en récoltant plus de 25 millions de dollars de clients qui profitent de l'existence de ces logiciels fiables et largement répandus. La société fait maintenant partie de RedHat Inc -- qui vit en aidant ses clients à se développer sans limiter la reproduction de son travail. Ce n'est pas une coïncidence si les communautés du code source ouvert, du logiciel libre et la communauté Linux sont parmi les premières à s'inquiéter de la protection de la copie. Elles destinent activement leur vie et leurs loisirs à éliminer la pénurie et à augmenter la liberté sur les marchés des systèmes d'exploitation et des logiciels applicatifs. Elles voient la réelle amélioration qui en découle dans le monde -- et les hideuses réactions des monopoles et des oligopoles rendues caduques par de tels efforts.

Transformer le monde entier pour interagir sans pénurie est une tâche immense. Un revirement économique aussi large prendrait des décennies à se répandre dans l'économie du monde entier en générant de nouveaux gagnants et de nouveaux perdants. Nous serons extrêmement chanceux si vers 2030 nous sommes préparés à en finir avec la pénurie sans agitation sociale massive, comme des grèves, des troubles sociaux, et une guerre mondiale. Si nous en sommes à trouver un chemin pacifique vers une ère de plénitude, nous devrions commencer ICI ET MAINTENANT, en transformant les industries pour lesquelles nous avons déjà éliminé la pénurie -- le texte, le son et l'image. Les entreprises qui ne peuvent pas s'y ajuster devraient disparaître et être remplacées par celles qui peuvent. Au fur et à mesure que ces entreprises apprendront à vivre et à se développer sans créer une pénurie artificielle, elles fourniront des modèles et des compétences pour d'autres industries, celles qui devront changer quand leur propre production inefficace sera remplacée par une reproduction efficace dans dix ou quinze ans. On prétend que protéger la copie par la loi et se démener avec les cartels industriels peut maintenir nos structures économiques actuelles, face à un ouragan de changement technologique positif qui les prend et les fait tournoyer comme autant de feuilles mortes.

Ceci est peut-être un argumentaire plus long que celui que vous espériez, Ron, mais comme vous le voyez, je pense qu'il y a beaucoup de choses qui ne vont pas dans la façon dont les techniques de protection de la copie sont imposées à un public qui ne se doute de rien. J'aimerais entendre de votre part un argumentaire similaire. En étant pendant un instant l'avocat du diable, pourquoi des entreprises égoïstes sont-elles autorisées à changer l'équilibre des libertés fondamentales, en mettant en danger la liberté d'expression, les marchés libres, le progrès scientifique, les droits des consommateurs, la stabilité de la société, et la fin du besoin de matière et d'information? Parce que quelqu'un est susceptible de voler une chanson ? C'est une excuse qui semble plutôt légère. J'attends votre réponse.

John Gilmore Electronic Frontier Foundation

Ron Rivest

John --

Brillant essai... merci pour une si longue réponse !

Je vais décliner votre invitation (peut-être rhétorique) à fournir un contre-argumentaire pour l'avocat du diable, parce que je ne suis pas la personne adéquate pour cela ; je suis bien trop libéral de mon propre point de vue pour être un représentant équitable du "côté obscur". Quoi qu'il en soit, j'étais plus demandeur d'enseignement (que vous avez généreusement fourni) que d'argument.