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ÉPILOGUE: BIENVENUE SUR LES CHEMINS DU VIRTUEL

J'aime ce qui est fragile, évanescent, unique et charnel. J'apprécie les êtres et les lieux singuliers, irremplaçables, les atmosphères à jamais liées à des situations et des moments. Je suis persuadé qu'une part capitale de la morale consiste tout simplement à accepter d'être au monde, à ne pas fuir, à être là pour les autres et pour soi. Mais le sujet de ce livre était la virtualisation. J'ai donc traité de la virtualisation. Cela n'implique pas l'oubli des autres faces de l'être ; et j'incite évidemment, s'il en était besoin, la lectrice, le lecteur, à ne pas les négliger. C'est justement parce que l'actuel est si précieux que nous devons de toute urgence penser et acclimater la virtualisation qui le déstabilise. Je crois que la souffrance de subir la virtualisation sans la comprendre est une des principales causes de la folie et de la violence de notre temps.

J'ai voulu montrer dans ce livre que la virtualisation était le mouvement par quoi s'est constitué et continue à se créer notre espèce. Pourtant, elle est souvent vécue comme inhumaine, déshumanisante, comme la plus terrifiante des altérités en marche. En l'analysant, en la pensant, en la chantant parfois, j'ai tenté de l'humaniser, y compris pour mon propre compte. Nombre d'intellectuels d'aujourd'hui, fiers de leur rôle "critique", croient faire oeuvre honorable en répandant le désarroi et la panique au sujet de la civilisation en émergence. Quant à moi, par un travail de mise en mots, de construction de concepts et d'intégration à la culture, j'ai voulu accompagner quelques-uns de mes contemporains dans leur effort pour vivre un peu moins dans la peur et le ressentiment. J'ai voulu outiller, par une cartographie du virtuel, ceux qui, comme moi, essayent à grand peine de devenir acteurs.

La virtualité n'a strictement rien à voir avec ce que nous en dit la télévision. Il ne s'agit nullement d'un monde faux ou imaginaire. Au contraire, la virtualisation est la dynamique même du monde commun, elle est ce par quoi nous partageons une réalité. Loin de circonscrire le royaume du mensonge, le virtuel est précisément le mode d'existence d'où surgissent aussi bien la vérité que le mensonge. Il n'y a pas de vrai et de faux chez les fourmis, les poissons ou les loups : seulement des traces et des appâts. Les animaux n'ont pas de pensée propositionnelle. Vérité et fausseté sont indissociables d'énoncés articulés ; et chaque énoncé sous-entend une question. L'interrogation s'accompagne d'une étrange tension mentale, inconnue chez les bêtes. Ce creux actif, ce vide séminal est l'essence même du virtuel. Je fais l'hypothèse que chaque saut dans un nouveau mode de virtualisation, chaque élargissement du champ des problèmes ouvre de nouveaux espaces à la vérité et, par conséquent, également au mensonge. Je vise la vérité logique, qui dépend du langage et de l'écriture (deux grands instruments de virtualisation), mais aussi bien d'autres formes de vérité, peut-être plus essentielles : celles qu'expriment la poésie, l'art, la religion, la philosophie, la science, la technique et finalement les humbles et vitales vérités dont témoigne chacun de nous dans son existence quotidienne. Une des plus intéressantes parmi les voies ouvertes aux recherches artistiques contemporaine est probablement la découverte et l'exploration des nouvelles formes de vérité obscurément charriées par la dynamique de la virtualisation.

J'ai longuement développé une perspective de philosophie politique dans mon livre précédent [Lévy, 1994], je voudrais terminer celui-ci sur un horizon esthétique. L'art peut rendre perceptible, accessible aux sens et aux émotions, le bond vertigineux dans la virtualisation que nous accomplissons si souvent à l'aveugle et à notre corps défendant. Mais l'art peut aussi intervenir ou interférer dans le processus. L'architecture et le design fondamentaux de notre temps ne sont-ils pas ceux de l'hypercorps, de l'hypercortex, de la nouvelle économie des événements et de l'abondance, du fluctuant espace des savoirs? Les artistes n'ont été censés s'exprimer eux-mêmes que pendant une très courte période de l'histoire de l'art. Nombre de recherches esthétiques contemporaines font retour a des pratiques archaïques consistant à donner une consistance, à prêter une voix à la créativité cosmique. Il s'agit alors moins pour l'artiste d'interpréter le monde que de permettre a des processus biologiques actuels ou hypothétiques, a des structures mathématiques, a des dynamiques sociales ou collectives de prendre directement la parole. L'art ne consiste plus ici à composer un "message" mais à machiner un dispositif permettant à la part encore muette de la créativité cosmique de faire entendre son propre chant. Un nouveau type d'artiste apparaît, qui ne raconte plus d'histoire. C'est un architecte de l'espace des événements, un ingénieur de mondes pour des milliards d'histoires à venir. Il sculpte à même le virtuel.

Je parle pour finir d'art et d'esthétique parce que, comme beaucoup, la consternation me saisit dès que j'envisage l'instance politique traditionnelle. Mais il s'agit, en fin de compte, de faire prévaloir un souci artistique, des critères proprement esthétiques (ceux que nous venons d'évoquer), un esprit de création au sein même de l'action politique, comme dans l'ingénierie la plus "purement technique" ou - pourquoi pas ? - dans les pratiques économiques.

Pourquoi cet art transversal se doit-il d'intervenir activement dans la dynamique de la virtualisation ? Parce que l'actualisation verse souvent à la réalisation. Parce que l'hétérogénèse peut dégénérer en aliénation. Parce que l'invention d'une nouvelle vitesse s'effondre aisément en simple accélération. Parce que la virtualisation tourne parfois à la disqualification de l'actuel. Parce que la mise en commun, qui est l'opération caractéristique de la virtualisation, bascule trop fréquemment dans la confiscation et l'exclusion. Il faut une sensibilité d'artiste pour saisir à l'état naissant ces différences, ces décalages, dans les situations concrètes. Lorsque le possible écrase le virtuel, quand la substance étouffe l'événement, le rôle de l'art vivant (ou l'art de la vie) est de rétablir l'équilibre.

La force et la vitesse de la virtualisation contemporaine sont si grandes qu'elles exilent les êtres de leurs propres savoirs, qu'elles les chassent de leur identité, de leur métier, de leur pays. Les gens sont poussés sur les routes, s'entassent dans les bateaux, se bousculent dans les aéroports. D'autres, encore plus nombreux, véritables immigrés de la subjectivité, sont forcés à un nomadisme de l'intérieur. Comment répondre à cette situation ? Faut-il résister à la virtualisation, se crisper sur les territoires et les identités menacées ? Telle est l'erreur fatale à ne surtout pas commettre. Car la conséquence ne peut être, à terme, que le déchaînement de la violence brutale, comme ces tremblements de terre dévastateurs qui résultent de l'inélasticité et du blocage trop longtemps maintenu de telle plaque de l'écorce terrestre. Nous devons plutôt tenter d'accompagner et de donner sens à la virtualisation, tout en inventant un nouvel art de l'hospitalité. La plus haute morale des nomades doit devenir, en ce moment de grande déterritorialisation, une nouvelle dimension esthétique, le trait même de la création. L'art, et donc la philosophie, la politique et la technologie qu'il inspire et traverse, doit opposer une virtualisation requalifiante, inclusive et hospitalière à la virtualisation pervertie qui exclue et disqualifie.

Tendez l'oreille à l'interpellation de cet art, de cette philosophie, de cette politique inouïe : "Etres humains, gens d'ici et de partout, vous qui êtes emportés dans le grand mouvement de la déterritorialisation, vous qui êtes greffés sur l'hypercorps de l'humanité et dont le pouls fait écho à ses géantes pulsations, vous qui pensez réunis et dispersés parmi l'hypercortex des nations, vous qui vivez saisis, &ea du monde qui ne cesse de revenir à soi et de se recréer, vous qui êtes jetés tout vifs dans le virtuel, vous qui êtes pris dans cet énorme saut que notre espèce accomplit vers l'amont du flux de l'être, oui, au coeur même de cet étrange tourbillon, vous êtes chez vous. Bienvenue dans la nouvelle demeure du genre humain. Bienvenue sur les chemins du virtuel!"


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