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Une déclaration d'indépendance du cyberspace

Par John Perry Barlow



Hier, le grand invertébré qui loge à la Maison Blanche a apposé sa signature au bas du texte de la loi de 1996 sur la "réforme" des télécommunications, pendant que Tipper Gore prenait des photos numériques de l'événement afin de les publier dans un livre qui sera intitulé "24 Hours in Cyberspace" (24 Heures dans le cyberspace).

J'avais également été invité à contribuer à ce livre en écrivant un texte d'actualité. Mais étant donné le caractère infâme des contrôles que cette loi cherche à imposer sur le Net, j'ai pensé qu'il était temps de déverser quelques balles de thé sur les quais du port virtuel [Allusion à la "Boston Tea Party" (1773), émeute au cours de laquelle ont été détruites des cargaisons de thé appartenant à la Compagnie des Indes en réponse aux taxes instituées par le gouvernement britannique. Cette émeute fut un des premiers incidents de ce qui devait devenir la guerre d'indépendance des États-Unis - NdT].

Car la loi sur la "réforme" des télécommunications, adoptée par le Sénat à une écrasante majorité (avec seulement 5 voix contre) rend en fin de compte illégal, sous peine d'une amende de 250 000 dollars, le fait de dire "merde" sur le réseau. Ou, d'ailleurs, de dire n'importe lequel des 7 gros mots interdits d'antenne à la radio et à la télévision. Ou de discuter au grand jour de l'avortement. Ou de parler des autres fonctions corporelles autrement qu'en utilisant un vocabulaire médical aseptisé.

Elle tente de placer sur les échanges qui se mènent dans le cyberspace des contraintes plus restrictives que celles qui existent à la cafétéria du Sénat, où chaque fois que j'ai eu l'occasion d'y prendre un repas j'ai entendu des sénateurs utiliser des expressions gratinées.

Cette loi nous a été parachutée par des gens qui n'ont pas la moindre idée de qui nous sommes ou de ce qu'est ce territoire où ont lieu nos échanges. Ainsi que le dit mon ami Louis Rossetto, rédacteur-en-chef du magazine Wired, c'est comme si "les illettrés pouvaient vous dire ce qu'il faut que vous lisiez."

Eh bien, qu'ils aillent se faire foutre.

Ou plutôt, profitons de l'occasion pour prendre congé d'eux, maintenant. Ils ont déclaré la guerre au cyberspace. Montrons-leur l'étendue de notre pouvoir, de notre ruse et de notre capacité à surprendre lorsqu'il s'agit pour nous de nous défendre.

Avec le sens de la disproportion qui me caractérise, j'ai écrit un texte dont j'espère qu'il sera un des nombreux moyens qui nous permettront de nous défendre. Si vous le trouvez utile, j'espère que vous le diffuserez aussi largement que possible. Vous pouvez en retirer ma signature si vous le souhaitez, car je n'accorde aucune importance au fait qu'on m'attribue ou non sa paternité. Vraiment aucune.

Mais j'espère que ce cri se fera entendre à travers tout le cyberspace, qu'il croîtra, qu'il se clonera, qu'il mutera jusqu'à ce que son volume égale celui de l'idiotie qu'on vient de nous infliger.

Je vous offre une...

Déclaration d'indépendance du cyberspace

Gouvernements du monde industrialisé, géants fatigués de chair et d'acier, je viens du cyberspace, le nouveau domicile de l'esprit. Au nom du futur, je vous demande, à vous qui appartenez au passé, de nous laisser en paix. Vous n'êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n'avez aucune souveraineté sur le territoire où nous nous assemblons.

Nous n'avons pas de gouvernement élu, et il est peu probable que nous en ayons un un jour : je m'adresse donc à vous avec la seule autorité que m'accorde et que s'accorde la liberté elle-même. Je déclare que l'espace social global que nous construisons est naturellement indépendant des tyrannies que vous cherchez à nous imposer. Vous n'avez aucun droit moral à nous gouverner, et vous ne possédez aucun moyen de faire respecter votre autorité que nous ayons de bonnes raisons de craindre.

Les gouvernements trouvent le fondement de leur pouvoir légitime dans le consentement des personnes qu'ils gouvernent. Vous n'avez ni sollicité ni obtenu le nôtre. Nous ne vous avons pas invités. Vous ne nous connaissez pas, et vous ne connaissez pas non plus notre monde. Le cyberspace ne se trouve pas à l'intérieur de vos frontières. Ne pensez pas que pouvez le construire comme s'il était un de vos Grands Travaux. Vous n'y arriverez pas. C'est un phénomène naturel qui croît de lui-même, par nos actions collectives.

Vous n'avez pas pris part aux grands débats qui nous ont réunis, et vous n'avez pas non plus créé la richesse de nos marchés. Vous ne connaissez ni notre culture, ni notre éthique, ni les codes non-écrits qui ordonnent déjà notre société mieux que ne pourraient le faire n'importe lequel des règlements que vous prétendez nous imposer.

Vous dites qu'il existe chez nous des problèmes que vous devez résoudre. Vous prenez prétexte de cela pour faire intrusion dans notre espace. Beaucoup de ces problèmes n'existent pas. Là où il y aura de véritables conflits, là où des torts seront effectivement causés, nous les identifierons et nous les traiterons avec nos moyens. Nous sommes en train de mettre en place notre propre Contrat Social. Nous nous gouvernerons en fonction des conditions qui prévalent dans notre monde, pas dans le vôtre. Car notre monde est différent.

Le cyberspace est fait de transactions, de relations et de pensée, circulant en un flot ininterrompu sur nos canaux de communication. Notre monde est à la fois partout et nulle part, mais il ne se trouve pas là où vivent les corps.

Nous sommes en train de créer un monde ouvert à tous, sans privilège ni préjugé qui dépende de la race, du pouvoir économique, de la puissance militaire ou du rang à la naissance.

Nous sommes en train de créer un monde où chacun, où qu'il soit, peut exprimer ce qu'il croit, quel que soit le degré de singularité de ses croyances, sans devoir craindre d'être forcé de se taire ou de se conformer.

Les concepts de votre droit en matière de propriété, d'expression, d'identité, de mouvement et de circonstances ne s'appliquent pas à nous. Ils ont leur fondement dans la matière, et il n'y a pas de matière ici.

Nos identités n'ont pas de corps : donc, contrairement à vous, nous ne pouvons pas faire régner l'ordre au moyen de la force physique. Nous pensons que c'est à travers l'éthique et l'intérêt bien compris de chacun et de la communauté dans son ensemble que va surgir notre mode de gouvernement. Nos identités sont probablement dispersées à travers un grand nombre de vos juridictions. La seule loi que toutes les cultures qui nous constituent seraient prêtes à reconnaître est la Règle d'Or de l'éthique. Nous espérons que nous serons capables de construire nos propres solutions sur cette base. Mais nous ne pouvons pas accepter les solutions que vous essayez d'imposer.

Aux États-Unis, vous venez aujourd'hui de créer une loi, la loi sur la réforme des télécommunications, qui renie votre propre Constitution et qui est une insulte aux rêves de Jefferson, Washington, Mill, Madison, Tocqueville et Brandeis. C'est nous qui devons maintenant faire renaître ces rêves.

Vous avez une peur panique de vos propres enfants, car ils sont nés dans un monde où vous serez à jamais immigrants. Parce que vous avez peur d'eux, vous confiez à vos bureaucraties les responsabilités parentales que vous êtes trop lâches pour exercer vous-mêmes. Dans notre monde, tous les sentiments et toutes les expressions de l'humain, du plus dégradant au plus angélique, font partie d'un tout inséparable, l'échange global des octets. Il n'est pas possible de séparer l'air qui peut éventuellement étouffer certains de ceux qui le respirent de celui qui permet aux oiseaux de voler.

En Chine, en Allemagne, en France, en Russie, à Singapour, en Italie et aux États-Unis, vous essayez de tenir à l'écart le virus de la liberté en érigeant des postes de contrôle sanitaire aux frontières du cyberspace. Peut-être que ceux-ci empêcheront la contagion un certain temps, mais ils ne fonctionneront pas dans le monde de l'omniprésence des médias transporteurs d'octets.

Vos industries de l'information, de plus en plus obsolètes, cherchent à se perpétuer en proposant des lois, en Amérique et ailleurs, qui ont la prétention de confisquer à leur profit jusqu'à la parole même à travers le monde. Ces lois cherchent à transformer les idées en un produit industriel comme les autres, au même titre que les lingots de fonte. Dans notre monde, tout ce que l'esprit humain peut créer peut être reproduit et distribué à l'infini sans que cela ne coûte rien. Le transmission globale de la pensée n'a plus besoin de vos usines pour se faire.

Ces mesures de plus en plus hostiles et colonialistes nous placent dans la même position que les amoureux de la liberté et de l'auto-détermination qui lors d'époques précédentes ont dû rejeter l'autorité de pouvoirs distants et mal informés. Il nous faut déclarer que nos identités virtuelles ne sont pas soumises à votre souveraineté, alors même que nous continuons à consentir à ce que vous gouverniez nos corps. Nous allons nous disperser sur toute la planète de manière à ce que personne ne puisse arrêter nos idées.

Nous allons créer une civilisation de l'esprit dans le cyberspace. Puisse-t-elle être plus juste et plus humaine que le monde qu'ont construit vos gouvernements auparavant.

Davos, Suisse, le 8 février 1996

- Publié en français par le webzine "Cybersphere", aujourd'hui disparu. Traduction par Diogène.