Cette page est une copie pour archive d'un texte paru dans la revue Multitudes n°5


Un espace de déconstruction et construction

L’expérience du Loa Hacklab de Milan

ENTRETIEN AVEC BLICERO
PAR LUDOVIC PRIEUR ET ARIS PAPATHÉODOROU

 

MULTITUDES — Qu’est-ce qu’un hacklab ? Et plus particulièrement, qu’est-ce que le LOA Hacklab de Milan ?

BLICERO — Un hacklab est un lieu où l’on tente de conjuguer l’attitude hacker, c’est-à-dire le fait de comprendre le fonctionnement de machines complexes afin de les déconstruire et les reconstruire de manière non conventionnelle, avec l’ambition d’analyser le réel. Un lieu de relations où les personnes, portées par un intérêt prononcé pour les nouvelles formes de communication électronique, pour le digital et la télématique, peuvent se rencontrer pour construire un mode différent d’appréhension des choses et intervenir sur les processus qui déterminent la réalité. Un hacklab c’est en quelque sorte un lieu de rencontre des diverses entités et déterminations de l’antagonisme digital.

Le LOA hacklab MI précisément c’est le hacklab de Milan, né après le hackmeeting 99 qui s’est déroulé au centre social Deposito Bulk. L’année dernière, nous nous sommes engagés sur diverses campagnes portées principalement, mais pas seulement, par toutes les réalités de l’antagonisme télématique italien : libre accès et libre circulation des savoirs, liberté d’expression, cours et séminaires, construction d’un nouveau serveur qui sera présenté lors du prochain hackmeeting, et tant d’autres choses. Actuellement, notre mailing-list interne de coordination compte soixante-dix inscrits, et nous continuons à élargir nos projets de collaboration.

 

MULTITUDES — Peux-tu nous présenter aussi rapidement le parcours qui a conduit à la constitution de hacklabs dans plusieurs villes d’Italie, et en particulier le rapport qui existe entre cette dynamique et les centres sociaux occupés?

BLICERO — Au départ, il y a les hackmeeting. Durant ces moments auto-organisées les activistes télématiques et les « fous du clavier » de toute l’Italie (et d’ailleurs aussi) s’échangeaient des idées, des avis, des conseils et en profitaient pour se rencontrer physiquement après avoir s’être connu par l’intermédiaire des flux de bytes. La première de ces rencontres a été organisée, en 1998, au CPA FI-sud, un des centres sociaux de Florence, et ce fut un succès. Le deuxième à Milan en 1999, et de nombreuses personnes commencèrent à se demander pourquoi ne pas donner une continuité à ces moments d’échanges et de relations entre chaque hackmeeting. C’est ainsi que naissent les hacklab de Florence et de Milan, sans oublier le Freaknet Medialab qui était déjà opérationnel depuis un certain temps. En l’espace de deux ans, d’autres hacklab ont été crées et encore aujourd’hui il en naît de nouveaux. Actuellement il y en a une dizaine et la volonté de « tapoter sur des claviers » et de changer le contexte actuel ne semble pas diminuer, bien au contraire.

Le rapport avec les centres sociaux a sans aucun doute une composante historique les hackmeeting sont nés et se sont déroulés dans les centres sociaux de Florence, Milan et Rome, et il était naturel que des structures, ayant, entre autres, comme objectif fondamental de donner une continuité aux activités portées par les hackers, prennent pied et trouvent leurs espaces à l’intérieur de structures telles que les centres sociaux.

Il existe aussi des motivations plus profondes, liées surtout à l’attitude hacker et à ses origines, totalement convergentes avec ce qui anime les sujets de l’auto-organisation. Deux caractéristiques fondamentales de l’éthique hacker se retrouvent dans la volonté de donner aux savoirs la plus ample possibilité de circulation et dans le désir de comprendre le fonctionnement des mécanismes complexes pour pouvoir, par la suite, les détourner pour son propre plaisir et ses propres envies. Si nous transposons ces caractéristiques dans un milieu « non technique », il est très facile d’identifier les centres sociaux occupés et les espaces autogérés comme des tentatives claires et évidentes de reality hacking. La convergence de ces deux caractéristiques (historique et « comportementale ») ont amené les hacklabs et les réalités de l’auto-organisation à partager des espaces et des parcours.

 

MULTITUDES — Un des aspect particulièrement intéressant de l’expérience du LOA c’est le fait d’organiser des «cours » réguliers où vous essayer de transmettre de « l’expertise » en matière d’utilisation des systèmes de type Unix et de langages informatiques (Perl, HTML, langage C, etc.) à de « simples utilisateurs ».

BLICERO — Pas uniquement à de simples utilisateurs. Les cours, en théorie, sont de niveaux différenciés pour que ceux qui ont déjà certaines connaissances se sentent aussi motivés pour les suivre.

 

MULTITUDES — Comment cela se passe-t-il ?

BLICERO — Nous avons construit une salle de cours avec des PC i486 et des écrans récupérés dans les « rebuts » des banques et autres bureaux. Nous avons seize postes de travail qui offrent tout ce qui est nécessaire pour suivre les cours et mettre les mains sur les machines. Nous nous sommes ingéniés et nous avons réussi a créer un espace didactique qui n’a rien à envier aux cours commerciaux d’informatique qui fleurissent actuellement de toutes parts, grâce a du matériel de récupération, un peu de réflexion et notre volonté de démontrer que la fuite en avant vers une technologie toujours plus sophistiquée et dernier cri est purement et simplement un réflexe du processus capitaliste; ce dernier nécessitant la création constante de marchés pour survivre. En dehors de la structure physique, plusieurs d’entre nous se sont organisés pour produire du matériel didactique, à savoir des programmes pour les cours et les séminaires, des transparents, des polycopiés, des CD et tant d’autres choses. Dernièrement, il nous est même passé par la tête de produire des cours en version vidéo, mais ça nous a semblé un peu exagéré...

 

MULTITUDES — Qui vient aux cours-séminaires du LOA ?

BLICERO — La fréquentation est plutôt variée et va des étudiants aux professionnels, en passant par les «fous du clavier» pour finir par certains immigrés qui au travers de ces cours réussissent à trouver un emploi. Les cours et les séminaires ne sont pas seulement des moments d’apprentissage et de partage des savoirs, ils sont surtout et avant tout des moments de relation. Durant les cours, nos activités quotidiennes se trouvent confrontées à la présence et aux idées de ceux qui viennent suivre les cours et les séminaires. D’un certain point de vue, les cours et les séminaires représentent pour nous ce qu’a représenté la socialité pour les expériences autogérées des décades précédentes.

 

MULTITUDES — Penses-tu que la transmission des savoirs, de l’expertise sur l’utilisation des outils logiciels soit un enjeu important ?

BLICERO — Dans cette phase, c’est sûrement un élément-clé dans la construction de perspectives autres pour les droits digitaux et au-delà. L’univers digital est l’un des rares univers où il est réellement possible de mettre dans les mains de tout le monde les moyens de production (immatérielle) et le partage de ce savoir-faire est l’un des éléments fondamentaux pour permettre à tous de participer à la lutte. Changer la réalité passe aussi au travers du partage des instruments pour la changer et, dans l’univers informatico-télématique, c’est très exactement ce que nous cherchons à faire. Ce n’est pas un hasard si les concepts de « propriété privée » et de «limitation de liberté de circulation » des savoirs, mais aussi des biens et des personnes, sont des éléments sur lequel se fonde le capitalisme tardif. Le partage des savoirs et la disponibilité des savoirs immatériels pour les couches les plus faibles de la société constituent un passage important pour que ces dernières puissent participer à la transformation du présent.

Comme on peut le voir en matière de biotechnologies, un savoir clos, avec des coûts de production mais aussi d’accessibilité élevés, fait le jeu de ceux qui veulent la globalisation pour augmenter encore plus leurs propres profits et leur propre pouvoir. Le partage horizontal est une pratique « rebelle » à partir même de ses origines lesquelles sont diamétralement opposées aux origines du capital.

 

MULTITUDES — Le LOA c’est aussi des projets logiciels. Avec des choses intéressantes et surprenantes comme OBOE qui vise à donner aux non-voyants un accès aux technologies informatiques et aux cultures digitales. D’où vient ce type d’initiative ?

BLICERO — Les initiatives d’« intervention » sur le logiciel sont une caractéristique innée de la culture hacker, dans laquelle les hacklab plongent leurs racines. Au cours de cette année et demi d’expérience, nous nous sommes penchés sur différentes questions — ce qui ce qui nécessiterait pour chacune d’entre elles un traitement approfondi — et à chaque fois nous avons essayé de les affronter avec le même sérieux : d’une part, construire un discours critique et analytique de la situation (comme l’accessibilité des textes électroniques et les intérêts des grands éditeurs dans la cas Cavazza-Galiano de l’automne dernier) et d’autre part, fournir des solutions et des hacks pour offrir des alternatives. C’est une des caractéristiques fondamentales, à mon avis, des hacklab : tenter de conjuguer pratique et analyse politique théorique. Le travail de production de logiciels (ainsi que les cours) sont le parfait reflet de cette volonté.

 

MULTITUDES — Quels sont vos projets en cours et vos réalisations ?

BLICERO — De nombreuses choses sont en cours, peu sont réalisées complètement. D’une part, parce qu’il est difficile de mettre le mot « fin » à un projet et d’autre part, parce que’il nous manque une ressource fondamentale : le temps. En cours, nous avons OBOE, un moteur de recherche pour ebooks, un projet de « client IRC » crypté et surtout la réalisation d’un serveur indépendant qui permettra de donner libre cours à notre folie... Parmi les choses que nous avons réalisées (ou contribuer à leurs réalisations), il y a les cours et les séminaires — désormais actifs depuis plus d’un an—, les éditions précédentes des hackmeeting, des initiatives sur la « GNU economy » au niveau éditorial et logiciels, Le copyDOWN (un système d’échange de textes électroniques qui a la possibilité future de devenir une sorte de Napster pour les texte et qui se base sur Gnutella), et tant d’autres petites choses.

 

MULTITUDES — Vous avez organisé une rencontre au Bulk sur le thème « Free software et No Copyright » en novembre 1999, qui mettait l’accent sur le droit de reproduction et l’opposition au projet européen de brevets sur les logiciels. Il nous semble que le No Copyright — en insistant que sur le droit de copie — est en-deçà du copyleft mis en avant par le Projet GNU et qui insiste sur l’importance du droit de copie et de modification, se fondant, justement, sur un « reversement » du copyright. Ne penses-tu pas qu’il faut, aujourd’hui, aller au-delà du No Copyright ?

BLICERO — En effet! D’ailleurs la série d’initiatives que nous avons menée sur la « GNU economy » a été portée par une pratique et un raisonnement très complexe sur la question du copyright. C’est évident que le modèle auquel nous nous référons est celui du copyleft , lequel a déjà démontré son succès en matière de logiciels et de documentation. De même, il est clair que la perspective finale où tout serait copylefté soit plus que souhaitable mais il est vrai aussi que la bataille pour forcer les temps et les grands intérêts relatifs à la réalisation d’un libre partage des savoirs passe au travers de l’abolition des lois sur le copyright et de la soustraction volontaire aux lois que l’on ne partage pas et que l’on veut éliminer.

D’où la devise « no-Copyright ». Il est certain que penser à un monde futur dans lequel l’esprit de communauté rende inutile le concept même de copyright soit un belle référence pour rêver, mais il n’en reste pas moins vrai que notre tendance pragmatique nous fait choisir de faire l’effort auparavant sur les passages plus praticables, pour par la suite faire le forcing au-delà. Avec des temps et avec des modalités différents : la première phase, on se bat pour quelque chose qui change les mécanismes ne dépendant pas des relations et des personnes mais qui est effectivement compatible avec les mécanismes marchands actuellement prédominants; la seconde phase, est un pari beaucoup plus gros mais pour lequel on combat tous les jours, aussi bien avec des mots qu’avec des actes concrets : chercher de transformer la logique de domination en logique de communauté, le libre marché en libre partage, l’aliénation en participation, le fait de déléguer en fait d’agir. Nous n’en sommes vraiment qu’au tout début, mais nous vivons projetés dans le futur...

 

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