DEPUIS LE TEMPS QUE JE TATONNE
dans le cyberespace, une immense énigme est restée sans
solution, qui paraît pourtant être à la racine de
presque tous les désagréments légaux, éthiques,
gouvernementaux et sociaux que peut présenter le monde virtuel.
Je veux parler du problème de la propriété numérisée.
L'énigme est la suivante: si ce qui nous appartient
peut être reproduit à l'infini et instantanément
diffusé sur toute la planète sans le moindre coût
(1), sans que nous en soyons informés
et, qui plus est, sans que cela cesse d'être en notre possession,
comment pouvons-nous le protéger? Comment allons-nous être
rémunérés pour les oeuvres issues de notre esprit?
Et, si nous ne pouvons l'être, qu'est-ce qui assurera la poursuite
de la création et de la diffusion de ce type d'oeuvres?
Comme nous n'avons pas de solution à ce défi
véritablement nouveau et comme nous sommes apparemment incapables
de retarder la numérisation galopante de tout ce qui n'est pas
irrémédiablement physique, nous levons l'ancre vers l'avenir
à bord d'un bateau qui coule.
Ce vaisseau - le corpus juridique sur le droit de reproduction
et les brevets - a été construit pour convoyer des formes
et des méthodes d'expression entièrement différentes
de la cargaison évanescente qu'on lui demande aujourd'hui de
transporter. Il fait eau de toutes parts, de l'intérieur comme
de l'extérieur.
Les efforts législatifs pour maintenir le vieux
navire à flot prennent trois formes: une frénésie
de réorganisation des chaises-longues sur le pont; de sévères
mises en garde aux passagers (si le bateau coule, ils subiront de dures
sanctions pénales); une dénégation froidement sereine.
Vouloir rapiécer, remettre à neuf ou
élargir la législation sur la propriété
intellectuelle pour qu'elle puisse contenir les gaz de l'expression
numérisée serait aussi absurde que d'aménager la
législation sur les droits de succession pour qu'elle puisse
englober l'attribution des fréquences d'émission. (C'est
pourtant bien ce qu'on essaye de faire actuellement.) Il va nous falloir
élaborer un ensemble de méthodes entièrement nouvelles
pour faire face à une situation qui est, elle aussi, entièrement
nouvelle.
La plupart des gens qui créent réellement
la propriété en ce qui concerne les logiciels et leurs
applications - les programmeurs, les hackers et les internautes - savent
déjà cela. Malheureusement, ni les entreprises pour lesquelles
ils travaillent, ni les juristes que ces entreprises emploient n'ont
une expérience suffisamment directe des biens immatériels
pour être à même de comprendre pourquoi ils sont
si problématiques. Ils agissent comme si les vieilles lois pouvaient,
d'une façon ou d'une autre, s'avérer efficaces, que ce
soit en les élargissant à un point ridicule ou en en forçant
le sens. Ils se trompent.
L'origine de cette énigme est aussi simple que
sa solution est complexe. La technologie numérique détache
l'information de son support physique, où toutes les lois sur
la propriété ont jusqu'à présent trouvé
leur définition.
Tout au long de l'histoire des droits de reproduction
et des brevets, les conceptions de la propriété n'ont
pas été centrées sur les idées, mais sur
l'expression de ces idées. Les idées elles-mêmes,
aussi bien que les faits concernant les phénomènes du
monde, étaient considérées comme la propriété
collective de l'humanité. On ne pouvait prétendre à
un droit de propriété - pour ce qui est du droit de reproduction
- que sur la formulation précise ayant servi à véhiculer
une idée particulière ou sur l'ordre de présentation
des faits.
Le moment où ce droit entrait en application
était celui où «le verbe se faisait chair en quittant
l'esprit de son concepteur pour se fixer dans quelque objet physique
- livre ou autre. L'entrée en scène de nouveaux médias
commerciaux à côté des livres ne modifia pas le
caractère juridiquement fondamental de ce moment. La loi protégeait
l'expression et, sauf quelques (récentes) exceptions, «exprimer
ne faisait qu'un avec «rendre physique.
La protection de l'expression physique était
rendue efficace par les conditions objectives. Le droit de reproduction
fonctionnait bien parce que, malgré Gutenberg, il était
difficile de faire un livre. En outre, les livres fixaient leur contenu
d'une manière qu'il était aussi risqué de modifier
que de reproduire. La contrefaçon ou la diffusion d'exemplaires
contrefaits étaient des activités évidentes et
visibles, si bien qu'il était facile de prendre quelqu'un sur
le fait. Enfin, à la différence des mots ou des images
non fixés, les livres comportaient des surfaces matérielles
sur lesquelles on pouvait inscrire des notices sur les droits de reproduction,
des marques d'éditeur et des étiquettes de prix.
Le passage du mental au physique était encore
plus essentiel pour les brevets. Un brevet, jusqu'à une date
récente, était soit une description de la forme que des
matériaux doivent prendre en vue d'obtenir un résultat,
soit une description du procédé par lequel cette forme
était obtenue. Dans les deux cas, le noyau conceptuel du brevet
était le résultat matériel. Si aucun objet déterminé
ne pouvait être obtenu en raison d'une impossibilité matérielle,
le brevet était rejeté. Ni une bouteille de Klein (2)
ni une pelle en soie ne pouvaient être brevetées. L'objet
du brevet devait être une chose, et cette chose devait fonctionner.
Ainsi les droits d'invention et les droits d'auteur
étaient conformes aux activités du monde physique. On
n'était pas rémunéré pour des idées,
mais pour avoir su les transformer en réalité. En pratique,
la valeur résidait dans le support et non dans la pensée
que ce dernier véhiculait.
En d'autres termes, c'était la bouteille qu'on
protégeait et non le vin.
Maintenant, à mesure que l'information entre
dans le cyberespace, qui est la patrie de l'esprit, ces bouteilles disparaissent.
Avec l'arrivée de la numérisation, il est désormais
possible de remplacer tous les supports d'information antérieurs
par une méta-bouteille, faite d'agencements complexes - et on
ne peut plus liquides - de 1 et de 0.
Même les bouteilles physico-numériques
auxquelles nous sommes accoutumés, telles que les disquettes,
les CD-ROM et autres emballages distincts de bits conditionnés
sous plastique, vont disparaître avec le branchement de tous les
ordinateurs sur le réseau global. Internet n'inclura peut-être
jamais toutes les unités centrales de la planète ; mais
il fait plus que doubler tous les ans, et l'on peut s'attendre à
ce qu'il devienne le principal moyen de transfert d'information, sinon
le seul.
Lorsque nous en serons là, tous les biens de
l'ère de l'information - toutes les expressions autrefois contenues
dans des livres, des pellicules, des enregistrements ou des revues -
n'existeront plus que comme pure pensée ou comme quelque chose
qui y ressemble beaucoup: des impulsions électriques s'élançant
sur le Net à la vitesse de la lumière, dans des conditions
telles que l'on pourra en voir les effets (des pixels scintillants ou
des sons transmis), mais jamais les toucher ou prétendre les
«posséder dans l'ancien sens du terme.
On pourrait rétorquer à cela que l'information
requerra encore un élément physique, tel qu'une existence
magnétique sur les disques durs titanesques de lointains serveurs,
mais ce sont là des bouteilles qui n'ont aucune forme macroscopiquement
distincte ou personnellement significative.
On pourrait également rétorquer que nous
avons eu affaire à de l'expression sans bouteille depuis l'invention
de la radio, et on aurait raison. Mais durant une bonne partie de l'histoire
des transmissions audiovisuelles, il n'existait aucun moyen pratique
de capturer ces biens immatériels qui se perdaient dans l'éther
électromagnétique et de les reproduire avec une qualité
qui puisse supporter la comparaison avec les supports d'information
disponibles dans le commerce. Ce n'est que récemment que tout
cela a changé, et presque rien n'a été fait, ni
sur le plan juridique ni sur le plan technique, pour accompagner ce
changement.
D'une façon générale, la question
de savoir s'il fallait faire payer les clients pour les produits de
la transmission ne se posait même pas. Le produit était
les clients eux-mêmes. Les médias audiovisuels étaient
financés soit par la vente de l'attention de leur public à
des annonceurs soit au moyen de redevances dont le montant était
fixé par le gouvernement, soit par une mendicité geignarde,
à travers des campagnes annuelles de soutien.
Tous ces modèles de financement sont dépassés.
Le financement par les annonceurs ou le gouvernement a presque invariablement
entaché la pureté des biens fournis. En outre, le marketing
direct est, de toute façon, en train de tuer à petit feu
le modèle du financement par les annonceurs.
Nous avons hérité des médias audiovisuels
une autre méthode de rémunération pour un produit
virtuel : les droits d'auteur que les stations versent aux auteurs de
chansons à travers des sociétés comme l'ASCAP et
le BMI (3). Mais, en tant que membre
de l'ASCAP, je peux vous assurer que ce n'est pas un modèle à
imiter. Les méthodes de contrôle sont extrêmement
approximatives, et il n'y a aucun système parallèle d'estimation
du montant des recettes. Honnêtement, ça ne marche pas
vraiment.
Quoi qu'il en soit, sans nos vieilles méthodes
de définition physique de l'expression des idées, et en
l'absence de nouveaux modèles efficaces pour les échanges
non physiques, nous sommes tout simplement incapables d'assurer une
rémunération fiable pour les oeuvres de l'esprit. Pour
ne rien arranger, cela se produit au moment où l'esprit humain
commence à remplacer la lumière du soleil et les dépôts
minéraux pour constituer la source principale de la nouvelle
richesse.
Qui plus est, les difficultés croissantes d'application
des lois existantes sur la reproduction et les brevets mettent déjà
en péril la source première de la propriété
intellectuelle: le libre échange des idées (4).
En effet, lorsque, dans une société,
les produits commerciaux les plus importants ressemblent tellement à
la parole qu'on ne peut plus les en distinguer, et lorsque les méthodes
traditionnelles de protection de la propriété sont devenues
inefficaces, les tentatives de solution du problème par la coercition
constituent inévitablement une menace pour la liberté
de parole.
À l'avenir, la réduction de nos libertés
ne sera peut-être pas principalement le fait du gouvernement,
mais des départements juridiques des grandes entreprises, qui
feront leur possible pour protéger par la force ce qui ne peut
déjà plus être protégé par les conditions
objectives ou par le consensus social.
Quand Jefferson et ses amis, tous partisans des Lumières,
ont conçu le système qui a donné naissance à
la loi américaine sur le droit de reproduction, leur objectif
premier était de garantir la diffusion la plus large possible
de la pensée et non celle du profit. Le profit était le
carburant qui devait amener les idées dans les bibliothèques
et dans les esprits de leur nouvelle république. Les bibliothèques
partiraient à la recherche des livres, rémunérant
ainsi les auteurs pour leur travail d'assemblage des idées; pour
le reste, celles-ci, «incapables d'êtres circonscrites, seraient
à la libre disposition du public. Mais quel est le rôle
des bibliothèques en l'absence de livres? Comment la société
peut-elle désormais payer pour la diffusion des idées,
sinon en facturant les idées elles-mêmes?
Pour compliquer encore l'affaire, il y a le fait que,
outre les bouteilles physiques qui constituaient le fondement de la
protection de la propriété intellectuelle, la technologie
numérique entraîne également l'effacement des juridictions
du monde physique, remplacées par l'océan sans limites,
et peut-être pour toujours sans lois, du cyberespace.
Dans le cyberespace, non seulement il n'y a pas de
frontières nationales ou locales susceptibles de délimiter
le lieu d'un crime et de déterminer la marche à suivre
pour le réprimer, mais il n'y a pas non plus de consensus culturel
bien clair sur ce que pourrait être un crime. Les différences,
fondamentales et persistantes, qui distinguent les cultures européennes
et asiatiques en ce qui concerne la propriété intellectuelle
ne peuvent que s'exacerber dans un espace où de nombreux échanges
se font dans les deux hémisphères à la fois, tout
en ne s'effectuant, d'une certaine façon, dans aucun des deux.
Même dans le cadre le plus localement circonscrit,
le droit et la responsabilité en matière numérique
sont difficiles à établir. Il y a quelque temps, un groupe
d'éditeurs de musique a engagé des poursuites contre Compuserve
(5) pour avoir autorisé ses
usagers à charger des compositions musicales sur des sites où
d'autres usagers pourraient les copier. Mais étant donné
que Compuserve ne peut pratiquement pas exercer de contrôle sur
les flux de bits qui s'échangent entre ses abonnés, cette
firme ne sera probablement pas tenue pour responsable d'avoir illégalement
«publié ces oeuvres musicales (6).
Les notions de propriété, de valeur,
de possession, et la nature de la richesse elle-même sont en train
de changer plus profondément qu'à toute autre époque,
depuis que les Sumériens ont gravé, pour la première
fois, des caractères cunéiformes sur de l'argile humide
en considérant qu'ils étaient équivalents à
des stocks de blé. Très peu de gens ont conscience de
l'énormité de cette mutation, et il y a très peu
de juristes ou de fonctionnaires parmi eux.
Ceux qui voient venir ces changements doivent se préparer
à remédier à la confusion juridique et sociale
qui va apparaître, à mesure que les tentatives de protection
des nouvelles formes de propriété avec de vieilles méthodes
se révèlent, de façon toujours plus évidente,
inutiles et, par conséquent, inflexibles.
De l'épée à l'écrit
- de l'écrit à l'écran
L'humanité s'applique aujourd'hui à créer
une économie mondiale reposant principalement sur des biens qui
ne prennent aucune forme matérielle. Ce faisant, il se peut que
nous soyons en train de supprimer tout lien prévisible entre
les créateurs et une juste rémunération de l'utilité
ou du plaisir que d'autres peuvent retirer de leurs oeuvres.
Sans ce lien, et à moins qu'un changement profond
n'ait lieu dans la conscience pour compenser cette perte, nous nous
construisons un avenir fait de fureur, de conflits et de refus institutionnalisé
de payer (sauf si une contrainte brutale nous contraint à le
faire). Il se pourrait bien que nous retournions aux temps obscurs de
la propriété.
Dans les périodes les plus sombres de l'histoire
de l'humanité, la possession et la répartition de la propriété
étaient avant tout une question militaire. La «propriété
était le fruit de l'emploi des instruments les plus déplaisants
- depuis les poings jusqu'aux armées - et de la volonté
farouche de les utiliser. La propriété était le
droit divin des brutes.
À partir de l'an mil de l'ère chrétienne,
la naissance d'une classe de marchands et d'une noblesse terrienne a
provoqué le développement d'une conception éthique
de la résolution des conflits de propriété. À
la fin du Moyen Âge, des gouvernants éclairés tels
que le roi d'Angleterre Henri II commencèrent à codifier
ce «droit commun non écrit en en constituant des recueils.
Ces lois étaient locales, mais cela n'avait guère d'importance
car elles concernaient principalement la propriété foncière
(real estate), qui est par définition une forme de propriété
locale. En outre, comme son nom l'indique, la propriété
foncière est très «réelle.
Tant que l'agriculture est restée le fondement
de la richesse, cette situation s'est maintenue, mais avec l'avènement
de la révolution industrielle, l'humanité a commencé
à accorder autant d'importance aux moyens qu'aux fins. Les instruments
acquirent alors une nouvelle valeur sociale et, par suite de leur développement
propre, il devint possible de les reproduire et de les diffuser en grandes
quantités.
Pour en encourager l'invention, des lois sur la reproduction
et les brevets furent élaborées dans la plupart des pays
occidentaux. On confiait à ces lois la tâche délicate
de reconnaître l'existence des créations mentales dans
le monde, où elles pouvaient être utilisées - et
entrer dans l'esprit d'autrui - tout en assurant à leurs inventeurs
une compensation pour leur valeur d'usage. Et, comme on l'a montré
plus haut, le système juridique et pratique qui s'est développé
pour accomplir cette tâche était fondé sur l'expression
physique.
Puisqu'il est désormais possible de transmettre
des idées d'un esprit à l'autre sans jamais leur donner
une forme physique, nous aspirons maintenant à la propriété
des idées elles-mêmes et non de leur seule expression.
Et puisqu'il est pareillement possible désormais de créer
des instruments utiles qui ne prennent jamais de forme physique, nous
nous sommes mis à breveter des abstractions, des séquences
d'événements virtuels et des formules mathématiques
- la propriété la moins «réelle qui soit.
Dans certains secteurs, cela donne lieu à des
droits de propriété dont la qualification est si ambiguë
qu'on en arrive de nouveau à une situation où la propriété
appartient à ceux qui peuvent mobiliser les armées les
plus puissantes. La seule différence est que, cette fois, il
s'agit d'armées de juristes.
En menaçant leurs opposants du purgatoire sans
fin des poursuites judiciaires, auquel certains préfèrent
sans doute la mort elle-même, ils prétendent avoir un droit
sur toute pensée qui pourrait avoir traversé un crâne
quelconque au sein du corps collectif que sont les grandes entreprises
qu'ils servent. Ils agissent comme si ces idées apparaissaient
en étant totalement séparées de toute pensée
humaine préexistante. Et, prétendent-ils, avoir l'idée
d'un produit et le fabriquer, le diffuser, le vendre, cela revient à
peu près au même.
Ce qui était autrefois considéré
comme une ressource commune de l'humanité, diffusée dans
les esprits et les bibliothèques du monde entier, tout comme
les phénomènes de la nature elle-même, est désormais
clôturé et réglementé. C'est comme si une
nouvelle classe d'entreprises avait vu le jour et prétendait
posséder l'air et l'eau.
Que faut-il faire ? Bien que l'on puisse en éprouver
une sombre joie, danser sur la tombe du droit de reproduction et des
brevets ne résoudra pas grand-chose, surtout lorsque si peu de
gens sont prêts à admettre que l'occupant de cette tombe
est bel et bien mort et s'efforcent de maintenir par la force ce qui
n'est plus soutenu par le consentement populaire.
Les légalistes, désespérés
de perdre leur mainmise, font tout ce qu'ils peuvent pour l'étendre.
En effet, les États-Unis et les autres partisans du GATT [Accord
général sur les taxes et le commerce] (7)
font de l'adhésion à nos systèmes moribonds de
protection de la propriété intellectuelle une condition
à remplir pour être membre du grand marché des nations.
La Chine, par exemple, se verra refuser le statut commercial de «pays
le plus favorisé si elle n'accepte pas de soutenir un ensemble
de principes qui lui sont culturellement étrangers et qui ont
d'ores et déjà cessé d'être applicables dans
leur pays d'origine.
Dans un monde meilleur, nous aurions la sagesse d'instaurer
un moratoire sur les litiges, la législation et les traités
internationaux concernant ce secteur tant que nous n'aurons pas une
notion plus claire de ce que signifie «entreprendre dans le cyberespace.
Idéalement, les lois entérinent un consensus social déjà
en vigueur. Elles ne constituent pas le contrat social lui-même,
mais sont une série de textes exprimant une intention collective
issue de plusieurs millions d'interactions humaines.
Les humains n'habitent pas le cyberespace depuis suffisamment
longtemps et n'en ont pas une expérience suffisamment diversifiée
pour avoir pu élaborer un contrat social qui soit conforme aux
étranges caractéristiques de ce nouveau monde. Les lois
élaborées avant la formation du consensus sont généralement
conformes aux intérêts des quelques personnes déjà
bien établies qui les font voter, et non à ceux de la
société dans son ensemble.
Aussi réduits qu'ils soient, le droit et la
pratique sociale qui existent dans ce secteur sont déjà
dangereusement opposés. Les lois concernant la reproduction sans
autorisation des logiciels commerciaux sont claires, sévères...
et rarement observées. Les lois contre le piratage des logiciels
sont pratiquement inapplicables, et leur non-respect est devenu si socialement
acceptable que seule une faible minorité de gens s'oblige, par
peur ou par scrupule, à leur obéir.
Je fais parfois des conférences sur ce sujet,
et je demande toujours combien de personnes dans le public peuvent honnêtement
prétendre qu'elles n'ont aucun logiciel non autorisé sur
leurs disques durs. Je n'ai jamais vu plus de dix pour cent des mains
se lever.
Lorsqu'il existe une divergence aussi profonde entre
le droit et la pratique sociale, ce n'est pas la société
qui s'adapte. Et face à la vague déferlante de l'usage,
la pratique habituelle des éditeurs de logiciels, consistant
à s'abattre sur quelques boucs émissaires bien visibles,
est si manifestement aléatoire qu'elle ne fait que diminuer plus
encore le respect pour la loi.
Une partie du mépris populaire largement répandu
à l'égard des droits de reproduction concernant les logiciels
commerciaux vient d'une incapacité des législateurs à
comprendre les conditions dans lesquelles nous nous trouvons. Postuler
que des systèmes juridiques fondés sur le monde physique
vont s'appliquer à un environnement aussi différent de
ce monde que l'est le cyberespace est une folie que tous les acteurs
économiques de l'avenir vont payer.
Comme je vais le montrer dans la partie suivante de
cet exposé, la propriété intellectuelle, là
où aucune limite n'existe, est très différente
de la propriété physique et ne peut plus continuer à
être protégée comme si ces différences n'existaient
pas. Par exemple, si nous continuons de postuler que la valeur est fondée
sur la rareté, comme c'est le cas pour les objets du monde physique,
nous allons créer des lois exactement contraires à la
nature de l'information, car la valeur de cette dernière augmente,
dans bien des cas, en proportion de sa diffusion.
Les grandes institutions ennemies du risque qui ont
le plus d'intérêt à maintenir les vieilles règles
du jeu vont souffrir de leurs habitudes. Plus elles mobiliseront de
juristes, d'armes à feu et d'argent dans la protection de leurs
droits ou dans la lutte contre les droits de leurs opposants, plus la
compétition commerciale ressemblera à la cérémonie
du potlatch chez les Kwakiutl, dans laquelle les adversaires s'affrontaient
en détruisant leurs propres biens. Leur capacité de produire
de nouvelles technologies va être brusquement stoppée à
chacun de leurs mouvements, qui ne fera que les enfoncer plus profondément
dans le puits de goudron des guerres de procédure.
La confiance dans le droit ne sera pas une stratégie
efficace pour les grandes entreprises de haute technologie. Le droit
s'adapte par des aménagements continuels, et à un rythme
presque aussi lent que celui de la géologie. La technologie avance
par à-coups, comme les étapes d'une évolution biologique
grotesquement accélérée. Les caractéristiques
du monde réel vont continuer à se modifier à une
vitesse aveuglante, creusant l'écart avec le droit, toujours
plus arriéré et embrouillé. Cette contradiction
est permanente.
Les économies prometteuses fondées sur
des produits purement numériques vont naître en étant
complètement paralysées - comme c'est, semble-t-il, le
cas pour le multimédia -, sauf si leurs propriétaires
refusent absolument, avec courage et détermination, de se prêter
au jeu de la propriété.
Aux États-Unis, on peut d'ores et déjà
voir une économie parallèle se développer, surtout
chez les petites entreprises en évolution rapide, qui protègent
leurs idées en les mettant sur le marché plus vite que
leurs concurrents de plus grande taille qui fondent leur protection
sur la peur et le litige.
Peut-être ceux qui représentent le problème
se mettront-ils d'eux-mêmes en quarantaine dans les tribunaux,
tandis que ceux qui représentent la solution vont créer
une nouvelle société principalement fondée sur
le piratage et la flibuste. Lorsque le système courant de propriété
intellectuelle se sera écroulé, comme cela semble inévitable,
il se peut fort bien qu'aucune structure juridique nouvelle ne vienne
prendre sa place.
Mais quelque chose se produira. Les gens feront toujours
des affaires. Lorsqu'une devise cesse d'avoir cours, les affaires se
font en recourant au troc. Quand des sociétés se développent
en dehors de la loi, elles élaborent leurs propres codes non
écrits, avec leurs pratiques et leurs systèmes éthiques.
Si la technologie peut détruire les lois, la technologie fournit
des méthodes pour rétablir les droits de la création.
Anatomie de l'information
Il m'apparaît que la chose la plus constructive
que nous puissions faire aujourd'hui est d'essayer de comprendre la
véritable nature de ce que nous essayons de protéger.
Que connaissons-nous réellement de l'information et de son comportement
naturel ?
Quels sont les caractères essentiels de la création
sans contrainte ? En quoi diffère-t-elle des formes antérieures
de propriété ? Quelles sont nos idées à
son sujet qui portent, en réalité, sur les contenants
plutôt que sur leur mystérieux contenu ? Quelles sont ses
différentes espèces et comment chacune d'elles se prête-t-elle
au contrôle ? Quelles sont les technologies utiles à la
création de nouvelles bouteilles virtuelles susceptibles de remplacer
les vieilles bouteilles physiques ?
Bien sûr, l'information, de par sa nature même,
est intangible et difficile à définir. Comme d'autres
phénomènes tels que la lumière ou la matière,
elle est le siège naturel des paradoxes. Et de même que,
pour comprendre ce qu'est la lumière, il faut la considérer
comme étant à la fois une particule et une onde, on peut
se faire une idée de ce qu'est l'information en prenant en considération
ses diverses propriétés, que l'on pourrait décrire
au moyen des trois propositions suivantes :
1° l'information est une activité ;
2° l'information est une forme de vie ;
3° l'information est une relation.
Je vais maintenant examiner chacune de ces propositions.
1° L'information est une activité.
- L'information n'est pas un substantif, mais un verbe.
Une fois libérée de ses contenants,
il est évident que l'information n'est pas une chose. En fait,
l'information est un événement qui se produit dans le
champ d'interaction entre des esprits, des objets ou d'autres éléments
d'information.
Gregory Bateson (8),
élargissant la théorie de l'information de Claude Shannon,
a dit: «L'information est une différence qui fait une
différence. Ainsi, l'information n'existe réellement
que dans le delta (9). La
production de cette différence est une activité à
l'intérieur d'une relation. L'information est une action qui
occupe du temps et non un type d'être qui occupe de l'espace
physique, comme par exemple les biens concrets. L'information est
le lancer de la balle et non le baseball; elle est la danse et non
le danseur.
- On ne possède pas l'information, on l'éprouve.
Même quand elle est incarnée sous une
forme statique telle qu'un livre ou un disque dur, l'information reste
un événement qui vous arrive lorsque vous la libérez
mentalement du code permettant de la stocker. Mais qu'elle soit transmise
au rythme de tant de gigaoctets par seconde ou de tant de mots par
minute, le véritable décodage est un processus qui ne
peut être effectué que par et dans un esprit, un processus
qui doit se dérouler dans le temps.
On pouvait voir, il y a quelques années, une
vignette dans le Bulletin of atomic scientists qui illustrait
ce point à merveille. Dans ce dessin, un cambrioleur braquait
son pistolet sur un type à lunettes qui avait l'air d'avoir
emmagasiné beaucoup d'informations dans sa tête. «Vite,
disait le bandit, «donne-moi toutes tes idées!
- L'information doit être en mouvement.
On dit que les requins meurent asphyxiés s'ils
s'arrêtent de nager, et l'on pourrait presque dire la même
chose de l'information. Une information qui n'est pas en mouvement
cesse d'exister, comme tout ce qui est seulement potentiel... du moins
jusqu'à ce qu'on lui permette d'être à nouveau
en mouvement. C'est pourquoi la pratique consistant à thésauriser
l'information, courante dans les bureaucraties, est une habitude particulièrement
erronée héritée des systèmes de valeur
fondés sur la propriété physique.
- L'information ne se distribue pas, elle se propage.
La façon dont l'information se diffuse est
également très différente de la distribution
des biens physiques. Elle s'apparente plus à un être
naturel qu'à un produit manufacturé. Elle peut se diffuser
par concaténation, comme des dominos qui tombent les uns à
la suite des autres, ou se développer en réseau fractal,
comme le givre qui envahit une fenêtre, mais elle ne saurait
être transportée comme une chose, sinon en ce sens qu'elle
peut être contenue dans une chose. Elle ne fait pas que se déplacer;
elle laisse des traces partout où elle est passée.
La différence économique fondamentale
entre une information et une propriété physique est
que l'information est susceptible d'être transférée
sans cesser d'être en la possession de celui qui la détenait
précédemment. Si je vous vends mon cheval, je ne peux
plus le monter. Si je vous vends ce que je sais, nous sommes deux
à le savoir.
2° L'information est une forme de vie
- L'information veut être libre.
On attribue généralement à Stewart
Brand cette élégante formulation de l'évidence
(«l'information veut être libre»), qui exprime à
la fois le désir naturel qu'ont les secrets d'être révélés
et le fait qu'ils pourraient bien être capables de posséder
quelque chose comme un «désir.
Le biologiste et philosophe anglais Richard Dawkins
a proposé l'idée des «mèmes [memes],
c'est-à-dire des segments d'information autoreproducteurs qui
se propagent à travers les écologies de l'esprit, et
il a dit qu'ils étaient semblables à des formes de vie
(10).
Je pense, pour ma part, que ce sont des formes de
vie à part entière, mais qu'ils sont analogues à
des atomes de carbone. Ils s'autoreproduisent, interagissent avec
leur milieu et s'y adaptent, sont sujets à des mutations, persévèrent
dans leur être. Comme toute autre forme de vie, ils évoluent
de façon à remplir tous les espaces disponibles offerts
par leur environnement local, qui sont, en l'occurrence, les systèmes
de croyance et la culture de leurs hôtes, c'est-à-dire
nous-mêmes.
Les sociobiologistes tels que Dawkins estiment plausible
que des formes de vie à base de carbone soient aussi bien de
l'information, car, de même que le poulet est le moyen qu'a
un oeuf de fabriquer un autre oeuf, le spectacle de la vie tout entière
n'est rien d'autre que le moyen qu'a une molécule d'ADN de
copier d'autres séquences d'information exactement semblables
à elle-même.
- L'information se reproduit dans les interstices du possible.
Comme les hélices d'ADN, les idées
sont d'incorrigibles expansionnistes, toujours à la recherche
de nouvelles occasions d'agrandir leur espace vital. Et à l'instar
de la nature fondée sur le carbone, les organismes les plus
résistants sont experts dans l'art de dénicher de nouveaux
lieux de vie. Ainsi, de même que la mouche commune s'est insinuée
dans presque tous les écosystèmes de la planète,
le «mème de la vie après la mort a trouvé
à se loger dans la plupart des esprits, c'est-à-dire
dans la plupart des psycho-écologies.
Les idées, les images ou les chansons qui
ont le plus de résonance universelle sont celles qui entrent
dans le plus grand nombre d'esprits, et qui y restent. Essayer de
stopper la diffusion d'une séquence d'information vraiment
résistante revient à peu près à tenter
d'empêcher les abeilles tueuses de franchir la frontière.
Ces choses-là se répandent, quoi qu'on fasse.
- L'information veut se modifier.
Si les idées et les autres modèles
d'information interactifs sont des formes de vie, on peut s'attendre
à ce qu'ils évoluent constamment vers des formes plus
parfaitement adaptées à leur environnement. Et c'est
bien ce qu'ils ne cessent de faire, comme nous pouvons le constater.
Mais pendant longtemps, nos médias statiques
- qu'il s'agisse d'incisions sur la pierre, d'encres sur le papier,
de colorants sur le celluloïd - ont fortement résisté
à la poussée évolutionniste, exaltant en conséquence
la capacité de l'auteur à déterminer le produit
fini. Mais, comme dans la tradition orale, l'information numérisée
ne connaît pas de «montage final.
L'information numérique, lorsqu'elle n'est
pas mise sous scellés, est un processus continu plus proche
des contes préhistoriques, en métamorphose perpétuelle,
que de tout ce qui peut être mis sous emballage plastique. Du
néolithique à Gutenberg, l'information est passée
de bouche à oreille, en se modifiant chaque fois qu'elle était
répétée (ou rechantée). Les histoires
qui, autrefois, donnaient forme à notre perception du monde
n'avaient pas de version faisant autorité. Elles s'adaptaient
à chaque communauté qui voulait bien les accueillir.
Parce qu'il n'y avait jamais de moment où
l'histoire était fixée par l'imprimé, le soi-disant
«droit moral des conteurs à conserver la propriété
de leurs contes n'était ni protégé, ni même
reconnu. L'histoire passait simplement de l'un à l'autre, en
prenant à chaque fois une forme différente. Au moment
où nous revenons à l'information continue, nous pouvons
nous attendre à ce que l'importance de l'auteur diminue. Les
créateurs pourraient bien avoir à retrouver une attitude
plus humble.
Mais notre système des droits de reproduction
ne fait aucune concession à des expressions qui ne finissent
pas par être stabilisées, et ignore les expressions culturelles
qui n'ont pas d'auteur ou d'inventeur précis.
Les improvisations de jazz, les one-man-shows, les
représentations de mime, les monologues, les émissions
non enregistrées, toutes ces manifestations sont dépourvues
de la fixation sous forme «écrite requise par la loi.
N'étant pas fixées par la publication, les oeuvres liquides
de l'avenir ressembleront toutes à ces formes qui s'adaptent
et se modifient continuellement, et seront donc étrangères
au droit de reproduction.
Une spécialiste du droit de reproduction,
Pamela Samuelson (11), raconte
qu'elle a assisté l'année dernière à un
colloque dont l'objet était de déterminer si les pays
occidentaux peuvent légitimement s'approprier la musique, les
dessins et la tradition biomédicale des peuples aborigènes
sans devoir verser de compensation à leur tribu d'origine,
compte tenu du fait que la tribu n'est ni un «auteur ni un «inventeur.
Mais bientôt, la plus grande partie de l'information
sera engendrée collectivement par les tribus nomades de chasseurs-cueilleurs
du cyberespace. Notre arrogant déni juridique des droits des
«primitifs va bientôt revenir nous hanter.
- L'information est périssable.
Sauf dans le cas (rare) des classiques, la plus grande
partie de l'information est analogue à la production agricole.
Sa qualité se dégrade rapidement en fonction du temps
et de la distance par rapport à la source de production. Mais
même sur ce point, sa valeur est hautement subjective et conditionnelle.
Les journaux d'hier ont une grande valeur aux yeux de l'historien.
Pour lui, plus ils sont anciens, plus ils acquièrent de valeur.
Inversement, un courtier en bourse peut considérer que des
renseignements portant sur un événement qui remonte
à plus d'une heure ont perdu toute leur valeur.
3° L'information est une relation
- Le sens a de la valeur et il n'est jamais deux fois le même.
Dans la plupart des cas, nous assignons une valeur
à l'information en fonction de son sens. L'endroit où
réside l'information, le lieu sacré où la transmission
devient réception, possède plusieurs traits caractéristiques
variables en fonction de la relation de l'émetteur et du récepteur,
ainsi que de la profondeur de leur interactivité.
Chacune de ces relations est unique. Même lorsque
l'émetteur est un média audiovisuel et qu'il ne reçoit
aucune réponse, le récepteur ne reste pas vraiment passif.
La réception de l'information est souvent un acte non moins
créatif que sa production.
La valeur de ce qui est transmis dépend entièrement,
pour chaque individu, des modalités de sa réception,
avec la présence ou non des éléments - terminologie
commune, attention, intérêt, langue, paradigme - indispensables
pour que ce qui est reçu acquière un sens.
La compréhension est un élément
essentiel, de plus en plus négligé à mesure que
l'information tend à devenir une marchandise. N'importe quel
ensemble de faits, utiles ou non, intelligibles ou impénétrables,
pertinents ou insignifiants, peut constituer un ensemble de données.
Les ordinateurs peuvent produire des données nouvelles à
longueur de nuit sans intervention humaine, et le résultat
peut être mis en vente sous le nom d'information. Il peut s'agir
ou non d'information véritable. Seul un être humain peut
reconnaître le sens qui fait la différence entre l'information
et les données.
En fait, l'information, au sens économique
du terme, ce sont des données filtrées à travers
un esprit humain singulier et dotées d'un sens à l'intérieur
de ce contexte mental précis. Ce qui est information pour Pierre
n'est qu'un ramassis de données pour Paul. Si vous êtes
anthropologue, mes tableaux détaillés des structures
de parenté chez les Tasaday sont peut-être pour vous
une information essentielle. Si vous êtes un banquier de Hong-Kong,
c'est à peine si vous les considérez comme des données.
- La familiarité a plus de valeur que la rareté.
Dans les biens physiques, il y a une corrélation
directe, en général, entre la rareté et la valeur.
L'or a plus de valeur que le blé, bien qu'il ne soit pas comestible.
Avec l'information, c'est exactement l'inverse qui se produit. Pour
la plupart des biens informationnels, la valeur augmente avec la disponibilité.
La familiarité est un atout important dans le monde de l'information.
Lorsqu'on veut augmenter la demande pour un produit, la meilleure
chose à faire est souvent de le diffuser gratuitement.
Même si cela n'a pas toujours marché
dans le cas du shareware (12),
on pourrait soutenir qu'il y a un rapport entre le piratage dont un
logiciel fait l'objet et la quantité d'exemplaires vendus.
Les logiciels les plus piratés (comme par exemple Lotus 1-2-3
ou WordPerfect) deviennent une norme et bénéficient
de la loi de rentabilité croissante fondée sur la familiarité.
Pour ce qui est de mon propre produit informationnel,
les chansons rock, il ne fait aucun doute que le groupe pour lequel
j'écris - le Grateful Dead - a énormément augmenté
sa popularité en les diffusant gratuitement. Nous avons laissé
les gens enregistrer nos concerts dès le début des années
soixante-dix et cette pratique, loin de faire baisser la demande pour
notre produit, a contribué à nous faire devenir, grâce
à la popularité de ces enregistrements, le groupe de
concert le plus suivi en Amérique.
À dire vrai, je ne touche pas un centime sur
les millions d'exemplaires de mes chansons qui ont été
tirés des concerts, mais je ne vois aucune raison de m'en plaindre.
Puisque personne d'autre que le Grateful Dead ne peut jouer un morceau
de Grateful Dead, ceux qui veulent faire cette expérience et
ne se contentent pas d'un maigre reflet enregistré sont obligés
d'acheter un billet pour venir nous voir en concert. En d'autres termes,
la protection de notre propriété intellectuelle vient
du fait que nous en sommes l'unique source en temps réel.
- L'exclusivité a de la valeur.
Le problème d'un modèle qui renverse
complètement le rapport physique entre la rareté et
la valeur est que, parfois, la valeur de l'information repose en grande
partie sur sa rareté. La possession exclusive de certains faits
les rend plus utiles. Si tout le monde connaît les circonstances
qui vont faire monter le prix d'une denrée, cette information
est sans valeur.
Mais, ici encore, le facteur déterminant est,
dans la plupart des cas, le temps. Il importe peu que ce genre d'information
finisse par toucher tout le monde. Ce qui compte, c'est d'être
parmi les premiers à la posséder et à s'en servir.
En général, les secrets stratégiques ne durent
pas indéfiniment, mais ils peuvent durer suffisamment longtemps
pour faire avancer la cause de leurs premiers détenteurs.
- Le point de vue et l'autorité ont de la valeur.
Dans un monde de réalités flottantes
pour lequel on ne dispose que de cartes contradictoires, les bénéfices
iront aux commentateurs dont les cartes paraîtront les mieux
adaptées aux territoires qu'elles décrivent, c'est-à-dire
celles qui offriront à leurs utilisateurs des résultats
prévisibles.
Dans le domaine de l'information esthétique
- qu'il s'agisse de poésie ou de rock'n'roll -, les gens voudront
ou non acheter le nouveau produit d'un artiste sans le connaître
à l'avance selon qu'ils auront fait une expérience agréable
ou désagréable avec ses oeuvres précédentes.
La réalité est une édition.
Les gens sont prêts à rémunérer l'autorité
des éditeurs dont le point de vue particulier leur convient
le mieux. Le point de vue est un atout qui ne peut faire l'objet ni
d'un vol ni d'une copie. Personne d'autre qu'Esther Dyson (13)
ne voit le monde comme elle, et le prix qu'elle fait payer pour son
bulletin est le prix du privilège de voir le monde à
travers son regard singulier.
- Le temps remplace l'espace.
Dans le monde physique, la valeur est largement fondée
sur la possession ou sur la proximité spatiale. On possède
ce qui se trouve à l'intérieur de frontières
spatiales précises, et la capacité d'agir directement,
exclusivement et comme on le souhaite sur ce qui se trouve entre ces
frontières, constitue le principal droit que confère
la propriété. Il y a, bien sûr, une relation entre
la valeur et la rareté - une limitation spatiale.
Dans le monde virtuel, la proximité temporelle
est une valeur déterminante. Un produit informationnel a généralement
d'autant plus de valeur que le client est proche du moment de son
expression - une limitation temporelle. Nombre d'informations se dégradent
rapidement en fonction du temps et de leur reproduction. La pertinence
diminue au fur et à mesure que le territoire qu'elles décrivent
se modifie. Le bruit augmente et la précision se perd lorsqu'on
s'éloigne du point où l'information a été
produite pour la première fois.
Ainsi, on fait une expérience fort différente
lorsqu'on écoute un enregistrement de Grateful Dead et lorsqu'on
assiste à un concert de Grateful Dead. Plus on est proche de
la source d'un flux informationnel, plus on a de chances d'y trouver
un tableau précis de la réalité. À une
époque où la reproduction est facile, l'information
abstraite tirée des expériences populaires se propage
à partir du moment de leur production pour atteindre tous les
gens intéressés. Mais il est assez aisé de restreindre
l'expérience réelle de l'événement désirable,
qu'il s'agisse d'un K.O. ou d'un riff de guitare, de façon
à n'en faire profiter que ceux qui voudront payer pour y assister.
- La protection de l'exécution.
Dans la ville de ploucs d'où je viens, le
fait d'avoir des idées ne signifie pas grand-chose. On est
jugé sur ce que l'on sait en faire. Je pense que plus les choses
s'accélèrent, plus l'exécution devient la meilleure
protection des idées qui deviennent des produits physiques.
En d'autres termes, comme l'a dit un jour Steve Jobs (14),
«les vrais artistes se jettent à l'eau. Ceux qui gagnent
le gros lot sont généralement ceux qui arrivent les
premiers sur le marché (et qui disposent d'une force organisationnelle
suffisante pour se maintenir en tête).
Mais nombre d'entre nous, obnubilés par le
commerce de l'information, paraissent penser que l'originalité
suffit à elle seule pour apporter de la valeur et pour justifier,
avec l'aide des garanties juridiques adéquates, un salaire
régulier. En fait, la meilleure façon de protéger
la propriété intellectuelle est d'agir. Il ne suffit
pas d'inventer et de faire breveter, il faut encore innover. Certains
disent qu'ils ont fait breveter le microprocesseur avant Intel. C'est
peut-être vrai, mais s'ils avaient lancé des microprocesseurs
sur le marché avant Intel, leurs déclarations seraient
beaucoup plus convaincantes.
- L'information est sa propre récompense.
C'est aujourd'hui un lieu commun de dire que l'argent
est de l'information. À l'exception des krugerrands (15),
des billets froissés qui servent à payer le taxi, et
du contenu des valises que les barons de la drogue sont censés
transporter, la plus grande partie des transactions monétaires
dans le monde informatisé se font sous la forme de suites de
1 et de 0. L'argent circule sur toute la planète, aussi fluide
que de l'eau, à travers le Net. Il est également évident,
comme je l'ai montré, que l'information est devenue aussi essentielle
à la création de la richesse moderne que l'étaient
autrefois la terre et le soleil.
Ce qui est moins évident est que l'information
acquiert une valeur intrinsèque, non en tant que moyen pour
acquérir autre chose, mais en tant qu'objet même de l'acquisition.
Je suppose que c'était déjà le cas, quoique moins
explicitement, par le passé. En politique et dans les universités,
la puissance a toujours été étroitement liée
à l'information.
Quoi qu'il en soit, alors que nous dépensons
toujours plus d'argent pour obtenir de l'information, nous commençons
à nous apercevoir qu'on peut acheter de l'information avec
de l'information et que cet échange économique simple
ne nécessite aucune conversion préalable du produit
en devises. C'est là une sorte de défi lancé
aux amateurs de précision comptable, puisque les taux de change
en matière d'information (théorie de l'information mise
à part) sont trop flous pour être quantifiés à
la décimale près.
Néanmoins, la plus grande partie de ce qu'un
Américain de la classe moyenne achète a peu de chose
à voir avec la survie. Nous achetons de la beauté, du
prestige, de l'expérience, de la culture et tous les plaisirs
obscurs de la possession. La plupart de ces choses ne se laissent
pas seulement exprimer en termes non matériels, elles peuvent
aussi être acquises par des moyens non matériels.
Viennent ensuite les inexprimables plaisirs de l'information
elle-même, la joie d'apprendre, de connaître et d'enseigner.
L'étrange sensation de bien-être produite par l'information
qui entre et qui sort. Jouer avec les idées est une récréation
que les gens semblent prêts à payer cher, à en
juger par le marché du livre et des colloques. Vraisemblablement,
nous dépenserions encore davantage pour de tels plaisirs si
les occasions de payer des idées avec d'autres idées
n'étaient pas si fréquentes.
Ceci explique une bonne partie du travail collectif
«bénévole effectué dans les archives, les
forums de discussion et les bases de données sur Internet.
Ses habitants ne travaillent pas pour «rien, comme on le croit
souvent. Ils ne sont pas rémunérés par de l'argent,
mais par quelque chose d'autre. C'est une économie qui est
presque entièrement faite d'information.
Cela pourrait bien devenir la forme dominante de
l'échange humain, et nous ferions peut-être une lourde
erreur si nous persistions à concevoir l'économie sur
une base strictement monétaire.
Comment se faire payer dans le cyberespace.
J'ai à peine commencé à réfléchir
au rapport qu'entretient tout ce qui précède avec les
solutions à apporter à la crise de la propriété
intellectuelle. C'est une expérience intellectuelle assez dépaysante
que de considérer l'information avec un regard sans préjugés,
de voir à quel point elle diffère du métal ou de
la poitrine de porc, et d'imaginer la jurisprudence absurde que nous
allons accumuler si nous continuons à traiter l'information,
sur le plan du droit, comme si c'était de la poitrine de porc.
Comme je l'ai déjà dit, je crois que
ces empilements de vaisselle démodée ne seront plus qu'un
tas de cendres au cours de la prochaine décennie, et nous, les
mineurs de l'esprit, nous n'aurons pas d'autre choix que de nous en
remettre à des systèmes qui fonctionnent.
Ma vision de nos perspectives n'est pas aussi sombre
que ceux qui ont lu cette jérémiade jusqu'ici pourraient
le penser. Des solutions vont se faire jour. Tout comme la nature, le
commerce a horreur du vide.
L'un des aspects de la «frontière électronique
que j'ai toujours trouvé le plus séduisant - et c'est
la raison pour laquelle Mitch Kapor et moi avons utilisé cette
formule pour nommer notre fondation - est sa ressemblance avec l'Ouest
américain du XIXe siècle (16).
Tous deux, en effet, accordent naturellement leur préférence
aux mécanismes sociaux qui naissent des circonstances et rejettent
ceux qui sont imposés de l'extérieur.
Jusqu'à ce que le Far West ait été
entièrement colonisé et «civilisé au cours
du présent siècle, l'ordre y reposait sur un code non
écrit, qui avait la fluidité de l'étiquette et
non la rigidité de la loi. L'éthique comptait davantage
que le règlement. L'accord amiable était préféré
aux lois, qui étaient, de toute façon, largement inapplicables.
Je crois que le droit, tel que nous l'entendons, a
été mis au point pour protéger les intérêts
qui ont pris naissance au cours des deux «vagues économiques
qu'Alvin Toffler a définies avec précision dans son livre
La Troisième vague (17).
La première vague était fondée sur l'agriculture
et avait besoin du droit pour organiser la propriété de
la principale source de production: la terre. Avec la deuxième
vague, l'industrie est devenue le ressort principal de l'économie,
et le droit moderne s'est structuré autour des institutions centralisées
qui avaient besoin que leurs réserves de capital, de main-d'oeuvre
et de matériel fussent protégées.
Ces deux systèmes économiques exigeaient
la stabilité. Leurs lois étaient conçues pour résister
au changement et pour assurer une certaine constance de la répartition
au sein d'un cadre social relativement stable. Les espaces de liberté
devaient être restreints pour que fût préservée
la prévisibilité indispensable à la gestion de
la terre et à la formation du capital.
Avec la troisième vague dans laquelle nous sommes
entrés, l'information remplace, dans bien des cas, la terre,
le capital et le matériel ; en outre, comme je l'ai indiqué
dans la section précédente, l'information réclame
un environnement beaucoup plus fluide et adaptable. La troisième
vague va vraisemblablement entraîner une modification profonde
des buts et des méthodes du droit, modification qui s'étendra
bien au-delà des textes qui régentent la propriété
intellectuelle.
Le «terrain même - l'architecture du Net
- peut assurer plusieurs des tâches qui étaient auparavant
exercées par la contrainte légale. Par exemple, il ne
sera peut-être plus nécessaire de garantir constitutionnellement
la liberté d'expression dans un environnement qui, selon l'expression
de mon camarade John Gilmore, cofondateur de l'EFF, «traite la
censure comme un dysfonctionnement et parvient à contourner cette
dernière pour diffuser les idées proscrites.
De semblables mécanismes naturels de régulation
peuvent naître pour atténuer les discontinuités
sociales, en lieu et place des interventions législatives qui
étaient nécessaires auparavant pour aboutir au même
résultat. Sur le Net, ces différences vont vraisemblablement
être recouvertes par un tissu continu qui relie autant qu'il sépare.
En dépit de leur mainmise brutale sur l'ancienne
structure juridique, les entreprises qui font le commerce de l'information
vont vraisemblablement découvrir que les tribunaux, de plus en
plus incapables de traiter de façon sensée les questions
technologiques, n'obtiendront aucun résultat suffisamment prévisible
pour être d'un quelconque secours dans les initiatives à
long terme. Chaque conflit juridique s'apparente à une partie
de roulette russe, dont l'issue dépend de la plus ou moins grande
incompétence du président du tribunal.
Un «droit non codifié ou adaptable, tout
en étant aussi «rapide, vague et incontrôlable que
d'autres formes naissantes, est probablement plus à même,
à ce stade, de produire quelque chose comme la justice. En fait,
on peut déjà voir se développer de nouvelles pratiques
adaptées aux conditions du commerce virtuel. Les formes de vie
informationnelles sont des méthodes évolutives qui garantissent
elles-mêmes la persistance de leur reproduction.
Un exemple : alors que le texte écrit en petits
caractères sur l'emballage d'une disquette commerciale énumère
scrupuleusement les règles auxquelles devra se conformer celui
qui l'ouvre, bien peu de gens s'attardent à lire ces clauses
et presque personne ne les suit à la lettre. Pourtant, le marché
des logiciels reste un secteur très sain de l'économie
américaine.
Pourquoi donc? Parce que les gens, semble-t-il, achètent
les logiciels qu'ils utilisent réellement. Une fois qu'un programme
est devenu indispensable à votre travail, vous voulez la dernière
version, la meilleure assistance technique, les manuels originaux, bref
tous les privilèges que confère la propriété.
Ce sont des considérations pratiques de cette sorte, et non une
législation inefficace, qui vont amener les gens à acheter
un produit qu'ils pourraient aisément se procurer gratuitement
(18).
Je ne nie pas que certains logiciels sont achetés
au nom de l'éthique ou de la conscience abstraite que le non-achat
entraînera l'arrêt de leur production, mais je laisse ici
de côté ce genre de motivations. Je suis convaincu que
l'échec du droit entraînera presque certainement, par compensation,
une renaissance de l'éthique comme fondement de la vie sociale;
mais c'est une conviction que je n'ai pas le temps de développer
ici.
En attendant, je pense que, comme dans le cas mentionné
plus haut, l'achat des logiciels sera guidé avant tout par des
considérations pratiques, qui correspondent toutes aux propriétés
réelles de l'information numérique. C'est là que
réside sa valeur, et elle peut être aussi bien manipulée
que protégée par la technologie.
L'énigme reste une énigme. Mais je commence
à entrevoir les pistes pouvant mener à une solution ;
elles reposent en partie sur la généralisation des solutions
pratiques qui existent déjà.
La relation et ses instruments
Une idée est, selon moi, déterminante
pour la compréhension du commerce liquide: en l'absence d'objets,
l'économie de l'information sera fondée sur la relation
plutôt que sur la possession.
L'un des modèles de ce que sera, à l'avenir,
le transfert de propriété intellectuelle est l'exécution
en temps réel. Ce média n'est d'un usage courant que dans
le théâtre, la musique, les conférences, les one-man-shows
et la pédagogie. Je crois que la notion d'exécution va
se généraliser au point d'inclure la plus grande partie
de l'économie de l'information, depuis les séries télévisées
à l'eau de rose jusqu'à l'analyse financière. Les
échanges commerciaux s'apparenteront alors davantage à
l'achat de billets pour un spectacle permanent qu'à l'achat d'unités
distinctes de marchandise connues à l'avance.
L'autre modèle, bien sûr, est le service.
Toute la classe des professions de service - médecins, juristes,
consultants, architectes, etc. - reçoit d'ores et déjà
une rémunération directe de sa propriété
intellectuelle. On n'a pas besoin de législation sur les droits
de reproduction quand on touche des honoraires.
En fait, ce modèle s'est appliqué jusqu'à
la fin du XVIIIe siècle à la plus grande partie de ce
qui est aujourd'hui soumis au droit de reproduction. Avant l'industrialisation
de la création, les écrivains, les compositeurs, les artistes
et leurs semblables produisaient leurs oeuvres comme un service privé
rendu à des mécènes. En l'absence d'objets à
diffuser dans un marché de masse, les créateurs vont revenir
à une condition à peu près semblable à celle-ci,
si ce n'est qu'ils seront au service de nombreux mécènes
et non plus d'un seul.
Nous assistons déjà à la naissance
d'entreprises dont l'existence repose sur le soutien et l'amélioration
des logiciels qu'ils produisent sans pour autant les vendre en les emballant
sous cellophane ou en les noyant au milieu d'un tas de gadgets.
La nouvelle entreprise de Trip Hawkins, 3DO, spécialisée
dans la création et la concession d'outils multimédia,
est un exemple de ce que je décris. 3DO ne compte produire aucun
logiciel commercial et ne va rien vendre à l'utilisateur final.
Elle jouera le rôle, en quelque sorte, d'un concepteur de normes
privées, servant d'intermédiaire entre les créateurs
de logiciels et d'autres produits, qui seront leurs concessionnaires.
Elle fournira le point d'intersection des relations qu'entretiendront
toutes sortes d'entités les unes avec les autres.
Dans tous les cas, que vous vous considériez
comme un fournisseur de services ou un auteur-exécutant, la protection
future de votre propriété intellectuelle dépendra
de votre capacité à contrôler votre relation avec
le marché - une relation qui, très probablement, va vivre
et évoluer pendant un certain laps de temps.
La valeur de cette relation résidera dans la
qualité de l'exécution, la singularité de votre
point de vue, la validité de vos compétences, leur pertinence
vis-à-vis du marché et, condition essentielle, la possibilité
qu'aura ce marché d'accéder à vos services créatifs
de façon rapide, commode et interactive.
- Interaction et protection.
L'interaction directe garantira efficacement, à
l'avenir, la protection de la propriété intellectuelle
et, à dire vrai, c'est déjà le cas. Personne ne
sait combien de gens, après avoir piraté un logiciel,
ont fini par en acheter un exemplaire autorisé après avoir
appelé l'éditeur pour une question d'assistance technique
et avoir constaté que celle-ci n'était fournie qu'en échange
d'une preuve d'achat; je serais tenté de croire que leur nombre
est très élevé.
Le même genre de contrôle sera applicable
aux relations sous forme de «questions-réponses entre une
autorité (ou un artiste) et ceux qui recherchent son expertise.
Les bulletins, les magazines et les livres seront complétés
par la possibilité offerte à leurs acheteurs de poser
directement des questions aux auteurs.
L'interactivité sera un service que l'on pourra
facturer, même en l'absence d'auteur. À mesure que les
gens entreront dans le Net et s'habitueront à prendre leur information
directement à la source, sans passer par le filtre des médias
centralisés, ils s'efforceront de développer la même
capacité interactive pour explorer la réalité,
ce qu'ils ne pouvaient faire autrefois qu'en s'appuyant sur leur propre
expérience. L'accès en direct à ces «yeux
et ces «oreilles lointains sera bien plus facile à contrôler
que l'accès à des paquets statiques d'information stockée
et aisément reproductible.
Dans la plupart des cas, le contrôle reposera
sur la limitation de l'accès à l'information la plus fraîche
et la plus précise. Il s'agira de définir le billet, le
lieu, l'auteur-exécutant et l'identité du porteur du billet,
toutes définitions dont je suis convaincu qu'elles prendront
forme à partir de la technologie et non de la législation.
Dans la plupart des cas, la technologie qui fournira
ces définitions sera la cryptographie.
La mise en crypto-bouteilles
La cryptographie, comme je l'ai déjà
dit peut-être trop souvent, est le «matériau dont
seront composés les murs, les frontières - et les bouteilles
- du cyberespace.
La cryptographie pose, bien sûr, des problèmes,
comme toute autre méthode purement technique de protection de
la propriété. Il m'est toujours apparu que, plus on dissimule
ses biens derrière des dispositifs de sécurité,
plus ce sanctuaire est susceptible de devenir une cible. Comme je viens
d'une région où les gens laissent les clés dans
la voiture et ne ferment jamais leur porte à double tour, je
reste persuadé que le meilleur obstacle contre le crime est une
société dont l'éthique est intacte.
J'admets volontiers que ce n'est pas dans une société
de ce genre que vivent la plupart d'entre nous. Mais je crois également
qu'une société qui accorde plus de confiance aux barrières
de protection qu'à la conscience finit par faire disparaître
cette dernière en faisant de l'effraction et du vol un sport
plutôt qu'un crime. C'est ce qui commence déjà à
arriver dans le domaine numérique, comme le montre à l'évidence
l'activité des hackers.
J'affirmerais en outre que les tentatives qui ont été
faites dès le début pour assurer la protection des droits
de propriété en interdisant la reproduction ont contribué
à créer les circonstances qui rendent la plupart des utilisateurs
d'informatique, par ailleurs très à cheval sur l'éthique,
moralement indifférents au fait de posséder des logiciels
piratés.
Au lieu de promouvoir chez les nouveaux-venus à
l'informatique le sens du respect de l'oeuvre de leurs camarades, la
confiance précoce dans l'interdiction de la reproduction a conduit
à l'idée subliminale selon laquelle le piratage d'un produit
logiciel donne, en quelque sorte, le «droit de l'utiliser. Beaucoup
de gens se sont bientôt sentis libres de faire tout ce qu'ils
voulaient, le seul frein étant, non pas la conscience, mais la
difficulté technique. Cette attitude va continuer d'être
une source potentielle d'ennuis pour le cryptage des marchandises numérisées.
Il est bon de se rappeler, en guise d'avertissement,
que l'interdiction de reproduire a été rejetée
par le marché dans nombre de secteurs. La plupart des tentatives
qui vont être faites à l'avenir pour employer des systèmes
anti-reproduction fondés sur la cryptographie vont probablement
subir le même sort. Les gens ne sont pas prêts à
tolérer que les ordinateurs deviennent plus difficiles à
utiliser qu'ils ne le sont déjà sans aucun avantage pour
l'utilisateur.
Néanmoins, le cryptage a déjà
donné quelques preuves de son efficacité. Les nouveaux
abonnements à divers services commerciaux de télévision
par satellite ont récemment grimpé en flèche après
la mise en place de dispositifs de cryptage plus résistants,
et ce malgré l'explosion d'un marché sauvage des décodeurs
pirates mené par des gens plus intéressés par les
coups juteux que par le déchiffrement des codes.
Une autre limite évidente du cryptage envisagé
comme une solution globale est que, dès qu'un contenu a été
décodé par un abonné légitime, il devient
susceptible d'être massivement reproduit.
Dans certains cas, la reproduction après décodage
peut ne pas être un phénomène gênant. En effet,
beaucoup de produits informationnels perdent presque toute valeur avec
le temps. Il se pourrait bien que les produits en question ne présentent
d'intérêt que pour ceux qui ont acheté la faculté
d'en disposer immédiatement.
En outre, plus les logiciels vont devenir modulaires,
plus leur distribution se fera en ligne, et plus ils prendront la forme
d'une interaction directe avec l'utilisateur final. La succession discontinue
des nouvelles versions sera remplacée par un processus constant
d'amélioration et d'adaptation graduelle, qui sera en partie
le fait d'interventions humaines et sera en partie engendrée
par des algorithmes. Les copies pirates de logiciels deviendront peut-être
trop statiques pour avoir encore de la valeur pour qui que ce soit.
Même dans un cas comme celui des images, où
l'on attend de l'information qu'elle reste semblable à elle-même,
un fichier non crypté pourra toujours être entremêlé
avec des codes qui continueront à les protéger à
l'aide d'une vaste gamme de procédés.
Dans la plupart des situations que je suis à
même de prévoir, le fichier pourrait être «vivant,
grâce à des logiciels dormants capables de «percevoir
les circonstances environnantes et d'interagir avec elles. Par exemple,
il pourrait contenir un code qui, après avoir détecté
qu'une reproduction est en cours, en provoquera l'autodestruction.
D'autres méthodes pourraient donner au fichier
la capacité d'envoyer un message sur le Net à son propriétaire
original. Le maintien de l'intégrité de certains fichiers
pourrait être soumis à la condition que leurs détenteurs
les «alimentent périodiquement avec de l'argent numérique
qu'il verseraient à leurs auteurs.
Bien sûr, l'idée que des fichiers puissent
être dotés d'une capacité autonome de communication
produit une impression aussi désagréable que l'idée
qu'il existe des virus sur Internet, tels que le Morris Internet
Worm (le «ver de Morris) (19).
Les fichiers «en direct présentent bel et bien une analogie
avec les virus, et la vie privée pourrait être sérieusement
menacée si chaque ordinateur était bourré de balises
d'espionnage numériques.
Le point essentiel est que la cryptographie va faire
naître de nombreuses technologies de protection qui vont se développer
rapidement, du fait de l'éternelle compétition entre les
faiseurs de codes et les briseurs de codes.
Mais la cryptographie ne servira pas seulement à
dresser des barrières. Elle rend également possible la
signature numérique ainsi que la monnaie numérique déjà
mentionnée - deux éléments qui, selon moi, vont
être d'une importance fondamentale pour la protection future de
la propriété intellectuelle.
Il me semble que l'échec, généralement
admis, du modèle du paiement facultatif en matière de
logiciels a moins à voir avec la malhonnêteté des
utilisateurs qu'avec l'incommodité du paiement. Dès lors
que l'opération de paiement sera automatisée, comme cela
va devenir le cas grâce à la monnaie et à la signature
numériques, je crois que les créateurs de produits informationnels
vont récolter beaucoup plus d'argent pour ce qu'ils lancent de
façon désintéressée dans le cyberespace.
En outre, ils s'épargneront la plupart des frais
qu'entraînent aujourd'hui la mise sur le marché, la fabrication,
la vente et la distribution de produits informationnels, qu'il s'agisse
de programmes informatiques, de livres, de disques compacts (audio ou
multimédia) ou de films. Il s'ensuivra une baisse des prix qui
favorisera la pratique du paiement facultatif.
Il n'en reste pas moins qu'un système qui exige
que l'on paie pour avoir le droit d'accès à une expression
singulière pose un problème de principe. Un tel système
est aux antipodes de l'intention initiale de Jefferson, qui voulait
que les idées soient accessibles à chacun, quelle que
soit sa situation économique. Je ne me satisfais pas d'un modèle
qui réserve l'information aux nantis.
L'économie des verbes
L'avenir des formes et des méthodes de protection
de la propriété intellectuelle est enveloppé d'épaisses
ténèbres depuis que nous sommes entrés dans l'ère
du virtuel. Je crois néanmoins pouvoir énoncer (ou répéter)
quelques propositions simples qui, je le pense sincèrement, ne
paraîtront pas trop risibles dans cinquante ans.
1° En l'absence des anciens contenants, presque
tout ce que nous croyons savoir sur la propriété intellectuelle
est faux. Il va nous falloir le désapprendre. Il va nous falloir
considérer l'information comme si nous la rencontrions pour
la première fois.
2° Les protections que nous élaborerons
reposeront sur l'éthique et la technologie plutôt que
sur la législation.
3° Le cryptage constituera, dans la plupart
des cas, la condition technique de la protection de la propriété
intellectuelle. (C'est l'une des raisons pour lesquelles les procédés
de cryptage doivent être beaucoup plus largement disponibles
qu'aujourd'hui.)
4° L'économie de l'avenir ne sera pas
fondée sur la possession mais sur la relation. Elle ne sera
pas séquentielle mais continue.
Enfin, dans les prochaines années, les échanges
humains seront davantage virtuels que physiques ; il ne s'agira pas
d'échanges matériels - à moins que l'on n'entende
par «matière celle dont les rêves sont faits. Notre
futur commerce aura pour cadre un monde de verbes plutôt qu'un
monde de noms.
Ojo Caliente (Nouveau Mexique), 1er octobre 1992
New York (N.Y.), 6 novembre 1992
Brookline (Massachusetts), 8 novembre 1992
New York (N.Y.), 15 novembre 1993
San Francisco (Californie), 20 novembre 1993
Pinedale (Wyoming), 24-30 novembre 1993
New York (N.Y.), 13-14 décembre 1993
La présente expression a vécu et est
parvenue à son point actuel de développement dans le temps
et l'espace précisés ci-dessus. Bien qu'elle soit ici
publiée sous forme imprimée, j'espère qu'elle continuera
d'évoluer dans sa forme liquide, si possible pendant des années.
[On la trouve en version originale sur www.eff.org/pub/Misc/Publications/John_Perry_Barlow/idea_economy.article.Elle
est traduite ici par Jean-Marc Mandosio.]
Les pensées qui y sont exprimées ne sont
pas seulement «miennes, mais se sont assemblées dans un
champ d'interaction qui a accédé à l'existence
entre moi et quelques autres personnes, auxquelles je suis reconnaissant.
Je pense tout particulièrement à Pamela Samuelson, Kevin
Kelly, Mitch Kapor, Mike Godwin, Stewart Brand, Mike Holderness, Miram
Barlow, Danny Hillis, Trip Hawkins et Alvin Toffler.
Je dois toutefois reconnaître en toute honnêteté
que, lorsque Wired va m'envoyer un chèque pour avoir temporairement
«fixé cette expression dans les pages de ce magazine, personne
d'autre que moi ne le touchera ...