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Philippe Quéau
Vers un domaine public mondial de l'information
Paris : UNESCO, 1997
Chers collègues,
Mesdames, Messieurs,
C'est avec un très vif plaisir que je vous souhaite la bienvenue au nom du Directeur général de l'UNESCO, Federico Mayor, à cette 63ème Conférence générale de l'IFLA. Le choix de Copenhague pour organiser cette conférence me semble particulièrement heureux. Le Danemark, l'un des 15 pays fondateurs de l'IFLA à Edinbourg en 1927. C'est un pays que l'on cite souvent en exemple quand on évoque l'état d'avancement des services de bibliothèques dans le monde. Encore cette année, le Danemark se distingue par la généreuse subvention octroyée par DANIDA pour permettre à de nombreux collègues de pays en développement d'être avec nous aujourd'hui.
L'UNESCO, depuis sa création en 1946, a inscrit les bibliothèques et les questions liées à l'information parmi ses priorités. Aux termes de son Acte constitutif même, n'a-t-elle pas le devoir d'aider au maintien, à l'avancement et à la diffusion du savoir ?
Le thème de la Conférence cette année 'Bibliothèques et information pour le développement humain' nous offre une excellente occasion de méditer sur le rôle de la bibliothèque dans la société de demain, la "société de l'information", mais aussi de réfléchir à l'essence même du développement de l'homme.
L'information économique, sociale, scientifique et technique est une ressource essentielle pour le développement de nos sociétés. Or, cette information, dans bien des cas, les utilisateurs ne savent ni où ni comment la trouver. Ils ne savent pas non plus toujours comment l'évaluer, la mettre en perspective, la corréler.
Les bibliothèques se trouvent devant un défi redoutable qu'il faudra relever : fournir à chaque personne, dans le milieu de l'entreprise, dans les services publics, les écoles, les villes ou les villages, non seulement l'accès proprement dit aux informations et aux bases de connaissances les mieux adaptées, mais aussi fournir des informations sur la manière de naviguer dans l'océan informationnel...
Le Manifeste de l'UNESCO sur la bibliothèque publique insiste sur le rôle du bibliothécaire comme intermédiaire actif, celui d'un tuteur qui guide le lecteur, jeune ou adulte, entre des serveurs et des bases de connaissances de toutes sortes, textuelles, multimédia, délocalisées, pour s'informer, s'instruire ou se distraire.
La bibliothèque saura-t-elle faire face à ces défis ? Quand on a la force de la tradition professionnelle qui est celle des bibliothécaires, on peut regarder l'avenir avec confiance. Peu d'institutions peuvent se targuer d'une histoire aussi riche et d'une aussi grande capacité d'adaptation et d'assimilation des innovations successives.
L'UNESCO s'emploie, en coopération avec l'Union internationale des télécommunications, à promouvoir le rôle des bibliothèques publiques et des centres d'information communautaire en tant que portes d'accès aux inforoutes. De plus, des projets télématiques pilotes, au service du développement, seront mis en oeuvre prochainement par l'UNESCO en partenariat avec d'autres organisations, dans plusieurs pays d'Afrique, d'Asie centrale, d'Amérique latine, et d'Europe centrale.
Mais le rôle de l'UNESCO n'est pas d'abord lié aux réseaux techniques. Le rôle fondamental de l'UNESCO est d'ordre intellectuel et moral. Dans le contexte de la révolution de la société de l'information, il s'agit de réfléchir à l'essence même de la société qui se met en place. En particulier, il s'agit de réfléchir à la nature des informations et des contenus qui vont circuler sur ces réseaux. Cela revient à s'intéresser aux conditions (notamment financières et juridiques) de leur accessibilité.
La révolution en cours va potentiellement si loin que l'équilibre classique entre auteurs, intermédiaires (éditeurs, diffuseurs) et utilisateurs va certainement être affecté dans un sens ou dans un autre. Des privilèges anciens vont être remis en cause. Qui seront les gagnants et les perdants? Une grande imagination sera sans doute nécessaire pour trouver un compromis réellement équitable, conforme à l'intérêt général.
Cependant, avec la fin des idéologies, le désengagement des Etats et la domination du paradigme du « marché », on assiste à une propension à privilégier de jure et non plus seulement de facto l'intérêt de certains groupes de pression aux dépens de la collectivité.
On retrouve là une expression moderne de la fameuse « tragédie » des « commons », la tragédie du bien commun. Lorsqu'un bien appartient à tous, il n'appartient à personne. Personne ne se sent responsable de sa bonne utilisation. Et l'on observe que les biens collectifs bénéficient alors plus aux puissants, qui ont en effet plus d'occasions d'en tirer avantage. Ainsi les prairies communales ouvertes à tous (les « commons ») profitent proportionnellement plus aux propriétaires des grands troupeaux qu'au possesseur d'une maigre chèvre.
Aujourd'hui cette « tragédie » concerne par exemple la mer, le spectre électromagnétique ou les emplacements des satellites géostationnaires. Mais elle s'étend aussi au domainee public de l'information, à la production intellectuelle sous toutes ses formes et sa dissémination. Les informations du « domainee public » sont souvent insuffisamment inexploitées du fait même de la nature « publique » de ces informations, ou au contraire elles font l'objet d'une exploitation sans scrupules lorsqu'elles sont « concédées » au privé par l'Etat. Certaines informations publiques (appels d'offre, banques de données...) ne sont pas exploitées aussi agressivement qu'elles le pourraient être, dans l'intérêt même du citoyen. D'immenses réserves d'informations restent en jachère. Ceci est particulièrement vrai de l'information gouvernementale, mais de toutes les oeuvres intellectuelles tombées dans le domainee public.
Or c'est au moment où l'explosion technologique laisse espérer un surcroît de possibilités pour l'élaboration et la diffusion des informations et des connaissances que se mobilise une coalition de lobbies déterminés à réduire encore plus ce domainee public, à renforcer son appropriation par le privé, et à briser l'équilibre entre les détenteurs de droits de « propriété intellectuelle » et les usagers.
La dernière bataille s'est tenue à Genève en décembre 1996, lors de la « conférence diplomatique sur certaines questions de droits d'auteur et de droits voisins » , organisée par l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle.
Pour résumer l'ampleur des critiques et des craintes qu'a suscité cette conférence, citons la Fédération internationale d'Information et de Documentation : « le rôle des collecteurs et de disséminateurs publics d'information (bibliothèques, archives, musées,...) pourrait être détruit ». Mieux encore, citons la réaction de votre fédération, l'IFLA (Fédération Internationale des Associations de Bibliothèques) : « Ces propositions vont obstruer plutôt qu'améliorer le flot des informations... La tendance actuelle à la protection des droits d'auteur pour des raisons purement économiques semble être en conflit avec le but originel du copyright de promouvoir le progrès des sciences et des arts. »
Les discussions de Genève ont illustré parfaitement la nécessité d'une vision « politique » et non pas étroitement juridique de la société à l'ère cyber.
C'est pourquoi l' UNESCO a décidé de proposer à ses Etats membres de constituer une véritable "politique" des contenus et une stratégie de promotion d'un domainee public fort, accessible en ligne et hors ligne. Il s'agit de créer une sorte de "cyber-bien commun" global, un espace virtuel d'informations publiques hébergées sur un grand nombre de serveurs ouvrant l'accès aux gisements d'information du domainee public (informations produites par les organisations gouvernementales, informations liées au patrimoine culturel mondial).
La notion de "domainee public" est fort ancienne. Aristote en parlait déjà en lui donnant son caractère philosophique et social profond de "res publica". Aujourd'hui, on dit qu'une oeuvre de l'esprit "tombe dans le domainee public" quand elle n'est plus couverte par le droit d'auteur. Traditionnellemnt l'activité de "copie" des moines du Moyen-Age, bien loin d'être combattue comme un acte de piratage, était au contraire jugée essentielle pour la survie des savoirs humains. C'est la technologie de reproduction mécanique qui fit apparaître les premières contraintes. Les premiers imprimeurs ne pouvaient exercer que par privilège royal. Ainsi le droit de la propriété intellectuelle est historiquement lié à la notion de "privilège".
Un des domainees clé d'intervention entrant dans la compétence de l'UNESCO, dans ce contexte, est celui des informations et des oeuvres échappant a priori à tous les problèmes de droits d'auteur, soit parce qu'elles sont déjà dans le domainee public du fait de leur date de publication, soit parce qu'elles ont été produites par des organisations publiques ou académiques essentiellement préoccupées de diffuser au meilleur coût ces informations d'intérêt général. Un nombre croissant d'auteurs sont prêts à laisser diffuser gratuitement leurs travaux à condition que leur nom leur soit bien associé et que l'intégrité des textes soit garantie. L'UNESCO a le projet de promouvoir la généralisation de conservatoires virtuels d'oeuvres artistiques ou intellectuelles tombant dans le domainee public.
Dans les pays en développement, où il est plus difficile de trouver des informations à jour et pertinentes, l'UNESCO encourage l'utilisation des technologies de l'information et le développement des communautés virtuelles pour augmenter les possibilités d'accès à l'information et à la production locales. L'UNESCO a initié une action pour l'utilisation des communautés virtuelles afin de créer à très peu de frais des "collèges invisibles" permanents de scientifiques. Il est possible par ce moyen d'associer des chercheurs du Sud à des méthodes déjà bien rodées chez des scientifiques du Nord, en vue de leur permettre d'accéder à l'information scientifique plus rapidement sur une plus grande échelle et sur un mode interactif, et d'accélérer la diffusion de cette dernière. L'UNESCO jouera un rôle d'observateur technologique en ce qui concerne les groupes de recherche virtuels et l'édition électronique et lancera d'autres expériences innovantes de collaboration virtuelle Nord-Sud et Sud-Sud.
Les bibliothèques publiques, universitaires et nationales, en tant que lieux naturels d'accès à l'information, sont évidemment des partenaires privilégiés de l'UNESCO dans cette opération. Nous comptons sur la coopération des bibliothèques du monde et le soutien de l'IFLA pour promouvoir l'accès universel à l'information du domainee public.
La baisse spectaculaire des coûts des technologies de la communication offre une chance d'accélérer le développement dans toutes les sphères de l'activité économique et sociale. Les technologies de l'information et de la communication ne peuvent être considérées comme un luxe réservé à l'élite, mais comme une nécessité absolue pour le développement. Je dirai que refuser ces technologies est un luxe que personne ne peut se permettre... Certes, les obstacles à la circulation et à l'utilisation effectives de l'information, empêchant les bibliothèques de jouer pleinement leur rôle, sont nombreux : ils sont d'ordre linguistique, financier, juridique et socioculturel, sans parler de la pauvreté des réseaux téléphoniques et de la rareté de liaisons à haut débit dans les pays en développement.
On peut cependant observer qu'à terme, les nouvelles possibilités offertes par un accès aisé et généralisé à l'information numérique affecteront, au-delà du rôle de la bibliothèque, la manière même dont nos sociétés sont actuellement organisées. Des choix politiques, économiques et éthiques devront être faits. La facilité de production de l'information, la disponibilité de vastes moyens de distribution et le libre accès à l'information entraîneront l'apparition de nouvelles activités économiques et une restructuration radicale, voire la disparition, d'autres activités. De nouveaux canaux de distribution, qu'il nous reste encore à inventer, se substitueront peu à peu aux canaux traditionnels.
Le monde numérique est porteur de réelles opportunités, mais aussi de menaces sérieuses auxquelles il faudra répondre à temps. Les nombreuses déclarations relatives à l'expansion des réseaux d'information portent le plus souvent sur les aspects économiques. Or les aspects éthiques, juridiques et sociaux ont autant d'importance, sinon plus, pour un développement humain authentique.
Nous ne pouvons pas laisser les inforoutes aux seules forces du marché; ceci conduirait invariablement à de nombreux dérapages avec des conséquences directes sur les communautés et les sociétés les plus défavorisées. La valeur d'une information n'est pas nécessairement liée au prix que le marché veut bien lui attribuer. Déjà en son temps, Adam Smith remarquait les paradoxes liées à la notion de "valeur". Le diamant coûteux mais inutile, que vaut-il en comparaison de l'eau, si précieuse et si peu chère? Ces paradoxes prennent de nos jours une actualité renouvelée avec des effets propres à la civilisation du virtuel, comme le phénomène des rendements croissants. Une image, une information, une idée, un logiciel, peuvent se multiplier à coût marginal quasi-nul. Les conceptions purement économistes du monde ont du mal à intégrer les effets sur nos structures sociales de cette hyper-productivité de l'immatériel, qui touche peu ou prou tous les secteurs d'activité liés à la manipulation et au traitement de l'information.
Le vrai défi sera désormais celui de la qualité. A l'ère de la profusion et du gaspillage, la frugalité et l'exigence deviendront des qualités primordiales.
Les gouvernants doivent également adopter des stratégies et codes de conduite qui leur permettent de participer pleinement à l'essor de la société de l'information. Ils doivent se préparer à relever les défis éthiques et juridiques de "l'infostructure mondiale". Ce n'est que par la coordination et la coopération entre les politiques nationales d'information que les Etats pourront promouvoir la qualité et la diversité des cultures et des informations accessibles sur les réseaux mais aussi in fine dans les bibliothèques, qu'elles soient réelles et virtuelles. Il ne reste qu'à les convaincre.
C'est dans cet esprit que l'Unesco a organisé avec l'aide de plusieurs de ses Etats membres le premier Congrès INFOETHIQUE à Monaco du 10 au 12 mars dernier. Le Congrès a traité de trois thèmes: l'accès universel à l'information numérique, la préservation de l'information et des fichiers numériques et la préparation de nos sociétés à l'environnement multimédia..
Un Congrès INFOETHIQUE II sera organisé en octobre 1998. Ses thèmes principaux seront: domainee public dans le cyberespace, information privée et sécurité et formation au milieu virtuel. La participation d'IFLA à ce Congrès est vivement souhaitée.
On le voit, les défis lancés aux bibliothèques et à leur rôle dans le développement sont suffisamment stimulants pour nourrir nos débats tout au long de cette Conférence.
Je souhaite, pour terminer, dire combien nous apprécions, à l'UNESCO, la coopération avec l'IFLA. Cette coopération, qui ne date pas d'aujourd'hui, s'est renforcée au fil des années pour devenir ce qu'elle est aujourd'hui, une coopération exemplaire. Je ne veux pour exemple que le concours extrêmement précieux de l'IFLA au Programme "Mémoire du monde".
J'aimerais inviter toutes les associations de bibliothécaires représentées à cette Conférence à faire connaître "Mémoire du monde" à leurs membres et stimuler la participation active de leurs pays au Programme. Un site Web "Mémoire du monde", en cours de construction, fournit déjà accès à des images et des représentatives des différents projets pilotes et des fonds et collections dont l'inscription sur le registre "Mémoire du monde" est proposée, dont quelques collections danoises.
Philippe Quéau est Directeur de la
Division de l'information et de l'informatique à l'UNESCO
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