Décembre 2000. mis en ligne le 11 janvier 2001. topic : mutation du livre

"Quand l'édition se met à la page du web"

Dans le Monde des Débats de décembre 2000, entretien recueillis par Julien Brunn entre
Jean-Pierre Arbon (00h00)
François Gèze (La Découverte-Syros)
Michel Valensi (les éditions de l'éclat)

<< Certains, comme les éditions de l'éclat, se situent dans la continuité des perspectives généreuses de l'Internet : ils y voient la possibilité d'offrir gratuitement aux lecteurs des livres électroniques, créant des "communautés de lecteurs" qui, pour autant, n'en finiraient pas avec le livre papier. Jean-Pierre Arbon, créateur de la première maison d'édition totalement en ligne en France, n'y voit lui, que la continuation, par d'autres moyens, du métier d'éditeur, comme François Gèze, des éditions La Découverte-Syros, qui se méfie des grands élans pour la gratuité.

[...] Jean-Pierre Arbon : [...] Une des idées principales qui a présidé à la création de 00h00 était que, grâce à l'évolution technologique, on pouvait, pour la première fois depuis des siècles et même depuis les débuts de l'écriture, dissocier le texte de son support, et ainsi diffuser des savoirs ou des histoires, toujours plus nombreux, d'une manière plus économique et plus efficace, avec une distribution qui fasse l'économie de ce gâchis. [...]

Michel Valensi : Le système actuel de diffusion et de distribution du livre est en effet problématique et peu efficace, mais je ne suis pas convaincu par l'efficacité du système de circulation de ce que Jean-Pierre Arbon appelle des textes numériques. Actuellement, la relation à l'objet-livre n'est pas satisfaite par ce qu'offre le téléchargement. [...] La question de fond est donc, à mes yeux, celle-ci : comment va-t-on concilier ce dont nous avons été nourris, le papier et la colle, dont nous avons manifestement encore besoin, et cette volonté de dynamiser la circulation ? Mon idée et mon expérience est qu'il n'y a pas exclusion de l'un par l'autre. Au contraire : le numérique dynamise le papier. À condition que le numérique respecte son originalité, c'est à dire qu'il soit gratuit. Nous avons des objets-livres qui ont été travaillés pour arriver à leur état d'objet : la mise en page, la correction des épreuves, l'impression. Lorsque commence la distribution, le livre est dans l'ordinateur sous la forme d'un fichier numérique, et il y reste. Du point de vue de notre maison d'édition, le fait de mettre à disposition ce savoir ne nous coûte rien. On va donc simplement permettre aux internautes d'accéder à l'intégralité de ces textes, à ce savoir non matérialisé. Et ce gratuitement, puisqu'il ne nous en coûte rien de plus. Mais je vais signaler à celui qui consultera l'ouvrage en ligne tout ce qui a permis la mise en ligne de cet ouvrage, à savoir le livre, l'objet-livre et son réseau de distribution. [...]

Les livres mis en ligne connaissent même quelquefois une vente - en tant qu'objet - supérieure aux autres. Ce qui signifie que cet effort de mise à disposition du savoir gratuit peut permettre la constitution d'une communauté de lecteurs. Et cette communauté de lecteurs, forgée par la circulation électronique des textes, doit en retour prendre conscience de la nécessité de l'existence de ces objets que sont les livres. Le double support du livre et du numérique offre enfin la possibilité de donner sa chance à une économie du don à l'intérieur de l'économie marchande. Cette idée de gratuité des formats numériques est développée dans le petit traité sur le "lyber" publié (par les éditions de l'éclat, évidemment) dans le volume Libres enfants du savoir numérique. Il est en vente dans les meilleurs librairies et disponible gratuitement sur le Net.

François Gèze : Ce que décrit Michel Valensi - la double circulation, dont la partie électronique serait gratuite - n'est que le résultat de l'état actuel de la technique. Il constate que la libre circulation numérique d'un livre n'empêche en rien sa vente dans les librairies. Mais c'est uniquement parce que le téléchargement n'aboutit en effet aujourd'hui, malgré certains perfectionnements, qu'à un état appauvri du texte. Le téléchargement ne peut donc pour l'instant intéresser qu'un public qui a besoin d'ouvrages spécialisés, très techniques, de recherche. C'est un tout petit public aujourd'hui, mais dans quelques années, on verra sans doute apparaître de vrais appareils, bon marché et qui ressembleront de plus en plus physiquement à un livre, avec une qualité de lecture qui sera la même que celle du papier. Du reste il existe déjà une catégorie de livres qui a presque entièrement migré sur le numérique et pour lequel le papier disparaît, ce sont les encyclopédies.[...]

[...] Donc, il faut être tout à fait pragmatique. Et notamment sur la gratuité. Je partage le souci de Michel Valensi s'il s'agit de défendre la "gratuité" de l'acte de création : il est en effet essentiel que celui-ci reste en dehors de la pure logique marchande, faute de quoi on sera submergé par les faux livres, "créés" et conçu pour répondre à l'attente supposée du plus grand nombre. Mais dès lors qu'une œuvre de l'esprit (individuelle ou collective) librement et "gratuitement" créée a vocation à être reproduite en nombre pour être mise à la disposition des lecteurs, il est absurde à mon sens de continuer à parler de gratuité : de quoi vivraient dans ce cas tous ceux - l'auteur lui-même, l'éditeur, le diffuseur-distributeur, le libraire, le bibliothécaire - dont le travail permet ce passage du créateur au lecteur?

Ceux qui font l'apologie de la gratuité indifférencié invoquent souvent l'utopie de la constitution de "communautés" du savoir. Je suis très sceptique à ce sujet, notamment parce que la relation au savoir est d'abord singulière avant d'être collective. Ce vain espoir participe de cette idéologie de la gratuité qu'a véhiculé toute une partie des créateurs de l'informatique et du web, lesquels malgré eux, ont fait le lit d'empires commerciaux. L'exemple de Linux est emblématique à cet égard. Ce logiciel coopératif mondial, généreux et gratuit, est maintenant exploité par des sociétés qui le récupèrent, l'adaptent, et vendent ces adaptations : ce sont même les cotations en Bourse parmi les plus élevées aujourd'hui aux États-Unis ! Plutôt que de rêver à une économie du don qui aboutit à de gigantesques hold-up, il vaut donc mieux réfléchir à une organisation réaliste du marché.

Le marché est là, il est dominant, et on ne peut pas faire comme si on allait créer une sphère du don qui s'en séparerait totalement. Le véritable enjeu consiste plutôt à contrôler les forces du marché, à créer des règles, et notamment de rémunération juste des auteurs et de leurs éditeurs, pour éviter un emballement anarchique qui débouchera inéluctablement sur les abus les plus scandaleux.

Jean-Pierre Arbon : Il est encore beaucoup trop tôt pour se faire une idée précise de la manière dont se présente l'avenir du prix du livre dans l'univers numérique. Mais il n'y a pas de raison pour que ça se présente différemment de ce qui se passe dans le domaine du papier. Un texte ou un livre disponible sous format numérique, c'est une nouvelle édition, un travail éditorial, contrairement à ce que prétend Michel Valensi, mais il n'est pas pour autant nécessaire que cette édition soit vendue au même prix qu'une édition traditionnelle sur papier. [...]

[...] On peut donc très bien imaginer que d'ici trois ou quatre ans, une librairie offre sur table ou en rayon les livres de forte vente, et à la demande, mais en impression immédiate, les livres plus rares.[...]

François Gèze : [...] frais d'archivage numérique [...] frais, nouveau, de promotion sur le web [...] en faisant confiance à des professionnels - les libraires en ligne - qui sauront trier le bon grain de l'ivraie [...] le travail d'édition proprement dit, qui repose d'abord sur la sélection. On estime en France à un million et demi le nombre de manuscrits qui sont produits par nos concitoyens chaque année, pour 40 000 titres effectivement édités. Ce tri, la mise en forme éditoriale et technique des textes, la promotion des livres, voilà l'essentiel de notre travail d'éditeur. Au final, quel que soit le mode de diffusion, par téléchargement ou impression de proximité, le travail d'édition sera rigoureusement le même. Et ce travail aura un coût.

Jean-Pierre Arbon : [...] Un certain nombre d'auteurs, et plus particulièrement de jeunes auteurs, utilisent des possibilités que la machine à écrire interdisait : ils créent des liens hypertexte, mélangent les médias [...]"

 


Critiques persos

Sur l'analyse des logiciels libres que propose François Gèze, on notera qu'il parle d'un sujet qu'il ne connaît pas, et que ça risque de le desservir auprès de ceux qui connaissent : dès le début, Richard Stallman avait précisé que les logiciels libres pouvaient être vendu, et c'est un des points forts du libre que ses promoteurs n'ont jamais contestés. Personne ne se sent donc récupéré ! Ces sociétés commerciales sont soumises à une critique minutieuse de la part de la communauté d'utilisateurs de logiciels libres : au final toutes sont appréciés parce qu'elles continuent à développer du logiciel libre. Ces sociétés n'ont comme capital que leur nom, et la compétence et l'expérience de ses membres... Rien à voir avec Microsoft qui prend l'utilisateur en otage, ou avec n'importe quel petite PME informatique qui rêve de produire une killer application propriétaire, afin au final de bénéficier d'un marché captif. Et quand, par ailleurs, François Gèze dénonce des gigantesques hold-up, je l'imagine déjà faire un procès à un fan d'un de ses auteurs, qui se serait imaginé faire plaisir en diffusant son œuvre grandiose et indispensable le plus largement possible. Beurk...

A propos de l'analyse de Michel Valensi : Tout d'abord je tiens à le remercier d'avoir publié le bouquin "Libres enfants du savoir numérique" : ce site n'existerait pas sans ce regain inexpéré de motivation, ni celui des archives de l'autre monde. Son invention, le lyber, est plus subtile qu'elle n'y parait. Certe son principe du livre "shareware" ne respecte pas totalement le principe de la liberté de l'information puisqu'il garde l'exclusivité sur la diffusion des livres matériels, ne permettant pas à d'autres d'éditer les mêmes livres. Mais en contrepartie il propose aux auteurs et aux autres éditeurs un modèle économique rassurant et crédible. Force est de constater que la théorie du libre ne s'applique malheureusement pas au support matériel. On peut noter cependant la sortie de livres sur l'informatique qui sont totalement libre (Licence OpenContent), et d'autres expériences qui proposait l'intégrale du livre en ligne mais un an seulement après sa sortie papier. Bref, personnellement j'aurais souhaité une expérience plus radicale que le "shareware", mais ce n'est pas moi qui ai mis mes billes dans cette aventure, et je comprend que l'on soit prudent. (ajout : La page Licence de son site au 20 janvier précise un peu la définition juridique du Lyber, et elle doit évoluer. attendons...)

Je m'interroge aussi sur la libre circulation des versions numériques des œuvres : Le Lyber autorise-t-il par exemple un cyber-libraire amateur à copier œuvre sur son site (pour en modifier la présentation, ou ne pas dépendre du serveur de l'éditeur) ? Cette liberté est à mon avis indispensable à la réussite du projet. Enfin je voudrais soumettre un phénomène curieux à Michel Valensi : le fait de publier en ligne un auteur détruit la valeur symbolique que l'on accorde à l'objet-marchandise livre. C'est là précisément que demeure l'aspect révolutionnaire de cet acte. Et c'est cette désacralisation qui choque, et qui rend certaines ventes difficiles. Il faudra un moment pour que nos mentalités s'habituent à cela, mais il le faudra bien, puisque même disponible en ligne, il est indispensable de disposer du livre matériel pour en apprécier pleinement la lecture. A moins que l'on s'habitue à lire sur écran; j'ai déjà pu constater qu'il n'est pas si désagréable de consulter un livre sur un ordinateur de poche (type PalmPilot). A partir de ce moment, j'espère que les éditions de l'éclat passeront du "lyber de type shareware" au "lyber de type logiciel libre". Il va falloir inventer des solutions originales et pragmatiques, astucieuses. Je critique, je critique, mais je n'ai pas de propositions pour le moment. A part peut-être une bonne promo : un mini CD à l'intérieur des bouquins des éditions de l'éclat, contenant le catalogue et les lybers au format numérique (et s'il reste de la place les bouquins de l'ABU :) . Il serait souhaitable aussi de faire connaître le projet "lyber" aux associations de bibliothécaires. Je pense également qu'il faut s'inspirer des principes juridique du copyleft : l'ouverture garantie et la contagion de l'ouverture...

 

Liens

Peut-être cet entretien avec un éditeur allemand pas comme les autres permet-il d'enrichir le débat ?
Philologie de la Révolution (paru dans la revue Vacarme)

Compte-rendu du colloque européen de Strasbourg du 29 et 30 Septembre 2000
L'économie du livre dans l'espace européen (ou comment garder le contrôle ?) :
1 - Le livre, une économie singulière
2 - La diffusion des livres : évolutions et enjeux
3 - L'impact du numérique : vers une nouvelle économie du livre ?
4 - Quelles régulations pour les marchés du livre en Europe ?

Toujours sur le site du ministère de la culture, mais plus sympatique à première vue :
Rapport de la Commission de réflexion sur Le livre numérique mai 1999 (Rapport Cordier)
- Avant-propos
- L’univers numérique
- Livre et édition, etc.

Dossier e-book 2000 de Marianne Pernoo : touffu mais avec des textes et des liens intéressant.

EXCELLENT !
Trouvé sur hypernietzsche, une étude qui conclut à la supériorité du copyleft pour les écrits de la recherche : Copyleft : une nouvelle forme de droit d’auteur à l’époque de l’Open Source ? de Philippe Amblard

Théorie succincte de l’Internet, de Roberto Hernández Montoya, (Université centrale du Vénézuéla) : Sur le livre numérique et l'absurdité d'interdire la copie numérique en général. Traduit approximativement, presque simpliste, ce texte est néanmoins une dénonciation imparable des grands discours propagandistes sur le piratage. Dommage que l'auteur se limite à un constat, sans en tirer de conséquences, c'est à dire sans proposer de mise en perspective, ni tenter d'élaborer un modèle alternatif ( le copyleft, au hasard ;-).

Pour ceux que cela ne satisfait pas et qui cherchent encore une solution à la rémunération des auteurs : Vendre du vin sans bouteilles : l'économie de l'esprit sur le réseau global par John Perry Barlow. C'est pas encore satisfaisant ? Allez, un peu d'imagination que diable! On va bien finir par trouver...

Un dernier lien pour les masochistes... un forum sur le site de Libération !
L'Internet est-il une chance pour le livre?

 

 


On ne peut, paraît-il, pas comprendre les discussions qui portent actuellement sur le livre si on ne prends pas conscience des difficultés que traverse le secteur. L'appel ci-dessous permet peut-être d'expliquer pourquoi les débats sont si tendus. Beaucoup de questions, mais toujours pas de réponses...

 

APPEL POUR LES ETATS GENERAUX DU LIVRE, Paris, 2 novembre 2000

<< Nous signataires, sommes particulièrement inquiets par la tournure que prend le paysage de l'édition française. Nous assistons, en effet, à la volonté de concentration de grands groupes par l'absorption de petites et moyennes structures (dont certaines sont par ailleurs en pleine santé financière et font partie de l'originalité et de la diversité du paysage de l'édition), avec la volonté de les éclater en séparant la diffusion de la distribution, sous prétexte de rentabilité et de soi-disant modernisation.

Nous pensons que cette logique de concentration aboutira à un quasi-monopole, qui ne pourrait avoir qu'un effet négatif sur la création et la diffusion du livre.

Quelle sera en effet, la politique éditoriale de ces grands groupes ?

Quelle sera la place laissée à des auteurs qui ne répondront pas aux critères de rentabilité voulus par ces mêmes groupes ?

Dans quelle mesure les éditeurs qui n'entreront pas dans leur logique commerciale et financière pourront-ils trouver leur place dans un paysage éditorial aux normes ?

Les libraires exclus, de fait, de cette politique commerciale pourront-ils survivre et continuer leur travail de promotion du livre ?

Cette logique ne va-t-elle pas remettre en cause la politique du livre en France, et par là même la loi Lang, qui garantit la pérennité d'un réseau de libraires indépendants ? Pour mémoire, la quasi-disparition des disquaires indépendants.

C'est pourquoi, nous appelons à la tenue d'un débat entre professionnels du livre, intellectuels, personnalités du mouvement social et syndical, pour confronter nos points de vue et dresser des perspectives à venir.

Fait à Paris, le 2 novembre 2000. >>

 

Commentaire perso achement utopiste sur cet appel bien pensant :
Tout cela est très bien, et je veux bien apporter mon soutien à cette démarche. Néanmoins quelque chose me chagrine : signataires de cet appel ou capitalistes monopolistiques se mettront toujours d'accord pour mettre en taule ou sur la paille les passionnés qui voulant faire connaître le plus largement une oeuvre s'autoriseront à la numériser et à la mettre en ligne. Et en plus, en poussant de concert de grands cris d'indignation. Je sais bien que je ne suis pas sérieux, mais que voulez-vous, ça me révolte : la culture et la poésie devrait pouvoir s'échanger sans contrainte entre passionnés... Si vraiment cela nuit à la rémunération des auteurs, ce qui n'est pas démontré, nos sociétés seront-elles vraiment incapable d'inventer des alternatives originales ? Je ne sais pas, mais si c'est oui, je ne vois qu'une solution : changeons la société. A bon entendeur, salut !

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