Cette page est une copie pour archive d'un article
de la revue Multitudes n°5, page 13
(article d'introduction du dossier sur la propriété intellectuelle)
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Propriété intellectuelle, copyright, brevets PAR ARIS PAPATHÉODOROU Le passage à une économie qui se fonde essentiellement sur le savoir et la coopération impose, de fait, la nécessité dune mutation du concept même de «propriété intellectuelle ». En effet, lorsque le processus productif se présente essentiellement comme «coopération entre cerveaux » - pour reprendre la formule percutante de Maurizio Lazzarato, le contrôle sur les sources même de linnovation, sur les gisements de connaissances et les stocks de données devient un enjeu majeur. Il suffit pour sen convaincre de lire entre les lignes dune certaine actualité : la bataille qui sannonce déjà autour de lexploitation commerciale du décryptage du génome humain; limbroglio juridico-médiatique autour du logiciel déchange de fichiers musicaux via lInternet Napster; les pressions du gouvernement des États-Unis pour empêcher le recours de certains États du tiers-monde (Brésil, Inde, Afrique du Sud) aux médicaments génériques en matière de lutte contre le Sida; la probable intégration des logiciels à la Convention européenne des brevets de Munich; loffensive des produits «biotech» sur le secteur de lagro-alimentaire, etc. Dun côté, nous assistons donc à une série doffensives de la part dentreprises multinationales et de groupes dintérêts pour imposer des « Ajustements » aux législations existantes et aux traités internationaux en matière de propriété intellectuelle qui permettent de pérenniser ou de susciter des enclosures sur les biens immatériels. De lautre, un certain nombre dacteurs et de sujets sociaux poussent par leurs pratiques à une redéfinition de la propriété intellectuelle, tentant par là même à se protéger des effets dévastateurs de la logique des brevets. Lenjeu théorique de la propriété intellectuelle Mais au-delà de la simple chronique événementielle et des enjeux politiques immédiats autour des brevets et du « droit dauteur » faut-il rappeler tout de même que lon meurt aussi des brevets, comme dans le cas des traitements contre le Sida, autour de cette question de la propriété intellectuelle nous devons désormais redéfinir un certain nombre de concepts théoriques qui renvoient, non seulement à de simples questions de « droits dauteur », mais de façon plus essentielle à ce que sont aujourdhui la richesse, lappropriation privée, le travail, le revenu (voir en particulier le texte de Yann Moulier-Boutang). Si le fondement de la propriété nest plus désormais, en effet, le seul « travail des mains » mais lactivité intellectuelle, et si le «bien commun » dont il faut définir les règles dappropriation ne renvoie plus aux seuls biens matériels (la terre, les outils de production, etc.) mais à la connaissance, doit-on alors encore penser les droits de propriété exclusivement selon la logique de L'« individualisme possessif » ou celle de la propriété collective? Les concepts de « privé » et de « public », tels quil se sont constitué sur la base de laction « appropriative » du travail (thèse commune aux libéraux et aux socialistes), sont-ils encore opérants pour penser la problématique de la propriété intellectuelle? Le droit de la propriété intellectuelle, le copyright avait été pensé par la Constitution américaine comme un « contrat social » entre lauteur et le public, entre l'inventeur et la société. Ce contrat est-il encore valable lorsque lévolution de la coopération et des technologies exprime, selon les mots de Walter Benjamin, la réversibilité du rapport de lauteur et du public, ou pour le dire avec J-L Weissberg, la « fluidification des fonctions dexpression et de réception »? Ce contrat reconnaît-il la massification et la socialisation de la capacité dinventer et de la possibilité de copier que nous voyons à 1'oeuvre de manière particulièrement claire dans le logiciel libre, mais qui caractérise aussi dautre forme de «production »? Ce contrat correspond-t-il aux conditions offertes par les «nouvelles technologies » dopposer à la diffusion du haut vers le bas de linvention et de limitation, la possibilité de leur agencement horizontal et rizhomatique? Une chose est certaine, ce nest pas tant, finalement, le caractère « immatériel » des biens qui modifie les termes de la problématique, mais la centralité du savoir, et de la coopération qui le produit, qui repositionnent les termes dun nouveau contrat social. De ce point de vue Richard, Stallman a parfaitement raison de soustraire le débat sur le droit dauteur et le copyright au déterminisme technologique, à cette prétendue « spécificité immatérielle » des nouvelles technologies, et de le reconduire à la coopération « entre cerveaux » et au contrat social que cette relation même engage (voir Richard Stallman, « Droit de reproduction le public doit avoir le dernier mot », in Libres enfants du savoir numérique, éditions de léclat, 2000). Ainsi le principe du copyleft (mis en pratique par lensemble des licences qui régissent le logiciel libre sous légide du projet GNU) propose en quelque sorte un renversement du copyright qui nest plus alors une restriction du « droit de copie » mais, bien au contraire, lastreinte à la liberté de copie et de modificabilité. Ce faisant, le copyleft inclus dans un même mouvement la question de laccès aux ressources intellectuelles et leur inclusion dans un procès de production immédiatement coopératif devenant un instrument formidable pour garantir la liberté à ceux qui participent de façon communautaire à la production des logiciels libres. Mais au-delà du cas particulier du logiciel libre en quoi le copyleft peut-il aussi interroger lensemble de la production immatérielle? Introduire le paradigme du libre Comme premier balayage de lensemble de ces thématiques et interrogations nous avons tenté, dans ce numéro de Multitudes, de relier un certain nombre de questions théoriques tant à lanalyse de certains aspects particulièrement révélateurs de la problématique de la propriété intellectuelle (logiciel, musique, traitements médicaux, etc.), quà la mise en lumière de pratiques et de mouvements qui aujourdhui sinscrivent dans la perspective dune redéfinition « alternative » de la propriété intellectuelle (logiciel libre, hacklabs, Act Up, musiques électroniques). Une approche transversale qui avait pris corps au moment de la zeligConf - rencontre européenne des contre-cultures digitales, qui sest tenue à Paris en décembre 2000 -, en particulier avec le débat sur la propriété intellectuelle et les brevets animé par Thierry Laronde et où étaient intervenus des membres de lApril (Association pour la recherche et linformation en informatique libre) et dAct Up-Paris. Nombre de questions ne sont, certes, aussi quà peine évoquées ici (le brevetage du vivant, léducation) ou tout juste effleurées (la rémunération du travail coopératif), tant il est vrai que nous navons procédé quà louverture dun chantier, déjà ouvert au demeurant par le texte fondateur dEben Moglen (voir la rubrique Insert de ce numéro), les analyses de Richard Barbrook ou Jean-Louis Weissberg (voir la rubrique Mineure de ce numéro), ou encore de Maurizio Lazzarato (Multitudes, numéro 2, et ses travaux autour de Tarde). De cet ensemble nous pouvons espérer surtout quil ait commencé a introduire le paradigme du Libre - la libre coopération des savoirs - au-delà du seul domaine du logiciel où il fait, quotidiennement, la démonstration de sa pertinence. Références (rapides) NB Ce dossier doit beaucoup, à un titre ou à un autre, dans sa conception et sa réalisation, à Fred Couchet, Pascal Desroche et Benjamin Drieu de lApril, à Olivier Blondeau, Ariel Kyrou, Thierry Laronde, Jean-Pierre Masse et Ludovic Prieur. Ce texte est, pour une bonne part, le fruit dun usage libre déchanges avec Maurizio Lazzarato. |