Les grands défis

Notre taux de croissance reste impressionnant, mais il s'est ralenti au fur et à mesure de notre développement. Pendant que nous essayions de vanter les vertus des logiciels libres, les sceptiques et les clients éventuels mettaient notre modèle à l'épreuve par rapport aux points suivants :

Bon sens

Pourquoi un client payerait-il pour quelque chose qui avantagerait aussi ses concurrents ?

Croissance

Comment une entreprise de services peut-elle gérer sa croissance ?

Pérennité

Est-ce que Cygnus sera toujours là quand ses clients en auront besoin ?

Rentabilité

Comment faire de l'argent avec des logiciels gratuits ?

Gestion

Comment peut-on gérer des logiciels libres de manière à obtenir qualité et cohérence ?

Investissement

Est-ce qu'une entreprise sans produit logiciel propre peut attirer les investisseurs ?

Essayez de vous imaginer la situation suivante : vous tentez de signer un contrat de 10 000 $ avec le responsable d'une équipe de 5 programmeurs pour systèmes embarqués, et il vous appelle pour savoir si oui ou non Cygnus peut émettre des actions dans le public étant donné son modèle commercial ! Autant, sur le plan technique, les logiciels libres nous ont ouvert des portes, étant les produits les plus aboutis et les plus innovants, autant ils se sont révélés un obstacle majeur lorsque nous avons attaqué le marché. Nous avons appris à nos dépens ce que Geoffroy Moore exprime dans son livre Crossing the Chasm (la traversée de l'abîme).

Cette difficulté m'est apparue clairement le jour où j'ai rendu visite à un groupe de programmeurs qui concevaient des réseaux de communication sans fil dans une entreprise qui figurait au Fortune 100. Dans le cadre de leur politique de qualité, ils évaluaient non seulement leur propre travail mais aussi leurs fournisseurs, selon un certain nombre de critères. La plupart de leurs fournisseurs étaient notés « Très bon » ou « Excellent » par rapport à tous les critères. Mais le fournisseur des outils pour systèmes embarqués arrivait bon dernier avec un « Médiocre » ou « Inacceptable » dans chaque catégorie, et ce pour chacune des trois années où la qualité avait été évaluée. Pourtant, ils ne voulaient pas acheter nos outils, en dépit des recommandations (qui venaient de leurs propres clients !) que nous pouvions leur présenter, de notre supériorité technique et de nos prix imbattables. Pourquoi ? Parce que les responsables ne voulaient pas miser sur une solution déroutante, à laquelle ils n'étaient pas habitués. Je les ai laissés en leur demandant pourquoi ils se fatiguaient à évaluer la qualité s'ils n'utilisaient pas les données ainsi récoltées, mais ce n'était pas la bonne attitude. J'aurais plutôt dû réaliser que cette frilosité est un comportement typique du marché, et que la solution n'est pas de culpabiliser les clients, mais plutôt d'améliorer notre communication et notre marketing.

Nos problèmes ne venaient cependant pas seulement de l'extérieur. À tout moment de notre croissance, beaucoup de clients n'arrivaient pas à croire que nous arriverions à embaucher suffisamment de monde pour grandir bien au-delà de notre état actuel. Ils avaient à la fois raison et tort. Pour ce qui est des ingénieurs, ils avaient tort. Cygnus a été fondée par des ingénieurs, et notre culture d'entreprise, le pouvoir d'attraction des logiciels libres et la réputation de plus importante équipe à travailler sur les logiciels libres nous attiraient tous les développeurs que nous voulions engager. Et notre taux de renouvellement pour cause de départs était quelque chose entre le quart et le dixième de la moyenne nationale (surtout si l'on regarde du côté de la Silicon Valley).

Mais engager des commerciaux, c'était une autre paire de manches. La plupart partageaient les préjugés et les doutes de nos gros clients, et n'avaient aucune envie de travailler pour Cygnus. Ceux qui travaillaient pour nous le faisaient sans motivation. Ceux qui étaient motivés l'étaient souvent pour de mauvaises raisons. Il fut un temps où pour cinquante ingénieurs, nous n'avions que deux commerciaux. La communication, la gestion, et la satisfaction des employés déclinaient pendant que les commerciaux essayaient en vain de se familiariser avec ce que signifie la gestion d'une entreprise de logiciels libres.

Ironie du sort, nous avons aussi dû refuser la candidature de commerciaux qui n'acceptaient pas qu'on ajoute des composants propriétaires à nos produits. Les logiciels libres étaient une stratégie pour nous, pas une philosophie, et nous ne voulions pas engager de gens qui n'étaient pas assez souples pour gérer des produits libres ou non afin d'atteindre les grands objectifs de l'entreprise.

Nous avons fini par accepter le fait qu'on ne peut pas engager de commerciaux qui comprennent bien les tenants et les aboutissants du logiciel libre. Nous avons dû accepter leurs erreurs (ce qui signifie budgéter le coût de ces erreurs), et eux de tirer parti de ces erreurs pour progresser. La plupart d'entre eux arrivent avec une certaine expérience et tentent d'adapter la réalité afin qu'elle coïncide avec cette expérience — source intarissable de problèmes pour Cygnus. Il était très difficile de trouver des gens capables de gérer d'après leur expérience mais aussi d'apprendre sur le tas, et assez vite. Et nous avions besoin de dizaines de commerciaux !

Le modèle des logiciels libres, ainsi mis à l'épreuve, s'est révélé à la fois très souple et très résistant. Bien que nous ayons parfois perdu des clients dont les attentes étaient déçues ou mal remplies, notre rendement annuel est resté approximativement à 90% par dollar depuis 1993, et la principale cause du départ des clients resta la cessation d'activité après la fin normale du contrat. Deux choses nous ont aidés à survivre là où d'autres n'auraient pas résisté : d'abord chaque employé, indépendamment de son grade, reconnaissait à quel point la satisfaction des besoins des clients est importante; personne n'était « au-dessus » de l'assistance à la clientèle. Ensuite, lorsque toute autre solution avait échoué, il restait au client la possibilité de se dépatouiller tout seul (puisque tous les clients avaient le code source). Ainsi, malgré d'innombrables difficultés durant ces années-là, très peu de clients ont été laissés complètement sans issue parce que le logiciel ne faisait pas son travail. Contraste énorme si on songe aux histoires que nous avons entendues à propos de logiciels propriétaires concurrents, ou encore de logiciels libres sans service d'assistance.