Trouver des fonds au-delà des logiciels libres — eCos

Dans le monde des systèmes embarqués, il y a un nombre relativement restreint de fondeurs (qui fabriquent les puces) et d'assembleurs (OEM). Le reste du marché se constitue de petits acteurs qui font des choses intéressantes, mais dont aucun n'a le volume nécessaire pour commander la conception de nouvelles puces ou de nouvelles solutions logicielles.

Entre les fondeurs et les assembleurs on trouvait des centaines de petits éditeurs de logiciels, chacun vendant son produit. Par exemple, il existe plus de 120 systèmes d'exploitation Temps Réel (SETR) commerciaux. Aucun ne dépasse les 6% de part de marché, selon l'IDC. C'est comparable au monde Unix il y a dix ans, en dix fois plus fragmenté. Cette situation conduit à une dégénérescence bien connue de l'économie de marché : redondance, incompatibilités, escroqueries sur les prix, etc. Ce que les fondeurs et les assembleurs voulaient, c'était des standards pour accélérer le TTM (Time to Money) ; mais les éditeurs de systèmes d'exploitation Temps Réel demandaient ou trop de temps, ou trop d'argent, ou encore les deux.

Nous étions l'étoile montante du marché des systèmes embarqués : nous grandissions deux fois plus vite que le leader de notre marché, en laissant nos quatre principaux concurrents avec une croissance à un chiffre. Cependant, nous n'étions pas de vrais leaders du marché, nous n'étions pas reconnus comme tels. En 1995, après de longues discussions avec nos principaux clients sur ce qui n'allait pas dans le monde des systèmes embarqués, nous avons commencé à comprendre que seuls les compilateurs de débogueurs GNUPro pourraient résoudre vraiment leurs problèmes. Ce dont les clients avaient besoin, c'est une couche d'abstraction entre le silicium et les programmes, qui leur permette de ne voir que la bibliothèque C standard ou encore une API POSIX temps réel. C'était une nouvelle occasion d'étendre notre offre de manière non triviale.

Nous avons taillé nos crayons et pris note des faits évidents : plus de 120 éditeurs et plus de 1000 SETR « maison », cela signifiait que du point de vue technique, personne n'avait su créer un SETR suffisamment souple pour convenir à tous les usages; et du point de vue commercial, nous avons noté que les royalties pour l'usage de ces SETR étouffaient le marché, donc notre SETR devrait être sans royalties. Autrement dit, pour consolider le marché autour de nos produits, nous avions besoin de créer une technologie entièrement nouvelle, utilisable mondialement. Et nous devions la donner en retour. Les responsables ont traîné des pieds pendant un an avant de finalement se lancer dans cette idée.

Une fois que nous avions décidé notre stratégie, nos commerciaux continuaient à nous titiller avec la question : « Comment allons-nous faire de l'argent avec ça ? ». Alors même que notre domination avec GNUPro se renforçait, ce n'était pas évident pour eux de savoir comment nous pourrions réitérer le même succès avec un système d'exploitation pour systèmes embarqués.

Nous avons fait ce que toutes les entreprises font lorsqu'elles sont face à des contradictions : nous avons posé des axiomes. En supposant que nous saurions toujours faire de l'argent, nous avons pensé aux N autres problèmes qu'il fallait résoudre pour aider nos clients et devenir numéro 1. Nous devions :

  1. développer cette nouvelle technique magique de configuration,

  2. construire le reste du système afin que les gens aient quelque chose à configurer,

  3. réaliser le tout avant que l'occasion de conquérir le marché disparaisse.

Développer des logiciels coûte cher, et développer un produit donné selon un calendrier fixé coûte bien plus cher encore.

Lorsque nous avons lancé Cygnus, nous avions tous supposé que les investisseurs ne comprendraient jamais ce que nous faisions, et qu'on n'aurait pas besoin d'eux avant cinq ans, voire plus. Fort heureusement, nous étions dans l'erreur sur les deux tableaux.

Le premier membre de la direction venu de l'extérieur, Philippe Courtot, n'a pas mis longtemps à me présenter à des investisseurs en 1992. J'étais très ouvert avec chacun d'eux au sujet de notre modèle, de notre technologie, de nos objectifs, et j'expliquais aussi que nous étions une entreprise à fonds propres, et que nous n'avions pas besoin de leur argent. De fait, nous arrivions à augmenter notre rentabilité d'un point chaque année tout en gardant un taux de croissance de 80%. Roger McNamee, un analyste reconnu de l'industrie des logiciels, l'a exprimé très bien lorsqu'il a dit : « Je suis à la fois enthousiasmé et surpris par votre modèle commercial. Je suis emballé par la façon dont ça marche, mais plus j'y pense, et plus je me demande pourquoi je n'ai pas eu l'idée avant ! »

C'était bien sûr gratifiant de penser que nous avions si bien réussi que nous n'avions pas besoin de financement extérieur, mais en réalité, en 1996, nous avions ouvert de telles perspectives derrière notre produit « GNUPro » que nous avions besoin de nouveaux objectifs et de nouveaux partenaires.

Nous avons trouvé deux investisseurs, Greylock Management et August Capital, qui comprenaient qui on était et ce qu'on faisait, et pouvaient avancer assez d'argent pour mettre notre plan à exécution. Ils ont investi 6,25 millions de dollars, le plus gros placement privé dans une entreprise de logiciels de la première moitié de 1997, et la réalisation a suivi de près.

 

I do not like them Sam-I-am. I do not like green eggs and ham.

 
--Dr. Seuss 
Pendant que l'équipe technique travaillait, les commerciaux continuaient à bosser sur la manière de faire de l'argent, car au tout début nous n'avions pas vu le rapport entre l'architecture de l'eCos et le modèle commercial utilisé pour le vendre. Du point de vue technique, nous savions que la configurabilité était la clé de l'existence d'un produit « taille unique » qui conviendrait à tous. Du point de vue du commerce, nous savions qu'un système d'exploitation « taille unique » était le moyen d'unifier le marché autour d'un standard valable pour le développement des systèmes embarqués. Pendant un an et demi, chacun traitait le problème de son côté. Incapable d'assumer le paradoxe des logiciels libres, beaucoup de commerciaux n'y arrivaient pas.

Lorsque les ingénieurs furent en mesure d'exhiber ce qu'ils avait seulement imaginé au début, c'est devenu clair pour tout le monde : nous étions en train de créer la première architecture ouverte, la première architecture libre. J'étais aussi excité que la première fois que j'ai vu gcc.

Les logiciels libres sont pain béni pour le bitouilleur et la manière dont ils créent des standards profite à l'utilisateur final, mais il n'y en a pas moins un gouffre entre ce que les hackers et ce que les simples utilisateurs peuvent faire avec des logiciels libres. Nous voulions qu'eCos soit adopté par les bitouilleurs, mais aussi par le programmeur moyen. Notre idée était de donner aux utilisateurs des outils de haut niveau pour configurer, personnaliser et valider eCos de façon automatique, remplaçant les étapes manuelles que les développeurs de SETR font aujourd'hui. En réalisant des outils qui contrôlaient eCos au niveau du code source, et en architecturant le code source de manière à ce qu'il soit administrable par ces outils, nous avons permis à l'utilisateur moyen de travailler au niveau du code source, sans même écrire une ligne de C ou C++. La preuve de notre succès est qu'eCos peut être configuré de manière à tenir dans 700 octets (strict minimum nécessaire pour réaliser une couche d'abstraction au-dessus du silicium) ou grandir jusqu'à 50 Ko (SETR complet avec IP et un système de fichiers !)

Une fois que nous avons compris que l'ouverture du code source n'était pas seulement une option, mais une caractéristique essentielle d'eCos, et qu'elle nous donnait un facteur 10 par rapport à la concurrence (10 fois moins de place en mémoire par rapport à la configuration au niveau objet, et 10 à 100 fois plus d'efficacité pour les programmeurs par rapport à des SE dont les sources sont disponibles, mais pas au cœur de l'architecture), nous avons conçu différents emballages pour mettre notre produit sur le marché, et les premières réactions ont été extrêmement positives.

Si l'on considère les obstacles que nous avons du vaincre pour mettre en place notre activité autour des logiciels GNU, on ne peut qu'imaginer les potentialités de notre système eCos, pour Cygnus et pour le monde.