Tribune Libre: Ténors de l'Informatique Libre | ||
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Page précédente | Chapitre 14. La revanche des hackers | Page suivante |
J'ai relaté ici les événements récents en partie pour les consigner. De façon plus importante, cela met en place un décor qui peut nous servir à comprendre les tendances à court terme et faire quelques projections pour l'avenir (j'écris ces lignes à la mi-décembre 1998).
Voici tout d'abord quelques prédictions pour l'année prochaine :
La population des développeurs selon le modèle Open Source continuera d'exploser, et cette croissance sera alimentée par le prix sans cesse plus abordable des compatibles IBM PC et des connexions sur l'Internet.
Linux continuera à mener la danse, la taille relative de sa communauté de développeurs compensant les compétences techniques en moyenne plus élevées des gens de l'Open Source qui se consacrent aux projets BSD, et de la minuscule équipe travaillant sur le Hurd.
Les ÉIL seront de plus en plus nombreux à proposer des solutions pour la plate-forme Linux ; les engagements des éditeurs de serveurs de bases de données marquèrent un tournant décisif. L'engagement de la société Corel de proposer une version complète de leur suite bureautique pour Linux montre la voie.
La campagne de l'Open Source volera de victoire en victoire et fera évoluer les consciences des directions générales, techniques, informatiques, et des investisseurs. Les directions subiront une pression sans cesse croissante d'utiliser des produits issus du monde de l'Open Source, non pas de leurs subalternes, mais de leurs supérieurs.
Les solutions discrètes de serveurs Samba sur plate-forme Linux remplaceront un nombre croissant de machines sous NT, même dans des entreprises dont la ligne de conduite est de n'utiliser que des produits Microsoft.
La part de marché des Unix propriétaires continuera à s'affaiblir. L'un au moins des concurrents les plus faibles (probablement DG-UX ou HP-UX) en sera même réduit à déposer le bilan. Mais quand cela se produira, les analystes y verront plus l'œuvre de Linux que celle de Microsoft.
Microsoft ne proposera pas un système d'exploitation prêt pour l'entreprise, car MS-Windows 2000 ne sera pas vendu sous une forme exploitable (avec 60 millions de lignes de code, ce nombre croissant encore, son développement n'est plus maîtrisable).
Le fait de proposer des solutions techniques aux utilisateurs commerciaux de systèmes d'exploitation Open Source sera un nouveau secteur d'activité, très rentable, provoqué par, et renforçant, leur utilisation dans le monde des affaires.
Les systèmes d'exploitation Open Source (Linux menant la marche) engloutiront le marché des fournisseurs d'accès à l'Internet (FAI), centres de données. NT ne pourra pas résister de manière efficace à ce changement ; le coût réduit, la disponibilité du code source, et une fiabilité sans défaillance, 24h/24 et 7j/7 formeront un tout irrésistible.
Le secteur de l'Unix propriétaire s'écroulera presque entièrement. Il paraît raisonnable de supposer que le système Solaris survivra sur le matériel haut de gamme de Sun, mais la plupart des autres systèmes jouant dans la cour du logiciel propriétaire appartiendront bientôt au passé.
MS-Windows 2000 sera soit annulé soit mort-né. Quoi qu'il en soit, ce sera une catastrophe sans nom, le pire désastre stratégique qui soit jamais arrivé à la société Microsoft. Cela affectera malgré tout assez peu leur mainmise sur le marché des postes de travail, ces deux prochaines années.
Au premier coup d'œil, ces tendances ressemblent à une recette pour ne laisser survivre que Linux. Mais la vie est compliquée (et Microsoft tire tant d'argent et de présence sur le marché suite à sa position dominante sur les postes de travail qu'on ne peut pas le laisser pour compte, même après le déraillement de MS-Windows 2000.
D'ici deux ans, ma boule de cristal devient plus laiteuse. L'avenir qui nous attend dépend de questions comme : le ministère de la justice des États-Unis d'Amérique scindera-t-il Microsoft ? Le système BeOS ou OS/2 ou Mac OS/X, ou un autre créneau de système d'exploitation propriétaire, à moins qu'il ne s'agisse d'une conception radicalement novatrice, trouvera-t-il le chemin de l'Open Source et se posera-t-il en concurrent efficace de la conception de Linux, qui a 30 ans d'âge ? Les problèmes liés à l'an 2000 jetteront-ils l'économie mondiale dans une dépression telle que tout le monde pourra jeter ses prévisions ?
Ce sont là des impondérables. Mais une question demeure intéressante : la communauté Linux pourra-t-elle enfin fournir une bonne interface graphique à tout le système ?
Je pense que le scénario le plus probable pour une échéance à deux ans, est que Linux contrôlera les serveurs, les centres de données, les FAI, et l'Internet, alors que Microsoft gardera la mainmise du poste de travail. Ensuite, tout dépendra du fait que GNOME, KDE, ou une autre interface graphique (ainsi que les applications, construites ou reconstruites pour l'exploiter) devienne suffisamment bonne pour concurrencer Microsoft sur son propre terrain.
Si cela était avant tout un problème technique, l'issue ne ferait aucun doute. Mais ce n'est pas le cas ; c'est un problème de conception ergonomique et de psychologie de l'interface, et les hackers ont historiquement été mauvais à ce petit jeu-là. Ils sont très bons dans la conception d'interfaces réservées à d'autres hackers, mais assez mauvais dès qu'il s'agit de modéliser suffisamment bien les processus cognitifs des 95 % restants de la population pour écrire des interfaces que M. Dupont et sa maman seraient prêts à acquérir.
Cette année fut l'année des applications ; il est désormais clair qu'on décidera suffisamment d'ÉIL pour obtenir celles que nous n'écrirons pas nous-mêmes. Je pense que ces deux prochaines années, le problème sera plutôt de croître suffisamment pour rattraper (et dépasser !) les normes de qualité en matière d'interfaces dictées par la société Macinstosh, et de combiner ces dernières avec les vertus d'un Unix traditionnel.
On plaisante à demi à propos de « devenir les maîtres du monde », mais la seule manière d'y parvenir est de rendre service à tout le monde. Il s'agit de plaire à M. Dupont et sa maman ; et cela impose de reconsidérer ce que nous faisons d'une manière radicalement différente, et de réduire sans pitié la complexité visible de l'environnement par défaut pour la restreindre à un strict minimum.
Les ordinateurs sont des outils au service des êtres humains. Il faut donc qu'à terme les défis inhérents à la conception de matériel et de logiciel reviennent à concevoir des objets pour les êtres humains — tous les êtres humains.
Ce chemin sera long, et difficile. Mais nous nous devons — et nous devons à autrui — de le suivre jusqu'au bout et de faire les choses correctement. Que l'Open Source soit avec toi !
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