Nous vendons des produits de grande consommation

Les éditeurs détiennent les droits découlant de la propriété intellectuelle liée à leurs produits, mais ce n'est pas notre cas. Ils insistent sur le fait que leur plus grand bien est cette propriété, conférée par le fait qu'ils conservent par-devers eux les codes sources de leurs logiciels. On peut donc affirmer que Red Hat n'est pas un éditeur de logiciels car nous ne fournissons pas de licence d'exploitation du fruit de notre propriété intellectuelle. Cette approche n'avantagerait en effet pas nos clients, employés et actionnaires. La question devient donc : dans quel secteur commercial évoluons-nous ?

Pour trouver une réponse, il fallait analyser d'autres secteurs d'activité économique et essayer d'y découvrir une ressemblance. Une industrie où les ingrédients de base sont gratuits, ou tout au moins librement disponibles. Nous avons regardé du côté du domaine juridique car nul ne peut déposer ou breveter des arguments légaux. Si un avocat gagne une affaire devant la Court Suprême, les autres avocats peuvent ensuite utiliser ses arguments sans devoir en obtenir la permission car ils sont tombés dans le domaine public.

L'industrie automobile, elle aussi, présente quelques similitudes car on peut se procurer les pièces auprès d'un grand nombre de fournisseurs. Personne ne conduit une voiture, nous conduisons des Honda, des Ford, ou bien n'importe lequel des quelques centaines de modèles différents, assemblés à partir de pièces communes disponibles. Quelques personnes sauraient assembler leurs propres voitures et, parmi elles, peu en ont le temps ou l'envie. L'assemblage et le service forment le noyau du modèle économique de l'industrie automobile.

L'étude de l'industrie des produits de grande consommation nous montra que toutes les grandes entreprises érigent leur stratégie commerciale sur le renforcement de l'image de marque. L'eau minérale (Perrier, Evian), la lessive (Ariel), ou la sauce tomate (Heinz) en sont autant d'exemples patents. Ces marques doivent être synonymes de qualité, de cohérence, et de fiabilité. Cela nous inspira.

Le ketchup n'est rien d'autre que de la sauce tomate assaisonnée. On peut facilement faire quelque chose qui ressemble beaucoup et a presque le même goût que le ketchup Heinz, sans pour autant détourner un copyright. Les ingrédients sont tous librement redistribuables : des tomates, du vinaigre, du sel, et des épices. Pourquoi les clients n'élaborent-ils pas leur propre ketchup dans leurs cuisines ? Pourquoi Heinz détient-il 80 % du marché ?

Tout simplement parce que le produit industriel est moins cher et beaucoup plus pratique. Mais l'aspect pratique n'explique pas tout, sinon Heinz, Amora, et Del Monte se partageraient équitablement le marché, puisqu'ils offrent à peu de choses près le même produit. Mais Heinz détient 80 % du marché...

Heinz ne détient pas cette part du marché parce que le goût de son ketchup est plus convaincant. Cent habitants d'un pays du Tiers-Monde qui n'ont jamais goûté au ketchup nous apprendront tout d'abord que les gens n'aiment pas le ketchup, et aussi qu'ils détestent tous les ketchups.

Heinz détient 80 % du marché du ketchup car il a été capable de définir le goût du ketchup dans l'esprit des consommateurs. L'efficacité de leur approche est telle qu'en tant que clients nous pensons qu'un ketchup qui ne sort pas de la bouteille est, d'une certaine façon, meilleur qu'un autre qui, lui, coule facilement !

C'était la solution pour Red Hat : offrir du confort, de la qualité, et, ce qui en fait est le plus important, aider à concrétiser dans l'esprit de nos clients ce qu'un système d'exploitation peut être. Red Hat, de même, peut fournir et maintenir un produit cohérent et de grande qualité afin de bénéficier d'une magnifique occasion d'établir une marque que les clients du système Linux préféreront, tout simplement.

Mais comment concilier notre besoin d'augmenter le nombre d'utilisateurs de Linux avec celui de nous assurer qu'ils choisissent Red Hat ? Nous avons étudié le mode de fonctionnement des industriels réalisant des bénéfices grâce aux activités des autres participants, et non malgré eux.

Chacun peut boire de l'eau, dans la plupart des pays industrialisés, en ouvrant le robinet le plus proche. Pourquoi Evian vend-il donc plusieurs millions de dollars d'eau minérale ? Cela provient d'une peur, en grande partie irrationnelle, qui nous empêche d'avoir confiance en l'eau coulant du robinet.

Pour la même raison, beaucoup de clients préfèrent acheter la version « Officielle » de Linux Red Hat, facturée 50 dollars, alors qu'ils pourraient la télécharger gratuitement ou acheter une copie non officielle sur un CD-ROM vendu 2 dollars. Evian dispose, à ce titre, d'un avantage certain, car tout le monde boit de l'eau. Nous devons donc encore accompagner beaucoup de consommateurs vers Linux afin d'augmenter la taille du marché.

Notre part de marché importe donc moins que sa taille. Evian profite de toute augmentation de la demande des acheteurs d'eau en bouteille, même si beaucoup achètent tout d'abord une bouteille proposée par une autre marque. Red Hat, comme Evian, profite du bon travail d'autres fournisseurs de Linux, quand ils développent le marché du produit. Le nombre de clients potentiels pour la version Red Hat augmente avec celui des utilisateurs de Linux.

Le pouvoir des marques se transpose très efficacement au commerce des techniques. Nous en avons eu la preuve avec les investisseurs qui ont récemment investi dans plusieurs sociétés de logiciels Open Source dont le dénominateur commun est qu'elles jouissent d'une grande notoriété, et sont reconnues comme proposant des produits de qualité. En d'autres termes, elles ont établi une marque.