Attrait stratégique de ce modèle pour l'industrie informatique

La plus grande partie de la gestion d'une marque consiste en son positionnement sur le marché. Étudiez les défis auxquels doit faire face un nouveau système d'exploitation afin de gagner une part non négligeable d'un marché saturé et dominé par un favori bien connu, vendu par une société au marketing brillant. Présenter de façon adéquate un produit rival est crucial pour vaincre un concurrent.

Linux tient naturellement fort bien ce rôle. Le principal reproche adressé au leader du marché est son monopole dans la fourniture de systèmes. Un nouveau concurrent doit donc permettre à l'utilisateur de garder le contrôle de sa plate-forme, donc ne pas devenir un autre système propriétaire binaire, avec lequel l'éditeur obtiendrait une position dominante sur le marché, puisque c'est ce que les clients critiquent actuellement.

Linux, tout bien considéré, n'est pas vraiment un système. mais plutôt une collection de composants Open Source, de la même manière que le mot « automobile » décrit une industrie plus que l'objet que nous conduisons sur l'autoroute. On ne conduit pas des automobiles, mais des Ford Taurus ou des Honda Accord. Red Hat est une sorte d'usine d'assemblage d'un système fourni par l'industrie du système d'exploitation libre. Red Hat a gagné son pari lorsque les clients ne se croient pas acheteurs d'un système d'exploitation, ou même de Linux, mais surtout et avant tout clients de Red Hat.

Honda achète des pneus à Michelin, des airbags à TRW, de la peinture à Dupont, et assemble ces diverses pièces en une Accord livrée avec une certification, des garanties, et un réseau de réparateurs Honda et indépendants.

Red Hat prend les compilateurs de Cygnus™, le serveur web Apache, le système X Window du X Consortium (développé avec l'aide de Digital, HP, IBM et Sun, entre autres), et assemble tout cela en un système d'exploitation Red Hat Linux que l'on peut certifier, garantir, et qui a gagné de nombreuses récompenses.

Le travail de Red Hat s'apparente à celui des industriels de l'automobile. Red Hat prend ce que l'on considère comme les meilleurs composants Open Source disponibles afin de réaliser le meilleur système possible. Mais nul ne dirige le développement de ce dernier. Un client de Red Hat qui ne partage pas notre préférence pour Sendmail et souhaite utiliser Qmail ou une autre solution en lieu et place reste libre de le faire. De même, quelqu'un qui achète une Ford Taurus peut vouloir installer dans son moteur un collecteur d'échappement aux performances supérieures. Le propriétaire de Taurus reste libre d'ouvrir le capot et de décider de ce que contient sa voiture. L'utilisateur de Red Hat gère lui aussi son système parce qu'il détient une autorisation de modifier le code source.

On ne peut rivaliser avec un monopole en adoptant ses règles. Ses ressources, ses canaux de distribution, les moyens consacrés à son service de recherche et développement constituent autant de point forts. On rivalise en changeant les règles du jeu pour favoriser ses propres points forts.

À la fin du dix-neuvième siècle, les plus grandes compagnies de chemin de fer américaines détenaient un monopole de fait sur les transports reliant les grandes villes. Ces dernières, comme Chicago, se sont étendues autour de terminaux centraux de voies ferrés appartenant aux compagnies de chemin de fer.

Ces monopoles ne tombèrent pas parce que quelqu'un déploya de nouvelles voies ferrées et adopta des tarifs plus avantageux pour les clients, mais lors de la construction du système d'autoroutes reliant les états et grâce aux avantages de la livraison par le cheminement porte-à-porte des transporteurs employant des camions, plus adéquat que le point à point du chemin de fer.

De nos jours, les éditeurs de systèmes propriétaires détiennent les clés d'une technique qui présente une forte analogie avec le système de chemin de fer. Les interfaces de programmation (Application Programming Interface, API) d'un système propriétaire sont comme les voies et les horaires du chemin de fer. Leurs détenteurs établissent librement leurs tarifs. Ils peuvent aussi adapter le « chemin » des APIs aux besoins de leurs propres applications. Ils limitent l'accès au code source sur lequel doivent fonctionner leurs applications mais aussi celles des éditeurs indépendants de logiciels (Independent Software Vendors, ISV), ce qui leur offre un avantage commercial décisif.

Pour sortir du carcan de ce modèle, les ISV ont besoin d'un système dont l'éditeur n'a pas le contrôle, dont le fournisseur n'endosse que la maintenance, et pour lequel ils commercialiseront leurs applications en restant assurés que l'éditeur du système ne deviendra jamais un concurrent sérieux. Le monde du logiciel commence à reconnaître les vertus de ce modèle. Ce raisonnement a conduit Corel à porter WordPerfect sous Linux, Oracle à proposer une version de son système de gestion de base de données, IBM à soutenir Apache.

Le contrôle laissé aux utilisateurs d'un système Open Source assoit sa supériorité sur ses concurrents propriétaires, dont seuls les binaires sont disponibles et dont les éditeurs, aux investissements énormes, ne peuvent essayer de nous imiter puisque nous ne générons qu'une fraction du revenu par utilisateur dont ils dépendent.

Si un groupe suffisamment étoffé d'utilisateurs adopte notre modèle économique, les éditeurs de systèmes non libres devront réagir. Mais cela ne sera pas le cas avant quelques années encore. S'ils réagissent en « libérant » leur code source, comme Netscape libéra celui de Navigator, il en résultera de meilleurs produits au coût beaucoup moins élevé. Ce résultat de nos efforts bénéficiera à toute l'industrie, mais Red Hat ne se propose pas de s'en tenir là.

Le cas du Fermilab illustre bien l'importance du fait que les utilisateurs de Linux détiennent les clés de leurs royaumes. Ce laboratoire de recherche dispose d'un gros accélérateur de particules installé dans la région de Chicago, où plus d'un millier de physiciens adaptent des techniques dernier cri. Linux présente l'avantage de pouvoir fonctionner en grappes (clusters), pour constituer des super-ordinateurs massivement parallèles. Fermilab a besoin de cela, car il se propose d'augmenter les performances de son accélérateur : il s'attend ainsi à devoir analyser pratiquement 10 fois plus de données par seconde qu'il ne le faisait jusqu'alors. Son budget ne lui permettrait tout simplement pas d'acquérir les super-ordinateurs offrant la puissance de calcul nécessaire.

Pour cette raison, parmi d'autres, Fermilab souhaitait employer un logiciel Open Source. Il a constaté que Red Hat Linux était un des produits de ce type les plus populaires et il nous a donc contacté. En fait, il nous a appelé six fois durant les quatre mois de la phase de sélection du système, et nous n'avons même pas répondu une seule fois à leurs demandes. Quoi qu'il en soit, le résultat de son étude a été de choisir Red Hat Linux en tant que système officiel employé. La morale de cette histoire est que

  1. nous devons apprendre à mieux répondre au téléphone (nous l'avons fait)

  2. Fermilab a pu percevoir que notre modèle commercial lui ménageait les libertés nécessaires, indépendamment de notre capacité à les assister.

Le système Linux présente des avantages pour les grandes organisations consommatrices d'ordinateurs et les grands fournisseurs de produits informatiques (ISV). Il ne souffre pas des grandes limitations des systèmes propriétaires actuellement disponibles uniquement sous forme binaire. Une gestion attentive de la marque Red Hat Linux parmi les distributions de Linux et un positionnement soigné de Linux sur le marché des systèmes non propriétaires permettent à Red Hat de croître et de connaître le succès.